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VUK KARADŽIĆ ET LA LANGUE LITTERAIRE DES SERBES

par

PAVLE IVIĆ

 

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Vuk Stefanović Karadžić

On répète souvent que Vuk Karadzić a établi la langue littéraire des Serbes sur le langage vernaculaire. Ce n'est exact que jusqu'à un certain point. Pour se faire une idée nette de la nature et du volume de sa contribution, il faut commencer par présenter l'état dans lequel se trouvait la langue littéraire des Serbes au moment où il fit son apparition dans la littérature serbe. Dans la maigre littérature de l'époque, on se servait de rien moins que de trois types de langue littéraire :

la langue ecclésiastique, c'est-à-dire le slavon de rédaction russe, qui était non seulement la langue de la liturgie, mais aussi celle de l'administration de l'Eglise orthodoxe ;
le serbocroate populaire de dialecte štokavien et
ce qu'on qualifiait de style moyen, qui n'est en réalité qu'un mélange arbitraire, appelé généralement aujourd'hui langue slavo-serbe. 

 La langue ecclésiastique n'était employée que par un petit nombre d'auteurs. On se rendait bien compte, dès cette époque, que cette langue, trop éloignée de la langue parlée du peuple, n'avait aucun avenir dans la littérature serbe. La langue populaire et un slavo-serbe hybride étaient utilisés dans une mesure plus large, mais leur rap¬port réciproque ne cessait de changer au profit de la langue populaire. Parmi les livres publiés, ceux qui étaient écrits dans cette langue se faisaient de plus en plus nombreux; d'un autre côté, dans le slavo-serbe lui-même, la part des éléments de la langue populaire ne cessait de s'accroître.

Le slavo-serbe apparut dans la seconde moitié du XVIII e siècle, en tant que résultat des tentatives de certains écrivains serbes de concilier l'idéal avec la réalité. L'idéal, c'était la langue ecclésiastique, dont on croyait qu'elle représentait au fond la langue serbe ancienne; elle était soutenue par l'autorité de l'Eglise orthodoxe ; la réalité, c'était, par contre, le langage štokavien vivant que beaucoup considéraient comme corrompu. Écrire en langue ecclésiastique, c'était accepter que l'œuvre reste incompréhensible à la majorité des lecteurs, alors qu'écrire dans la langue du peuple semblait, au moins à certains, indigne de l'écrivain. Les adversaires de la langue populaire étaient persuadés qu'elle était peu soignée. Au fond, c'était vrai, en ce sens qu'elle manquait de lexique et de tournures syntaxiques permettant d'exprimer des contenus intellectuels. Cependant, les auteurs qui écrivaient en slavo-serbe ne se bornaient pas à combler ces lacunes. Ils croyaient que dans les sons et les formes mêmes de la langue ecclésiastique il y avait quelque chose de supérieur, si bien qu'ils introduisaient le phonétisme du slavon russe dans les mots de la langue courante (par exemple : dolžen au lieu de dužan, mjaso au lieu de meso) ou bien, ils greffaient à ces mots des désinences étrangères à la langue populaire (nekoliko momkov au lieu de momaka, moego au lieu de mojega), en faisant l'un et l'autre de manière inconséquente. Ce genre d'« ennoblissement » n'était pas nécessaire et il était même carrément nuisible. Jamais il n'y eut, parmi les Serbes, tant d'incertitude linguistique qu'à cette époque-là. Toutefois, cette manière de s'exprimer avait pris racine, parce que – entre autres raisons – à l'école, fortement influencée par l'Église, on enseignait la langue ecclésiastique, non pas celle du peuple.  

