Alain Cappon
L’IMAGE DE LA FEMME
DANS LA CHRONIQUE DE BELGRADE D’IVO ANDRIĆ*
Les sept nouvelles réunies par la Fondation Ivo Andrić dans La Chronique de Belgrade [Beogradske priče, Belgrade, 2013] ont été écrites entre 1946 et 1951, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elles représentent, dit l’auteur de la postface du recueil, un témoignage artistique original sur une période tragique et les dates importantes de l’histoire récente de Belgrade. (…) En nous gardant de tous préjugés, et sans quitter la trace de la poétique particulière d’Andrić, nous pouvons discerner l’esquisse d’une construction littéraire particulière qui pourrait s’appeler La Chronique de Belgrade. Même si « Le journal de Grand-père » est supposé se situer en 1994, cette période s’étend en réalité du début du XXe siècle – approximativement 1908 et l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie – à la libération de Belgrade en 1944 alors que « la guerre intercontinentale » (selon l’expression utilisée dans « Zeko) » approche de son terme. Ivo Andrić se penche sur un demi-siècle d’histoire, décrit par petites touches la transformation de la société, le développement de la capitale yougoslave, l’évolution des mentalités et des relations au sein de la famille. C’est toutefois à un autre aspect du livre que nous nous intéresserons : l’image que La Chronique de Belgrade renvoie de la femme. Simples silhouettes de passage ou personnages quasi centraux autour desquels s’articule le récit, épouses et mères ou jeunes filles, certaines déplaisantes, voire détestables, d’autres dignes de sympathie, admirables pour leur force de caractère dans l’adversité, une bonne dizaine de personnages féminins défilent au fil des nouvelles. Notons toutefois que pour souligner toute la place que ces femmes occupent, Ivo Andrić choisit par deux fois de présenter d’abord les épouses – Natalija Dimitrijević, dite dame Nata puis Nata, dans « Portrait de famille », et Margita Katanić dans « Zeko » – et de se consacrer ensuite à leurs compagnons de vie respectifs. Attachons-nous au portrait physique de celles-ci, puis des autres femmes.
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monstre : personne d’une laideur effrayante (Le Petit Robert 1)
La quarantaine, dame Nata, n’est pas franchement un monstre, mais ne répond pas non plus (très loin s’en faut !) aux canons de la beauté féminine. Courte de jambes, elle a le teint mat, un triple menton, une petite moustache drue, un petit nez busqué qui se perd dans un visage épais, gras. Mais Ivo Andrić pousse plus loin encore dans la description du physique pour le moins ingrat de cette femme : L’obésité de ce corps fait paraître les mains et les pieds minuscules, leur donne l’air frêle mais, ajoute-t-il, l’apparence est trompeuse…
L’obésité est un trait que présente une femme d’« Avec les hommes » dont on ne connaît pas le prénom : Obèse, ses jambes la portent comme par miracle, mais elle caractérise surtout Margita Katanić, l’épouse de Zeko. Si dame Nata n’est rien moins que séduisante, le qualificatif de monstre sied davantage à Margita. Avant même de brosser son portrait, Ivo Andrić la situe d’emblée : Le tyran de cette maison était madame Margita Katanić, par tous surnommée Kobra. C’est la seule fois où elle est dite « madame », mais l’apposition du sobriquet « cobra » laisse déjà pressentir la femme qu’est Margita. À presque 50 ans, elle pèse 90 kg et repose sur des jambes éléphantesques, difficiles à mettre en mouvement. Courtaude elle aussi, elle se meut à la manière d’une araignée alourdie, et lorsqu’elle est dépeinte plus en détail, nous lui voyons un visage blême, adipeux… qui n’est pas sans rappeler celui épais, gras de Nata et des yeux avides. Mais le portrait demeure incomplet et Ivo Andrić le peaufine quelque cinquante pages plus loin par une autre comparaison… animalière : les bras de Margita sont lourds, puissants, d’un jaune cadavérique (…), peu humains, et paraissent rapiécés aux coudes, usés, endurcis avec des endroits gris sale qui rappel[lent] ceux, semblables, sur le corps des chameaux et des singes.
