Ćosić /Tchossitch/, Dobrica (1921-2014)

SvetalanaVelmarJankovic

 

 


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Personnalité hors pair mais controversée, porté aux nues par les uns et contesté par les autres, Dobrica Ćosić aura exercé une influence considérable sur ses contemporains. Pour souligner son importance dans l’histoire culturelle et politique de la Serbie moderne, Latinka Perović n’a pas hésiter à établir un parallèle entre le célèbre homme politique du début du XXe siècle Nikola Pašić et l’auteur du Temps de la mort : « on appelait le premier ‘le roi non couronné de la Serbie’, précise-telle, alors que le second était considéré comme ‘le père de la nation’ ». Pour tenter de comprendre pourquoi Ćosić était l’écrivain « peut-être le plus lu et surement le plus influent [en Serbie] au cours de la seconde moitié du XXe siècle » (Marko Prelević), il est nécessaire de l’observer sous sa triple casquette : en tant que romancier, intellectuel, et homme politique.

Haut fonctionnaire communiste, dissident, président…

Sur le plan intellectuel et politique, le parcours de Dobrica Ćosić ressemble à celui d’un lutteur qui encaisse et donne des coups, parfois chancèle et même tombe mais se relève aussitôt et n’abandonne jamais. Toujours présent dans les grands débats sur les questions d’actualité, il mène durant plus d’un demi-siècle une vie d’intellectuel engagé riche en revirements. Jeune, il est depuis 1941 résistant au nazisme, puis il devient dans les années d’après-guerre un haut fonctionnaire du Parti communiste, avant d’entrer en rébellion ouverte contre le régime titiste. En 1968, il est limogé du Parti pour avoir critiqué la politique du régime sur les nations et « nationalités » et soulevé la question de la discrimination des Serbes de Kosovo. Disgracié par le pouvoir il est alors contraint de mener une vie de dissident « intérieur » apparemment libre mais en réalité étroitement surveillé. Toutefois, malgré les pressions et de fréquents harcèlements, Ćosić reste très actif : dès le milieu des années 1970 il participe aux activités d’une université clandestine ; en 1980 il tente de lancer une revue libre Javnost (Le Public) mais la police politique l’empêche de réaliser son projet ; en 1984 il réussit à fonder un Comité pour la défense de la liberté d’opinion et d’expression qui soutiendra des années durant toutes les personnalités persécutées par le régime communiste en ex-Yougoslavie. En 1986 il se trouve au centre d’une affaire très médiatisée : la publication des extraits d’un texte inachevé, intitulé Mémorandum, qui provient de l’Académie serbe des Sciences et des Arts dont Ćosić est membre depuis 1970. Il nie sa participation à la rédaction de ce document tout en défendant le droit de l’Académie de formuler « une critique très approfondie du titisme », ce que représente, selon lui, Mémorandum.

Avec la chute du communisme en 1989 commence une nouvelle aventure du Ćosić intellectuel qui se terminera quelques années plus tard dans la désillusion. Se croyant enfin libre après la disparition du régime communiste, encouragé par l’opinion qui le considère alors comme une autorité nationale incontestable, il participe intensément aux débats publics avant de se lancer, de nouveau, dans les eaux tourmentées de la politique. Ainsi en juin 1992 et en pleine guerre civile, il est élu premier Président de la République fédérale de Yougoslavie (RFY), fonction qu’il devra quitter au bout d’un an d’exercice. Il se retirera définitivement de la vie politique, avec un fort sentiment d’échec.

Un projet littéraire unique dans la littérature serbe moderne

Auteur d’une ample œuvre romanesque composée de treize volumes, Dobrica Ćosić est considéré, sur le plan strictement littéraire, comme l’un des romanciers serbes de premier plan de la deuxième moitié du XXe siècle. Celui qui fut au début de sa carrière d’écrivain un zélateur de l’idéologie titiste se trouve pourtant parmi les premiers à avoir transgressé en littérature les normes de l’orthodoxie idéologique. Dès son premier roman Loin est le Soleil [Далеко је сунце, 1951] – qui évoque la lutte des partisans yougoslaves – il prend clairement ses distances par rapport à l’esthétique doctrinaire du réalisme socialiste. Par ailleurs, ce livre et la Fable [Бајка, 1966] – un roman anti-utopique écrit sous forme d’une parabole allégorique considéré aujourd’hui par la critique comme son premier livre « hérétique » – sont ses seuls ouvrages fictionnels à n'être pas inclus dans le grand cycle romanesque de Ćosić qui englobe tout le reste de son opus narratif.