Dans les années vingt du XIX e siècle, l'emploi de la langue ecclésiastique hors de l'Église s'éteignit dans une large mesure; il en fut autant du slavo-serbe. Ce processus avait des causes profondes. L'exigence d'employer la langue populaire fut formulée dès 1783 par Dositej Obradović, écrivain serbe le plus remarquable de l'époque antérieure à celle de Vuk. En 1811, Pavle Kengelac tournait le slavo-serbe en ridicule à cause de son caractère arbitraire. Ce thème fut repris, outre par Vuk, par Dimitrije Isailović en 1816 et par Lukijan Mušicki en 1819. A la vérité, Kengelac était partisan de la langue ecclésiastique, Mušicki traitait sur un pied d'égalité la langue ecclésiastique et celle du peuple, tandis qu'Isailović n'excluait pas tout à fait la langue ecclésiastique, lui non plus. Cependant, l'influence de l'Église dans la société serbe allait s'amenuisant. Parmi les Serbes qui vivaient sous la monarchie habsbourgeoise, c'est la bourgeoisie, de plus en plus nombreuse, qui jouait le rôle prépondérant, tandis que dans la Serbie libérée dominait la paysannerie, plus exactement, les chefs populaires qui commençaient à émerger de la masse paysanne. Dans aucun des deux milieux il n'y avait de place pour une hégémonie cléricale, mais dans tous deux le développement social faisait croître rapidement le nombre de ceux auxquels il fallait dispenser une instruction d'une manière aussi prompte que possible, ce qui supposait un enseignement en langue maternelle, non pas dans une langue étrangère. L'orientation de la culture vers la lointaine Russie fut remplacée par une orientation vers l'Europe. D'ailleurs, la langue littéraire russe s'était, entre-temps, éloignée du slavon, dont le rôle de pont entre les lettres russes et les lettres serbes n' était plus d'actualité. (La portée de ce rôle était, en tout cas, limitée : les écrivains serbes de l'époque précédente refusaient simplement de se rendre compte à quel point le slavon et le russe littéraire étaient différents). La génération d'intellectuels qui apparut sur la scène vers les années 20, considérait comme chose naturelle que la langue littéraire des Serbes fût bien le serbe; Vuk Karadžić y contribua sans doute par ses polémiques, son Dictionnaire et les chants populaires. Toutefois, ce serait une erreur de penser que le changement opéré fût principalement l’œuvre de Vuk. Les racines de ce changement étaient profondes et, à l'époque, Vuk n'était pas une célébrité reconnue qui aurait pu trancher la question.  

D'ailleurs, la langue « populaire », qui l'emporta dans la littérature des années vingt, différait considérablement de la langue dont Vuk se servait dans ses écrits, mais elle différait aussi de la langue littéraire actuelle. Du point de vue de la typologie, cet idiome rappelle surtout le bulgare littéraire d'aujourd'hui, du fait que dans le lexique abstrait et dans celui de la civilisation, ainsi que dans la terminologie des différentes professions, prévalaient des expressions empruntées au slavon et au russe, là où l'on n'avait pas adopté les termes internationaux, pour la plupart d'origine latine. Une voie similaire était, d'ailleurs, suivie par le russe littéraire, qui puisait dans le slavon, ainsi que par les langues romanes qui avaient à leur disposition un fonds surabondant de mots latins.

Bien entendu, la proportion entre le lexique vernaculaire et celui qui était emprunté dépendait, dans ce cas, surtout du sujet traité dans le texte. Dans le « Letopis de Matica srpska », revue qui commença à paraître en 1825 et où les jeunes écrivains étaient en position de force, c'est une langue populaire formée, de ce type, qui dominait. On pouvait y trouver des phrases comme celle-ci : «Gospodin K(opitar) prolazi kroz sve tri časti narodni srpski pesama sa njemu svojstvenim oštroumijem i osnovanim vježestvom, opštepolazna svoja primječanija predlagajući» (Serbske letopisi, fascicule /I/l, 1826 ; l'orthographe de la citation a été modernisée ici). L'auteur, rédacteur du Letopis, Georgije Magarašević, cherche à décrire les mérites de l'écrivain en utilisant des notions abstraites. Des sept substantifs, quatre ont des caractéristiques phonétiques et morphologiques nettement slavonnes (et russes à la fois), un mot čitatelj est un emprunt au russe qui s'incorpore mieux dans la structure de la langue sebocroate et deux seuls (gospodin et pesma) peuvent être considérés comme mots de la langue vernaculaire. Des trois adjectifs, un est un russisme inadapté (opštepolezni), l'autre (svojstveni) est un russisme qui ne contraste pas avec les caractéristiques des structures de la langue vernaculaire, et un seul (narodni) appartient au lexique serbocroate. Le verbe predlagajući et le participe osnovanim étaient également empruntés au russe, tout en étant dénués de caractéristiques phonétiques qui auraient été étrangères au serbocroate. Cependant, aux pages 86-87 du huitième fascicule du Letopis (III 1,1827), on lit des lignes dues à la plume du même auteur : « Tu se dogovore, da jednog ot njegovi srodnika, koji je mlad i lep bio, pod njegovim imenom i njegovim odelom za mladoženju izdadu». La teneur du texte n'exige pas l'emploi de notions abstraites, si bien qu'il n'y a pas d'éléments étrangers à la langue populaire, à une seule exception près : ot figurant au lieu du od, ce qui semble être plutôt un fait d'orthographe que de phonétique.