Outre leur obésité, Nata et Margita ont un autre point commun : leurs regards. La première a des yeux noirs à l’éclat glacial, au blanc légèrement jaunâtre, la seconde des yeux avides, défiants, meurtriers. Leurs visages se distord souvent d’un rictus, mais le sourire de Margita n’est qu’une esquisse infructueuse de sourire calculé, mort-né, (…) une fulgurance d’éclairs glacés, acides, dans un crépuscule ténébreux, une crispation de lèvres ténues, vides de sang, un jeu de rides exemptes de dignité.
Les autres personnages féminins apparaissent (quand même !) sous un jour plus flatteur, chacune séduisante à sa manière. Les filles du Pr Kaljević (« Zeko ») sont ainsi belles, bien charpentées ; belle et cultivée est aussi Jelena (« La porte fermée »). L’épouse de Stevan Karajan, dont on ignore le prénom, est dite conserver la santé, et la santé caractérise aussi Dana dont Milan, son époux, a fait la connaissance au club d’aviron. La tante de Nikola Dimitrijević est, quant à elle, pas jolie mais instruite et érudite, et reste à plus de 60 ans alerte et volubile. La jeune femme de « Destructions » est menue et accorte – menue, et non « courtaude ». Jelisaveta Petrov (« Le journal de Grand-père ») apparaît au détour d’un paragraphe mais sans qu’elle nous soit décrite.
Marija, la jeune sœur de Margita, est sans conteste l’un des personnages féminins « positifs » de La Chronique. Quand nous la découvrons, elle n’est encore qu’une jeune fille, et, si elle change, c’est toujours en bien – contrairement à Margita dont Zeko, démobilisé en janvier 1919, découvre l’épave qui subsiste de la Margita d’antan. De petite fille frêle et timorée, Marija est devenue sereine avec de pétillants yeux noirs dans un visage pâle surmonté d’une luxuriante chevelure noire. De retour à Belgrade des années plus tard, elle aura juste… minci, mais de façon très proportionnée, à peine visible. Elle est, nous dit Ivo Andrić, l’antithèse de Margita. Les deux filles de Marija, Jelica et Danica, sont certes de jolies jeunes filles mais leur beauté, quoique naissante, est comme celle de leur mère – ailleurs.
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monstre : personne effrayante par son caractère, son comportement (spécialement sa méchanceté). (Le Petit Robert 1)
Dans l’ordre chronologique de publication, « Zeko » précède « Portrait de famille » de deux ans mais les deux textes sont inversés dans La Chronique, ce, afin de respecter l’évolution temporelle du XXe siècle mentionnée ci-dessus. Néanmoins, la parenté physique entre dame Nata et Margita est à ce point que l’on peut aisément imaginer ce que Nata serait devenue si le cancer ne l’avait pas emportée prématurément, à l’âge de 43 ans. Chez l’une et chez l’autre, l’ingratitude du physique va de pair avec la composante acariâtre de leurs caractères.
Dénuées de tout pouvoir de séduction, et sans aucune volonté de séduire, il leur faut affirmer leur personnalité autrement. Nata, officiellement madame Nikola Dimitrijević devant les hommes, ne porte le nom de son mari que par pure formalité et demeure en tout une fille Kamenković. S’agissant de Margita, détail, certes, anodin, la ligne téléphonique est à son nom plutôt qu’à celui de Zeko. Chez les deux femmes, le désir de s’imposer se traduit par une volonté insatiable, absolue de commander, et à tout le monde. De ce point de vue, une phrase de « Portrait de famille » pourrait qualifier les deux femmes : [Nata] gouvernait et jouait les gendarmes avec le même naturel que pour vivre et marcher. À l’altercation de Nata avec un cocher qui la menace d’une bonne raclée répond en écho l’accrochage de Margita avec l’une de ses bonnes qui, brandissant son balai à son encontre, lui fait miroiter la perspective d’un… coup de fusil ! Nata, chez qui tout est fort, revêche, recèle en elle une force brute ; Margita est hargneuse, prétentieuse ; toutes deux sont qualifiées de furie[s] de femme[s] sans prévenance pour personne ni peur de rien pour Nata, avec de mauvaises habitudes et pulsions pour Margita. Dans la maison dont Nata est au sens propre la maîtresse, seule la gent féminine a voix au chapitre ; Margita n’a cure de ce que Zeko peut dire ou penser, il n’y aura que les bombardements pour la contraindre à l’écouter sans objecter.
