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Nous voyons de nouveau à l’œuvre l’audace littéraire de Gordana Ćirjanić : de la même façon qu’en écrivant La maison à Puerto, elle s’était fixé l’énorme tâche de décrire un siècle de guerres, et a créé une œuvre mémorable, dans son nouveau roman elle a l’audace de s’embarquer, toutes voiles dehors, dans une narration sur le thème de l’amour, et de surcroît, d’appeler son roman Le baiser, à une époque où ce titre semble usé pour un écrivain sérieux. Mais seul un écrivain sérieux est à même de sauver les grands thèmes et les mots simples de la trivialité et du cynisme de notre époque. Le baiser est un récit tragique et authentique de la vie amoureuse d’un handicapé. Emotionnellement mûr et intellectuellement supérieur à son entourage, « fort comme un taureau » au-dessus de la ceinture, mais aux « petites jambes d’enfant de dix ans », cet anti-héros de roman possède les mêmes désirs, les mêmes passions et les mêmes rêves que les autres, mais est privé d’expérience amoureuse. A l’âge de soixante ans il n’a connu qu’un seul et unique baiser et rien de plus ! Dans notre monde frivole, notre époque permissive de désirs assouvis, où l’amour perd de son éclat face à l’omniprésence du sexe, un homme qui parvient à trouver le sens de sa vie dans un baiser, devient une figure symbolique de sauveur des valeurs humaines. Métaphore de la faiblesse, de la solitude et de l’absence de contacts humains, Le baiser est un roman qui parle de nous tous. Poussé stylistiquement et psychologiquement jusqu’au paroxysme, c’est l'un de ces romans intimistes qui, par des procédés apparemment simples et une confrontation audacieuse avec des vérités extrêmes, comme Le tunnel d’Ernesto Sabato ou La grimace d’Heinrich Boll, s’adressent, à travers le caractère inhabituel du protagoniste, à tout notre potentiel émotif, à ce que nous aurions pu être, mais ne sommes pas devenus car nous nous sommes soumis aux exigences du quotidien – nous avons perdu notre innocence essentielle. Le ton de la confession adopté dans le roman est rendu encore plus inhabituel par le fait que le héros principal, après avoir fui la maison, a fixé un rendez-vous dans un hôtel à une prostituée qui doit rester nue pour qu’il parvienne à « mettre son âme à nu». C’est aussi pour lui la première fois qu’il voit une femme nue, même si, au fil de la confession, elle se transforme en fantasme. Parallèlement au courant narratif principal, une histoire policière se développe, « un roman dans le roman », la recherche du fugueur, au cours de laquelle les personnes interrogées complètent le tableau psychologique du héros, tandis que sa belle-sœur, qui est à sa recherche, dévoile dans ses monologues intérieurs les manifestations extérieures des expériences qu’il vit. Un courant narratif supplémentaire, appartenant à la femme qui a été la partenaire du protagoniste dans le baiser, donne de la complexité au récit dans la deuxième partie du roman, lui conférant une dimension philosophique. Ce procédé minimaliste, trois points de vue sur un même événement apparemment insignifiant – insignifiant à l’échelle du monde, mais important à celle de l’individu – nous offre trois histoires qui ne concordent pas. La vérité réside seulement dans l’entremêlement des trois expériences vécues: seule la confrontation des vérités permet d’aboutir à la vérité. L’auteure prend habilement au piège le lecteur, si bien qu’il se retrouve toujours du côté du personnage qui parle, quels que soient les efforts de chacun d’entre eux pour s’imposer psychologiquement, pour imposer sa vérité au détriment des autres. Nous avons affaire à un roman qui va nous troubler. Vasa Pavković Traduit du serbe par Brigitte Mladenović |