Il est évident que Magarašević, tout comme les autres écrivains de son groupe, ne croyait pas indispensable de serbiser les slavismes du point de vue phonétique ou morphologique. A l'appui de cette attitude on peut présenter l'argument alléguant qu'il s'agit de mots qui n'existent pas dans le langage populaire, de sorte qu'ils doivent être appris au cours de l'instruction et si déjà on doit les apprendre, peu importe qu'on les apprenne dans leur forme originale ou dans une forme adaptée.

Dans certains passages, la langue « populaire » de Magarašević et de ceux qui partageaient ses idées peut avoir l'air du slavo-serbe, mais seulement à première vue. La différence réside dans le fait que les éléments exogènes apparaissaient exclusivement dans les emprunts lexicaux, d'où il résulte une organisation relativement systématique de cet idiome littéraire. Il n'y a pas dans celui-ci cette surabondance; chaotique et arbitraire, en possibilités de formation de doublets, dont souffrait le slavo-serbe.
 

La langue littéraire qui l'emporta chez les Serbes vers les années vingt différait aussi de celle de Vuk par sa base dialectale : elle était ékavienne, langue de la Voïvodine, contrairement à celle de Vuk qui était ijékavienne, langue de l'Herzégovine. Etant donné que l'orthographe (la manière d'écrire le signe jat) dissimulait la prononciation de l'e, cette différence ne se manifestait pas pleinement dans le texte écrit. C'est pourquoi il est impossible de choisir un bref fragment où apparaisse un grand nombre de différences. Il est nécessaire de dépouiller un texte relativement long. Telle est, par exemple, la traduction du texte de Grimm préfaçant la Grammaire de Vuk, qui fut faite par Magarašević dans les fascicules 2 (1825) et 4 (1826) du Letopis ; il s'agit d'une vingtaine de pages en tout, de format plutôt petit. Parmi les formes qui s'opposent à la langue de Vuk, du point de vue du dialecte, on trouve : živili, fasc. 2, p. 89, gdi, p. 90, divi (divljih), p. 91, slomije, p. 91, trpiti, p. 92, 95, sviju, pp. 92, 93, 100, u pobočnim stvarma, p. 95, pod grečeski episkopi, p. 95, so tim, p. 97, u vernima prepisi, p. 98, u neki komitati, p. 100, po jezici, loc. pl., p. 100, nigdi, fasc, 4, p.102, so tim, pp. 102, 105, 106, voleti, p. 102, gdi, p. 103, u usti, p. 103, u Karlovci, p. 109.  

Mettre en parallèle ces deux catégories de différences pourrait être révélateur. Les différences entre les éléments de la langue vernaculaire et ceux du slavon et du russe sont de loin plus nombreuses et plus fréquentes dans les textes et, en outre, elles étaient les seules à pouvoir en menacer l'intelligibilité. Toutefois, les différences dialectales ne sont pas à sous-estimer elles non plus. Elles revêtent une importance particulière du point de vue de la psychologie collective : c'est à elles que le public est très souvent sensible.  

De toute façon, Vuk reste en marge de la victoire remportée par la langue populaire dans la troisième décennie du XIX e siècle. Pour lui ce ne fut d'ailleurs pas la vraie langue populaire. Il continua à lutter, avec, il est vrai, un objet de controverse rétréci et avec un programme modifié, mais non avec moins de violence. Ce faisant, il corrigea furtivement, avec le temps. ses conceptions primitives.