L’égoïsme exacerbé est bien évidemment un trait, sinon LE trait essentiel de leurs personnalités. Quand Belgrade est bombardée 1941, puis en 1944, c’est pour elle-même que Margita craint car elle tient à sa vie plus qu’à tout autre chose ; peu lui importe Zeko qui peut bien mourir en idiot qu’il est et qu’il a toujours été. En égocentrique, Nata n’envisage que son seul intérêt et ramène tout à elle : À ses yeux, ce qu’elle pense est la vérité, ce qu’elle dit fait foi, et ce qu’elle fait est juste.
Ivo Andrić accorde une place moindre à la description du caractère des autres femmes qui, répétons-le, ne sont pour certaines que des silhouettes simplement entraperçues. De son poste d’observation sur la rive de la Save, Zeko voit ainsi passer à la poupe d’une yole une émigrée russe, une jolie femme en maillot de bain bleu, les jambes parfaites, étendues, exhibées, et aussi une épouse snob, une élégante ; une belle-mère qui [s’est] mise dans ses vieux jours à fréquenter les plages et à se maltraiter au soleil ; et une belle-sœur pour qui on cherchait un fiancé sur l’eau, toutes les tentatives effectuées sur la terre ferme s’étant révélées infructueuses. Sans autre développement, il parle ainsi de la sottise de l’épouse de Stevan Karajan, de Dana (« La porte fermée ») vive d’esprit mais aussi rouée puisque c’est elle qui a su se faire aimer, de Jelisaveta Petrov dont il est insinué – sur le ton de la plaisanterie – qu’elle est parvenue à gagner les faveurs de Darko dont elle sera sous peu l’épouse. Quoique issue d’une bonne famille, Dana est cependant capable de recourir à un langage fait de mots nouveaux, de mots sans masques, de mots-faits, de mots-coups de poing que son mari aurait pensé inconnus d’elle, et les femmes réfugiées dans la cave usent elles aussi d’un langage ordurier… pour le plus grand étonnement de Zeko. Malgré leur physique à tout le moins attrayant, les filles du Pr Kaljević sont montrées dans toute leur désinvolture et insouciance : membres de la bande de Tigar, le fils de Margita,
elles regorg[ent] de force et de joie de vivre, [mènent] l’existence imbécile de la jeunesse dorée de Belgrade, parl[ent] serbe avec un accent gras et traînant, pronon[cent] les voyelles à l’anglaise et grassey[ent] les « r » ; elles [boivent] des cocktails et du whisky comme des mariniers, dans[ent] jusqu’aux aurores et dorm[ent] jusqu’à midi, ne termin[ent] pas plus leurs études qu’elles ne se mari[ent], et chacune d’elles dépens[e] en un mois le double du salaire mensuel de leur père.
Restent les autres femmes, celles qu’Ivo Andrić présentent, comme nous l’avons dit, dignes de sympathie, admirables.
Là où l’égoïsme et la malignité des deux harpies sont amplement décrits, le caractère des autres femmes s’expriment plus dans l’attitude qu’elles manifestent dans certaines situations. Leurs qualités sont davantage sous-entendues, suggérées, que longuement vantées et sont exprimées par contraste. Alors que ses maîtres ont fui Belgrade bombardée, Vasilija (« Avec les hommes ») n’envisage aucunement la possibilité de déserter la maison qu’on lui a… confiée : Veuve d’un aiguilleur, depuis longtemps au service de cette maison, c’était une cervelle de moineau, aussi fidèle qu’un chien, superstitieuse, docile, bonne jusqu’à la déraison, et toujours souriante. La jeune femme sans prénom de « Destructions » affiche une double personnalité : la première se déduit de sa petite taille et de sa façon de se blottir contre un mari vigoureux, le genre dit ‘sportif’, au bras robuste, protecteur toujours posé sur elle, mais cette posture, acceptée sans rechigner, dissimule une force de caractère telle que c’est elle qui, toute fluette et vulnérable qu’elle paraît être, protège son échalas de mari et, par ses paroles d’encouragement l’empêche de s’effondrer aux premiers coups de canons de la défense antiaérienne.