Ce cycle sera annoncé avec la parution, en 1954, du roman Racines [Корени] qui représente la pierre angulaire d’un projet littéraire unique dans la littérature serbe moderne, le fondement d’une volumineuse saga qui couvre plus de cent ans (la fin du XIXe siècle et la totalité du XXe) et narre tous les événements clés survenus sur les terres serbes pendant cette longue période. Au centre de l’intrigue de cette saga se trouve la famille Katić originaire de Prerovo, une localité en vérité imaginaire de la Serbie centrale, mais l’écrivain dépasse largement le cadre du roman familial et vise beaucoup plus haut : mettre en scène le destin collectif de tout un peuple, saisir de l’intérieur les mécanismes de l’évolution dramatique de l’histoire serbe, et montrer dans une large vision épique et à travers une myriade de personnages les différentes facettes de la Serbie moderne qui reflètent l’éternel combat entre le bien et le mal.

Pour donner suite aux Racines où il tentait de déterminer les sources de ce que l’on pourrait nommer l’être national et qui avait pour cadre la Serbie de l’époque des Obrenović à la fin du XIXe siècle, Ćosić consacrera plusieurs années à l’écriture de la tétralogie Le temps de la mort [Време смрти, 1972-1979] que l’on appelle parfois le Guerre et paix serbe. Cette vaste épopée sur la Grande Guerre aura également une suite dans la trilogie Le temps du Mal [Време зла, 1985-1990] qui traite le phénomène de l’utopie communiste qui, promettant un « avenir radieux », n’aura semé que le mal. Publiée plus tôt, en 1961, la trilogie Les Partages [Деобе] évoque les années tragiques de la Seconde Guerre mondiale : dans ce Don paisible serbe, comme le qualifie Jovan Deretić, l’écrivain se penche sur un sujet délicat de l’histoire nationale – le conflit fratricide lors de l’occupation allemande entre les deux mouvements de résistance, les tchetniks royalistes et les partisans communistes. Les deux derniers volumes de la monumentale saga de Ćosić – Le Temps du pouvoir [Време власти I, 1996] et Le Temps de l'imposture ou Le roman de Tito [Време власти II, 2007] – couvrent la période de la Yougoslavie socialiste, le temps des espoirs avortés et des promesses trahies : à travers les histoires de deux derniers Katić, l’un ex-bagnard de Goli Otok et l’autre ex-ministre, Ćosić règle définitivement ses comptes avec le titisme et présente Tito comme un grand imposteur.

La critique a souvent comparé Dobrica Ćosić aux grands classiques russes. Le slavisant Georges Nivat a, par exemple, écrit que son « immense machinerie poétique qui moud plusieurs générations, plusieurs familles, plusieurs âmes d’élite ressemble à celle de Tolstoï et de Soljenitsyne », en soulignant que son Prerovo, en tant que « locus poétique » est tout « aussi inoubliable que le Otradnoïe de Guerre et Paix, ou le Lotariovo de Mars 17 ». Quant à Ćosić, il a ajouté un troisième nom, celui de Dostoïevski : il a reconnu avoir « emprunté » à ce dernier la « structure polyphonique » de ses romans en la combinant avec une « certaine expérience » de l'écriture du courant de conscience.

Durant sa longue carrière Ćosić a publié, parallèlement à ses romans, des livres qui rassemblent ses notes, lettres, articles, essais consacrés à des sujets divers. Parmi ceux qui expriment ses idées d’intellectuel engagé, nous en citerons trois : Le pouvoir et la crainte [Моћ и стрепња, 1971], Le réel et le possible [Стварно и могуће, 1982], La question serbe – une question démocratique [Српско питање демократско питање, 1992]. À partir de l’an 2 000 paraitra toute une série de livres de Ćosić qui rapportent ses écrits rédigés en diverses circonstances et sur de thèmes très variés : Ecrivains de mon siècle [Писци мога века, 2004], Kosovo, 2004, Les amis [Пријатељи, 2005] ainsi que les 6 volumes de Notes d’un écrivain [Пишчеви записи, 2000-2009]. En s’apercevant que ses « notes » touchent à des événements qui s’étendent sur toute la seconde moitié du XXe siècle, l’auteur leur a finalement donné un titre plus explicite : Histoire personnelle d’une époque [Лична историја једног доба, 2009].

Les défis et les risques

Menant de front ses activités d’écrivain, d’intellectuel, et d’homme politique, sans jamais reculer devant les défis de son époque, Dobrica Ćosić n’a pas toujours pu concilier ces trois activités publiques. Mais il a fait son choix en toute conscience des risques qu’il encourait et sachant que ses prises de position dans le conflit yougoslave et son activité politique lui coûteraient cher. Aujourd’hui, quelque dix ans après sa disparition, comme pendant sa longue vie, Ćosić est loin de faire l'unanimité : il reste pour les uns « l’idéologue du nationalisme serbe », et pour les autres le défenseur des droits nationaux des Serbes et de leur identité nationale et culturelle. Quoi qu’il en soit, ce « romancier des destinées humaines en terre serbe », comme il se définissait lui-même, est toujours très apprécié par le grand public en Serbie, ce dont témoignent notamment les séries télévisées tournées ces dernières années d’après ses romans Racines (2018), Le temps du mal (2021) et Le temps de la mort (2023).

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