Dans ses premières oeuvres Vuk employait des mots slavons, tout comme les autres écrivains serbes qui se servaient de la langue populaire. Bientôt, il devait y renoncer. Dans la préface du Dictionnaire de 1818 et dans la grammaire qui y était incorporée, il y avait un bon nombre de ces mots, mais seulement parmi les termes techniques. Plus tard, il devait y en avoir de moins en moins, car Vuk « serbisait » avec toujours plus de succès les mots impossibles à éviter. Il changeait la structure phonétique des mots de façon à rendre serbocroates tous les réflexes des phonèmes du slave commun et à faire correspondre les suffixes aux modèles morphologiques et flexionnels serbocroates. Des formes, telles que proročestvo ou čelovjeko ljubije, il les transformait en proroštvo et čovjekoljublje qui donnent l'impression d'avoir été créés sur le sol serbe. Les indications à suivre pour expulser ou pour adapter les slavonismes furent exposées dans un traité de Vuk, publié en 1826 et consacré aux différences entre « le slavon et le serbe », ainsi que dans celui de 1828 sur les suffixes dérivatifs dans la langue serbe, c'est-à-dire sur ceux qui sont légitimes et qu'il ne faut pas expulser, à la différence des suffixes intrus. Lorsque la Société des Lettres serbes, fondée en 1841, envisagea un travail systématique dans le domaine de la terminologie et qu'elle publia les listes des termes de diverses professions, Vuk s'opposa à cette initiative, prétendant que les membres de la Société ne connaissaient pas suffisamment les lois de la formation des mots dans la langue serbe et que, par conséquent, l'autorité de la Société soutiendrait des expressions mal faites. En appuyant ce point de vue d'exemples convaincants, il réussit à obtenir la suspension du travail commencé par la Société.


La traduction du Nouveau Testament, faite par Vuk et publiée en 1847, a été conçue comme un modèle de la nouvelle langue littéraire et comme preuve que cette langue était en état d'exprimer le contenu complexe et souvent abstrait de la Bible. Le répertoire lexical de la langue s'avéra, naturellement, insuffisant en la matière. Vuk résolut magistralement les problèmes qui en résultèrent. Il forgea dans l'esprit de la langue populaire un nombre considérable de mots, tels que zbornica, otpad ou vinogradar, tandis qu'il en reprit d'autres du slavon, tels que prestupnik ou životni. Là où de tels mots ne se prêtaient pas à la structure morphologique ou à la phonologie historique de la langue serbocroate, il les serbisait, bien entendu. Le chemin fut donc indiqué et, dans des conditions historiques profondément changées, les Serbes s'y engagèrent résolument. L'explication concise de ses procédés que Vuk a donné dans la Préface du Nouveau Testament, se transforma en instructions à l'usage des philologues et des écrivains.

La phrase serbe devint plus légère et plus commode à manier lorsque des mots tels que prosvješćenije, opstojateljstvo, poželatelno ou ponjatije furent remplacés par prosveta, okolnost, poželjno, pojam, dont certains étaient des mots forgés, tandis que d'autres étaient puisés dans le slavon pour être retouchés ensuite. Certains mots ne manquèrent pas d'échapper à l'adaptation, bien qu'un linguiste puisse facilement y apercevoir des traces d'une évolution phonétique qui n'est pas celle du serbocroate ; tels sont les mots strog, gord, podozriv, ustremiti se, žrec. C’est ainsi que ces mots s'associèrent à un groupe, plus ancien, d'emprunts au slavon de rédaction serbe, comme le sont suština, sveštenik, opšti, revnost ou pravedan, dont la structure phonétique trahit, à son tour, leur origine. Il est tout à fait naturel que la langue ait gardé des lexèmes slavons ou russes, tels que podvig, sposoban, sopstvenik, slog ou čin, qui ne sont pas contraires aux règles observées par la structure de la langue serbocroate. S'est surtout maintenu l'usage des expressions livresques formées dans le pays, telles que sličnost, sadašnjost, neverstvo, ratarstvo, dokaz, odbor, posledica, zaključak, posada, spomenik ou poverenje. Enfin, il eut aussi des pertes. Certains slavonismes ou russismes furent expulsés sans être remplacés par d'autres mots. Le sens d'expressions telles que razvratitelj, priznatelan, dobroželetelj, prepjatstvovati ne peut pas être énoncé par un seul mot dans la langue littéraire serbocroate d'aujourd'hui. Il est évident que la réforme linguistique de Vuk ne s'est pas accomplie sans sacrifier certaines valeurs héritées. Pour l'instant nous ne disposons pas de listes des lexèmes ainsi rejetés, mais, même sans cela, il est clair que leur nombre n'est pas insignifiant, de même qu'il n'est pas immense non plus. Parmi les pertes il convient de mentionner le relâchement des liens avec la culture russe et la diminution de la facilité avec laquelle on apprenait autrefois le russe. Après Vuk, cette langue ne pouvait plus servir si aisément de source de mots nouveaux, toutes les fois que le progrès de la civilisation le rendait nécessaire. En revanche, la différence par rapport à la langue littéraire des parties occidentales du territoire où l'on parlait le serbocroate fut réduite.