Cette même inversion des rôles est également à mettre au crédit de Marija, la sœur de Margita. Auprès d’un mari craintif et très introverti, elle est le centre, l’âme de leur foyer. Son caractère est ici aussi peint par contrastes : elle était enjouée et sereine comme jadis, dévouée à ses enfants, sans que transparût la préoccupation maternelle envahissante, outrancière, qui est si souvent l’apanage des citadines honnêtes et limitées et qui tient d’une sorte de coquetterie déformée, refoulée. Autre contraste, le souhait de Marija d’appeler le médecin lors de la courte maladie de Zeko alors que sa sœur s’y refuse. Si Margita est toute en vociférations, la discrétion de Marija est… éloquente : ni larmes, ni détresse ni paroles inutiles. Afin de protéger ses enfants, consciente du danger qu’elle leur sait courir, même à Zeko elle ne dit mot de leurs activités clandestines. Lorsque la police spéciale et la gestapo perquisitionnent chez elle, elle ne se départ pas de sa dignité ; plus tard, elle gardera sa main posée sur l’épaule de son fils pour affirmer sa présence à ses côtés et l’inciter à tenir bon alors que tout semble indiquer l’effondrement prochain de leur maison sous l’effet des bombes.
Un mot enfin sur les filles de Marija. Danica, malgré son jeune âge, participe à l’action de résistance et fait preuve d’une bravoure qui, ici encore, tranche avec la veulerie ambiante en ces temps de guerre. Quant à Jelica, elle est à l’image de sa mère, capable de conserver calme et présence d’esprit dans les pires moments. Ainsi, lors de son arrestation : Quand tout fut prêt, Jelica avait embrassé les siens et, sans joie ni tristesse, naturellement, l’air d’aller prendre le train, était montée dans la voiture verte de la gestapo. Jelica est, selon Marija, la plus intéressante de ses enfants, noble et solide en tout. Zeko a lui aussi une préférence marquée pour Jelica mais s’il voit en elle l’enfant / la fille qu’il n’a pas eu/e, la simple affection ne saurait dire ce que la jeune femme représente à ses yeux : elle est
l’incarnation de la santé et de la beauté physique et morale, et pourtant c’[est] elle qui [est] recluse dans une pièce sale, irrespirable, qui [est]affamée, battue, humiliée pour son appartenance à la jeunesse communiste, pour son combat contre l’occupant, alors que Margita, Tigar, et tant de leurs pareils jouiss[ent] de leur pleine liberté de mouvement.
Le contraste, de nouveau, fait ressortir les vertus et les tares des unes et des autres, mais il est un point où il est plus frappant encore : leur perception du mariage en tant qu’institution et, partant, la façon dont elles vivent leur couple.
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Dans la première partie du XXe siècle, épouser quelqu’un, se faire épouser était l’objectif assigné aux filles. Qu’importait que le mariage fût d’amour ou d’intérêt pourvu que mariage il y eût, ce dont Nata et Margita offrent une parfaite illustration : parvenues à leurs fins, toutes deux révèlent leur vrai visage. Nata a épousé Nikola – de neuf ans son aîné – par nécessité, il lui fallait trouver un homme d’une autre naissance et d’un autre nom afin de pouvoir enfanter et élargir la lignée des Kamenković. Sa vraie nature apparaît sitôt la cérémonie terminée. Le processus semble un peu plus long pour Margita qui ne se résout au mariage qu’après de longs atermoiements, ce qui augure mal du sentiment qu’elle peut éprouver pour son prétendant Isidor « Zeko » Katanić. Ivo Andrić ne laisse pas planer le doute : D’emblée, cette union se révéla ce qu’elle est toujours en pareilles circonstances : d’un côté, une effroyable méprise, et de l’autre, une effroyable duperie. L’amour n’aura donc pas été chez elles la motivation première et profonde, mais il ne l’est guère plus pour Dana (« La porte fermée ») qui, benjamine d’une famille aisée, avait toute latitude pour se trouver un mari digne d’elle et de sa dot. Rien n’est dit à ce sujet de l’épouse de Stevan Karajan mais on peut supposer qu’elle et les autres femmes se sont mariées sans arrière-pensées mesquines, que c’est par amour que Jelena, la sœur aînée de Dana accepte de prendre pour époux un homme plus âgé qu’elle, veuf, et de surcroît père d’un enfant. La rapidité avec laquelle l’ingénieur Doroški demande la main de Marija et l’absence de tout flottement chez cette dernière avant de consentir témoignent sans doute aucun de l’amour qui les unit. L’oncle et la tante de Nikola Katanić vivent leur couple dans la durée et, à un âge avancé, dans une tendre et harmonieuse complicité :
Les griefs que se portent des époux aussi âgés et vivant en harmonie sont bien innocents, dénués d’acrimonie, ils ne se heurtent pas mais glissent tels les petits galets blancs qu’une rivière a arrondis et polis à la perfection au fil des années, de sorte qu’ils resserrent le couple plus qu’ils ne le séparent.
