Vidaković, Milovan (1780-1841)

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Dans la culture serbe Milovan Vidaković est présenté officiellement, et principalement,  comme romancier (médiocre) et comme l’un des meneurs du mouvement anti-Vuk Karadžić (desdits conservateurs) quoique le champ de son activité littéraire soit bien plus étendu : il est l’auteur de chants lyriques, de poèmes épiques de caractère religieux, de travaux linguistiques et historiques, de textes (auto)biographiques et d’essais critiques et polémiques. Néanmoins on souligne de plus en plus fréquemment aujourd’hui qu’il est « le père du roman serbe moderne » et l’écrivain serbe qui fut le plus en renom pendant les premières décennies du XIXe siècle. Au demeurant, le choix opéré par Vuk Stefanović Karadžić qui a fait des romans de Vidaković le thème de ses tout premiers travaux de critique littéraire datés 1815 et 1817 ne relève en rien du hasard : les œuvres contemporaines alors les plus lues étaient idéales pour la problématisation de la langue littéraire elle-même.

Milovan Vidaković est né en 1780 dans le village de Nemenikuće (au pied de la montagne du Kosmaj en Serbie). Après l’écrasement de l’insurrection contre les Turcs (la « Kočina krajina »), à la fin du XVIIIe siècle, il se réfugie dans le Srem avec sa famille puis, après l’école primaire et le lycée, étudie la philosophie et le droit à Kežmark et Segedin. Durant sa formation, il acquiert une maîtrise parfaite du latin, de l’allemand, du hongrois, et du français. Il travaillera la majeure partie de sa vie comme professeur privé, à l’exception des années 1817-1824 où il enseignera au lycée serbe de Novi Sad. Il mourra à Budapest en 1841 et sera inhumé au cimetière local serbe aujourd’hui disparu.

Milovan Vidaković apparaît sur la scène littéraire serbe en 1805 avec un chant religieux : cette histoire et celles de même genre qui suivront sont des histoires bibliques versifiées ou des apocryphes de la Bible à propos desquels l’auteur lui-même affirmaient les écrire parce qu’elles étaient à l’époque le matériau le plus populaire auprès des lecteurs. Outre qu’il utilise la métrique de la poésie orale serbe (décasyllabe, octosyllabe), la sensibilité préromantique de Vidaković transparaît dans son penchant pour le mystérieux, le mystique, l’exotique et le fantastique, mais aussi pour le vaste monde de l’imagination folklorique. Ses textes poético-épiques, au même titre que ceux de ses contemporains (Vikentije Rakić, surtout) sont importants pour l’évolution de la poésie épique serbe versifiée qui atteindra son apogée à l’époque romantique dans les œuvres de Njegoš et de Koder.

Toutefois, dans le riche opus (du point de vue tant quantitatif que qualitatif) laissé par Milovan Vidaković, les romans en occupent la place centrale : bien que Atanasije Stojković soit l’auteur du premier ouvrage de ce genre dans la nouvelle littérature serbe (Aristid i Natalija), c’est à Milovan Vidaković que revient le mérite d’en être le père fondateur. En vérité, il l’a rendu familier dans la culture serbe, publiant à partir de 1810 et sans relâche une dizaine de romans qui lui valurent une large réception et un grand respect ; pour ce qui est de leur influence sur le plan littéraire, mais aussi sociétal, en témoigne le fait que dans les premières années du XIXe siècle, les nouveau-nés se voyaient fréquemment attribuer les prénoms de ses principaux héros. L’œuvre phare de Vidaković est sans conteste le roman en trois tomes Ljubomir u Jelisiumu [Ljubimir à Elysium] (1814 ; 1817 ; 1823) : sur la base du titre et du sous-titre (Svetozar i Draginja) peuvent déjà se deviner les grands thèmes et sujets traités tels le culte de la nature cher à Rousseau, l’histoire d’amour, le monde de l’exotique… Si on ajoute que l’action de ses romans – celui-ci, mais également les autres – se situe au Moyen Âge serbe, que l’auteur en personne les a qualifiés dans ses préfaces d’« histoires romantiques mais aussi morales », on comprend aisément pourquoi ils correspondaient au goût du public d’alors et à ses attentes émotionnelles et intellectuelles.

Injuste et inexact est le jugement qui tient le modèle romanesque de Vidaković pour anachronique. Cette sentence prononcée en partie au vu de ses prises de position anti-Karadžić peut aisément être renversée à 180 degrés : ses romans épousent en tout point les intentions qui furent les plus actuelles, les plus modernes de la production historique et sentimentale européenne de son époque (les œuvres, par exemple d’un Walter Scott ou de Goethe), voire celles du gothique anglais qui a influencé l’ensemble de la prose préromantique ainsi que certains courants poétiques d’importance. La sentimentalité, la philosophie didactique et le fantastique du monde de Vidaković romancier, de même que certaines de ses particularités formelles (l’introduction de passages poétiques et épistolaires dans un texte en prose, par exemple), soutiennent absolument sa nouvelle, sa plus adéquate valorisation et sa position poétique et stylistique.

Il importe donc de souligner que les réflexions sur l’art du roman que Milovan Vidaković (d’abord stimulé par la polémique engagée avec Vuk Karadžić, puis sans rapport avec celle-ci) a exposées dans ses préfaces témoignent que ses idées étaient nettement plus progressistes que les jugements littéraires et historiques portés sur elles ainsi que sur l’ensemble de son œuvre. N’est nullement fortuit le fait que l’un des plus éminents avant-gardistes et modernistes serbes du XXe siècle, Stanislav Vinaver, a exprimé l’idée que les courants les plus novateurs, les plus productifs de la prose serbe, ont suivi les traces de la poétique de Vidaković plutôt que celles laissées par ses adversaires et détracteurs. C’est de ce point de vue qu’il convient de considérer la place essentielle occupée par Milovan Vidaković dans l’histoire de la littérature serbe.

Études et articles : Pavle Popović, Milovan Vidaković, Belgrade, 1934 ; Jovan Kašić, Jezik Milovana Vidakovića [La langue de Milovan Vidaković], Novi Sad, 1968 ; Jovan Deretić, Vidaković i rani srpski roman [Vidaković et les premiers pas du roman serbe], Novi Sad, 1980 ; Sava Damjanov, «  Vidaković, moderniji od Vuka... » [Vidaković, plus moderne que Vuk…], 1987, in Srpska književnost iskosa [La littérature serbe vue de biais], livre IV, Belgrade, 2012, pp. 109-123 ; Nenad Nikolić, Kastrirane junoše : Želja i pripovedanje u romanima Milovana Vidakovića [Des jeunes gens castrés : le désir et la narration dans les romans de Milovan Vidaković], Novi Sad, 2004.

Sava Damjanov

 Traduit du serbe par Alain Cappon

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