Le purisme de Vuk visait surtout les éléments slaves de la langue. Quant aux emprunts aux autres langues, il faisait preuve d'une largeur de vues propre à celui qui comprend la nécessité pour une langue de puiser dans le lexique d'une autre. Il ne demandait guère leur substitution que là où, pour la même notion, il existait un équivalent dans la langue serbe. Exempt de préjugés, il inséra dans la traduction du Nouveau Testament une trentaine de turcismes, à l'époque où les Serbes, toujours pleins d'amertume, ne voyaient dans les Turcs qu'agresseurs et tyrans.

La langue littéraire, telle qu'elle était entrée en usage chez les Serbes à partir des années 20 du XIX siècle, disposait des moyens lexicaux et syntaxiques qui lui permettaient d'énoncer des contenus intellectuels plus ou moins complexes, en témoignant parfois d'un style soigné. Les valeurs de la langue que Vuk avait apportée de son pays natal étaient tout à fait différentes, si bien que du point de vue de la souplesse, sa phrase était quelquefois inférieure à celle de ses contemporains. Dans ce domaine, le développement de la langue littéraire laissa Vuk de côté. Ce qui était déjà acquis n'a plus été abandonné. La seule perte, grave, il est vrai, consista dans l'élimination des constructions participiales. Bien qu'elles n'existent pas dans les dialectes populaires, Vuk ne les rejetait pas explicitement, mais il ne s'en servait pas, sauf dans la phase initiale de son activité; il ne les fit pas figurer dans sa Grammaire serbe. Cela suffit aux épigones de Vuk pour stigmatiser et bannir de la langue ce moyen syntaxique précieux. La question de la responsabilité des personnages historiques, quand il s'agit des actes de leurs épigones, est complexe. Même si l'on admet que Vuk soit coupable d'avoir involontairement inspiré, et même si l'on y ajoute le rejet irréparable d'un certain nombre de slavonismes et de russismes, il n'en reste pas moins évident que ces pertes ne suffisent pas à remettre en question la valeur positive générale de la réforme linguistique de Vuk. Ce point exige, cependant, une analyse plus approfondie et des conclusions plus précises. Il faut le laisser pour une autre occasion; la méthodologie scientifique de cette comparaison doit attendre pour être mise au point. La situation est aggravée surtout par l'incommensurabilité des quantités qui se présentent de l'un et de l'autre côté.