Nous noterons que s’il vient à l’esprit de Zeko, dans son désespoir, de provoquer un scandale et de rompre son mariage, jamais le divorce est envisagé dans La Chronique ni, signe des temps, envisageable – surtout pour les femmes. Néanmoins, si le mariage est une chose, les relations au sein du couple en sont une autre. Les (mauvais) traitements que Nata et Margita réservent à leurs conjoints sont très voisins, jusqu’à un certain point identiques : dans leur absence totale de considération pour eux, elles les rabrouent sitôt qu’ils ouvrent la bouche. Margita méprise Zeko qu’elle a trompé alors qu’il était à la guerre et dont elle n’aura pas d’enfant. Avec Tigar, son fils à la paternité incertaine, elle piétine Zeko comme une créature tellement insignifiante que lui-même se morfond de n’être rien ni personne. Margita tient Zeko pour le dernier des imbéciles, mais si le dédain de Nata pour son époux est aussi total, la charge contre celle-ci est plus féroce encore : d’un homme vivant, elle a fait de Nikola un bien immobilier Kamenković ; son mari n’existe pas dans son regard, il n’est que le géniteur de ses filles et, surtout, rien de plus. Après l’avoir rabaissé au rôle de simple figurant, et afin de lui ôter toute consistance, elle le mange :
non qu’elle le dévor[e] ainsi que le font les femelles chez certains insectes, non, elle le dépouill[e] à l’intérieur, elle [fait] le vide en lui pour ne laisser subsister qu’une mince façade, (…) [un] résidu d’homme.
Par certains traits, trois autres femmes se rapprochent de ces deux mégères. Au su de tous, Marijeta Istranin (« Zeko ») trompe son mari et change allègrement d’amant à chaque saison. La femme obèse d’« Avec les hommes » parle d’un ton sec, impératif, et coupe la parole brutalement, impoliment, comme seule une épouse peut interrompre son mari. Dana (« La porte fermée ») ne se laisse pas imposer le silence par son mari, et la jeune et jolie épouse de Petar (« Ce jour-là ») le quitte en emmenant leur fils pour rejoindre son père à Vienne après l’invasion allemande puis, sans autre forme de procès, lui envoie une simple lettre pour l’informer du décès de son unique enfant.
Reste Marija… Que dire de la façon dont elle traite son époux ? Rien, sinon ce qui apparaît à l’évidence : elle le respecte et l’aime tel qu’il est, taciturne, pusillanime, soucieux de se tenir à l’écart de tout, de ne se mêler de rien. Comme l’oncle et la tante de Nikola Dimitrijević, Marija et Doroš vivent heureux.
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Le comportement de toutes ces femmes vis-à-vis de leurs enfants est aussi symptomatique. Sans doute que toutes, chacune à sa manière, aiment leurs enfants. Nata s’est assigné un but : élever ses deux filles afin qu’elles soient ses pareilles et perpétuent la lignée Kamenković. La ressemblance des filles avec leur mère est toujours plus grande, ce dont Nikola s’amuse… à la dérobée. Margita ne poursuit pas de but précis dans l’éducation de Tigar, mais c’est à ce tire-au-flanc et à ce bon à rien qu’elle voue l’amour qu’elle n’éprouve pas pour son mari. C’est pour elle, bien sûr, qu’elle craint lors des bombardements, mais aussi pour son fils qui, en retour, ne lui en sait pas gré et lui témoigne l’indifférence avec laquelle elle traite les autres.