La victoire de Vuk modifia la base de la langue littéraire serbe. Au moment où il commença sa lutte, c'est du dialecte voïvodinien que l'on se servait généralement pour écrire : Vuk y opposa son dialecte « herzégovinien », dans une version qui était d'ailleurs considérablement adaptée. Trois couches de modifications furent intégrées dans la base de la langue littéraire ijékavienne, telle que nous la connaissons aujourd'hui. Certaines particularités nettement herzégoviniennes que les ancêtres de Vuk avaient apportées à Tršić de leur pays natal, situé au pied du Durmitor, avaient disparu au cours de deux générations à Tršić. Vuk abandonna certains détails de son langage natal à l'époque où il commença à écrire, sans doute parce qu'ils lui semblaient impropres à la langue littéraire. Et enfin, les interventions que Vuk opéra dans sa langue écrite en 1836 et 1839 témoignent de la vigilance avec laquelle il s'attachait à donner à sa langue des caractéristiques supradialectales, aussi largement acceptables que possible. Ainsi, tandis que les voies de développement de la langue littéraire de Vuk sont bien connues, ce n'est que récemment que commencèrent des recherches systématiques sur la langue littéraire issue du dialecte voïvodinien, celle qui dominait dans la littérature serbe de la troisième à la sixième décennie du XIX e siècle. Pour l'instant, sans avoir analysé les matériaux dans le détail et en attendant l'achèvement de deux thèses de doctorat qui sont en voie de préparation je me bornerai à ne communiquer que mon impression : cette langue s'était débarrassée, elle aussi, des dialectismes les plus saillants. Les patois voïvodiniens diffèrent considérablement l'un de l'autre ; on dirait que la langue littéraire assimilait avec plus de facilité les caractéristiques des patois les plus proches du štokavien moyen, ce qui convenait, d'ailleurs, à une adoption indolore de cette langue dans la Serbie libérée. C’est ainsi que se sont trouvés face à face le langage herzégovinien atténué et le langage voïvodininen atténué. La différence entre les deux n'était pas grande et, telle qu'elle était, elle fut amoindrie par le dénouement qui survint. Sur le territoire ékavien, la victoire de Vuk ne fut, au fond, qu'un compromis. Les ékaviens remplacèrent la langue littéraire dont ils se servaient jusque là par celle de Vuk, mais ils y introduisirent l'ékavisme. Les conditions existantes ne permettaient pas que le milieu voïvodinien et celui de la Serbie libérée qui, culturellement et politiquement, étaient à la tête de la nation serbe, renoncent à leur caractéristique linguistique la plus importante, qui avait la valeur d'un emblème. D'un autre côté, les conditions qui auraient permis que les Serbes des régions occidentales renoncent à la prononciation ijékavienne faisaient également défaut. C'est ainsi que fut instaurée une dualité de la forme dans la langue littéraire des Serbes, dualité qui équivalait à la fois à une richesse et à une source de problèmes très graves.

Il est notoire que la victoire de Vuk contribua au rapprochement des Serbes et des Croates sur le plan de la langue littéraire. En débarrassant leur langue d'une grande quantité d'emprunts au slavon et au russe, les Serbes se rapprochèrent des Croates qui, précisément à l'époque de Vuk, optèrent pour le štokavien, en rejetant la tradition kajkavienne de Zagreb. Le langage ijékavien de Vuk était plus acceptable pour les Croates que l'ékavien de Voïvodine, les interventions de Vuk des années 1836 et 1839 l'ayant rendu encore plus acceptable. C’est ainsi que fut aplanie la voie vers l'Accord littéraire de Vienne qui eut lieu en 1850 : cinq écrivains croates adoptèrent sans réserve les enseignements de Vuk sur la langue et l'orthographe, tandis que celui-ci souscrivit à la conception des Illyriens, selon laquelle les Serbes et les Croates était un seul peuple. Comme les participants à cet Accord n'étaient pas délégués par leurs peuples, leur engagement revêtant le caractère d'un acte sous seing privé, l'Accord n'eut force d'obligation ni pour les Serbes ni pour les Croates. Toutefois, il fut réalisée dans ses grandes lignes: chez les Serbes plus rapidement, grâce au triomphe du parti de Vuk, sans que l'ijékavien fût généralement adopté, chez les Croates beaucoup plus tard, mais plus radicalement. Actuellement, la variante occidentale de la langue littéraire est, dans certains détails, plus proche de Vuk que la variante orientale. En adoptant, vers la fin du XIX e siècle, la version du štokavien, due à Vuk, les kajkaviens le firent intégralement, tandis qu'en Serbie et en Voïvodine le štokavien parlé dans le pays exerça une influence plus forte sur la langue littéraire.


In : Vuk Stef. Karadžić. Actes du Colloque international tenu en Sorbonne les 5 et 6 octobre 1987. Responsable Michel Aubin. Université de Paris–Sorbonne. – Paris, 1988. - P. 19-24.

 

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