Elle le tan[ce] à haute voix, le rabaiss[e], elle tempêt[e] contre ses folles dépenses et son éternelle fainéantise, mais elle [est] incapable de lui dire non et, au final, lui pass[e] tout.
Est-il besoin de dire que la relation de Marija avec ses enfants est tout autre ? Bonne épouse, mère de famille infatigable, elle dirig[e] ce « quatuor » et, à se préoccuper jour et nuit de tous leurs besoins, changements et désirs, y laiss[e] le plus gros de ses forces. Dans son foyer, la vie est agréable, tranquille, insouciante, et, chose inouïe chez Nata ou chez Margita, les rires résonnent. Consciente de son devoir de mère, ainsi qu’autrefois elle avait mise [Jelica] au monde et [l’]avait allaitée, Marija décline toute aide ou presque et apporte en personne les colis de nourriture et de vêtements à la prison où Jelica est incarcérée.
Les relations à l’intérieur de la famille reflètent bien évidemment les relations aux autres en général. Dédain, mépris, arrogance sont des constantes chez Nata qui possède en outre une capacité à faire montre d’égoïsme et de rudesse, de désobligeance et d’hostilité, à n’envisager que son seul intérêt. Margita n’est bien sûr pas en reste : Ah, Margita et ses bonnes ! s’exclame Zeko. Elle écume de rage, explose si on obstrue son chemin mais, par ailleurs, se révèle de ces femmes qui, confrontées à ce qui se dresse contre leur volonté et leurs intérêts, tonnent et remuent ciel et terre jusqu’à son élimination, mais qui, si cela va dans le sens de leur volonté et de leurs intérêts se gardent bien d’en parler et de laisser leur satisfaction paraître en quoi que ce soit. Ainsi elle appellera son idiote de sœur à la rescousse quand elle aura besoin d’elle ; de même elle autorisera Zeko à rendre de fréquentes visites aux Doroški afin, uniquement, de se libérer de la menace potentielle qu’il représente à ses yeux. Si la tante de Nikola garde une rancœur indélébile contre Nata, son affection pour son neveu n’en souffre pas. « Zeko » montre peu Marija dans ses rapports avec les autres, sinon qu’elle sait conserver son sang-froid face aux menaces des agents de la police spéciale, sa bonne grâce quand deux paysannes s’attardent chez elle bien qu’elle soit de toute évidence très occupée, son sens de l’accueil et de l’hospitalité quand elle donne refuge à une autre paysanne devant l’imminence d’un bombardement.
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L’image de l’homme – au sens d’époux – que renvoie La Chronique de Belgrade mériterait elle aussi une étude plus approfondie (dans « La porte fermée », Milan a succombé à la tentation de faire un « beau » mariage, mais il s’est très vite rendu compte de son erreur, le mariage étant pour lui un fardeau impossible à porter ou à rejeter), mais attachons-nous à la façon dont Nikola et Zeko vivent leurs « naufrages conjugaux ». Le premier subit une transformation physique : de jeune homme que l’on imagine gai et souriant, il devient hâve, silencieux, avec un corps amaigri et raide, le visage blême, les cheveux précocement blancs. Faute d’autre choix, il referme complètement sur lui les portes de sa prison et s’engage sur le chemin de l’apathie et de la résignation. Une certaine résignation face au destin existe de même chez Zeko : Il fixait sa femme, pensait à elle, la comparait avec la robuste jeune fille qu’il avait irrésistiblement désirée un jour et, à un instant d’infortune, réussi à avoir, entière et à jamais, mais s‘il cherche un temps une échappatoire à son infortune dans la provocation d’un scandale synonyme de divorce ou dans la réalisation dans la dignité de son dessein de départ volontaire de ce monde, il s’arrachera à son misérable quotidien par la découverte de la vie sur la Save, la fréquentation de ses beau-frère, belle-sœur et de leurs enfants. Nikola aura, lui, véc[u], travers[é] ainsi plus de vingt ans… sans être autre chose qu’une potiche.
Leurs épouses « disparues », Nikola et Zeko éprouvent un même soulagement. La disparition de l’acariâtre Nata est effective, définitive du fait de son décès, celle de Margita temporaire puisque due à l’exode, mais au-delà du soulagement, c’est d’abord la perplexité qui domine chez Nikola : que faire maintenant – continuer à cheminer sur la voie tracée par sa femme ou reprendre sa vie interrompue par son mariage ? Nikola se fait l’impression de sortir d’une longue incarcération, et s’il lui faudra un long temps de réadaptation à la liberté retrouvée, il se rétablit, se remet en selle et donnera aux autres la sensation de s’être refait une santé, d’être le sujet d’une renaissance, d’une résurrection. Il finira par oubli[er] que sa femme a existé. Affranchi de la présence pesante, oppressante de Margita, Zeko s’adonne quant à lui à de longues heures de réflexion sur le sens à donner à sa vie, sur son engagement – légitime – aux côtés des combattants de l’ombre, sur la société de son temps et son manque criant de justice et… sur la place des femmes dans cette même société.
Une phrase marque le passage de témoin entre Zeko, personnage de fiction, et son créateur, l’écrivain : [Zeko] voyait que son cas, pour particulièrement difficile, ne faisait pas exception. Dans un long passage, Ivo Andrić extrapole, livre ses propres interrogations. Comment se fait-il qu’il existe autant de « Margita », de femmes qui se transforment du tout au tout une fois mariées ? Comment de jolies jeunes femmes désirables, devenues maîtresses de maison, peuvent-elles se muer en créatures au cœur sec, à l’intelligence limitée, au parler caustique et au regard suspicieux – bref, en ennemis jurés de toute noble pensée, de la joie sans frein, de la beauté ? Ivo Andrić propose deux explications, mais les réfute aussitôt : Ces femmes souffrent-elles de maladies ? Non. Qu’elles soient d’une maigreur extrême ou à [d’un] embonpoint excessif, [elles] survivent à leurs victimes et atteignent un grand âge. Faut-il imputer la responsabilité à la pauvreté ? Non plus, car ni elles ni aucun des leurs ne meurent de froid ou de faim. À la question « Comment ces femmes peuvent-elles se révéler de tels monstres quand elles ont un gentil mari, des enfants en bonne santé, et une sécurité matérielle relative ? », il ne voit qu’une réponse : la malédiction sociale. Au lieu de tenir leur rôle de mères et d’épouses dans la dignité, la sérénité et la joie, elles le font, pour la majorité d’entre elles, en maugréant, en fulminant, le plus souvent aussi avec animosité et malveillance. De même que Zeko / Andrić s’était demandé quelles transformations apporter à la société pour la rendre meilleure (« Zeko » est publié, rappelons-le, à l’époque où s’édifie la nouvelle société yougoslave, socialiste), c’est le système social « d’avant » qu’il tient pour responsable de tout, un système qui exigeait de chacun le service délibéré, et dans la durée, de tout ce qui n’est en l’homme que petitesse et égoïsme, de la plus grande bassesse et insignifiance, et des femmes l’obligation de se trouver un prétendant, de l’épouser, et de s’assurer un misérable quotidien devenu en soi le but à atteindre. Tel est, selon Ivo Andrić, le lot des femmes pendant les années de la première moitié du XXe siècle, telle est la logique de ce système social et de l’éducation des femmes faite à rebours.
À la lecture de ce qui précède, et notamment des portraits de Nata et de Margita, on pourrait conclure à la misogynie d’Ivo Andrić. Il n’en est heureusement rien, et nous en voulons pour preuve ses autres œuvres où apparaissent des personnages féminins. Nata et Margita occupent une place prépondérante dans l’image de la femme que renvoie La Chronique, mais c’est précisément cette disproportion qui fait, entre autres, de Marija, Jelica, de belles personnes, des femmes magnifiques. Leurs qualités ne demandent pas à être exprimées longuement, le lecteur les découvre de manière intuitive, contrairement à la nature profonde et aux travers des « mauvaises femmes » qui nécessitent une mise en situation avant d’apparaître dans toute leur horreur : la haine, la lâcheté, la cupidité suintent de tout ce qu’elles font, l’amour, la bravoure, la générosité président au comportement des premières. Dans le monde, se console Zeko, et La Chronique en donne plusieurs exemples, il existe malgré tout des familles différentes, heureuses, où règne le bonheur familial.
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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