LE DON QUICHOTTE SERBE :
ROMAN SANS ROMAN DE JOVAN STERIJA POPOVIĆ
par
MILIVOJ SREBRO
1.
Roman sans roman (Роман без романа) n’est pas seulement – selon Milorad Pavić, auteur du célèbre Dictionnaire khazar – une « œuvre exceptionnelle de la littérature serbe du XIX e siècle », c’est aussi « l’un des meilleurs ouvrages de la prose serbe en général »[1]. L’un des meilleurs, certes, mais également, ajoutons-le de notre part, l’un des plus audacieux et des plus originaux ouvrages serbes ; bref, l’un de ces livres qui, comme aujourd’hui le Dictionnaire khazar, dépassent « l’horizon d’attente » de leur temps et ouvrent à leurs successeurs de nouvelles perspectives et de nouveaux champs d’investigations, hors de sentiers battus. Ecrit en 1832, à une époque délicate dans l’évolution de la littérature chez les Serbes, époque où le roman en était toujours à ses débuts et en proie à toutes les « maladies puériles » propres à un genre en éclosion, cet étonnant livre de Jovan Sterija Popović (1806 – 1856) apparaît, encore aujourd’hui, comme – pour reprendre l’expression de Jovan Deretić – un véritable « petit miracle littéraire »[2] ! Présenté modestement par son auteur comme un simple « roman humoristique » mais, au fond, élaboré dans un tout autre esprit, avec une ambition audacieuse à peine avouée dans une déclaration autoparodique – ambition de remettre en cause toutes les conventions littéraires de l’époque – Roman sans roman était en effet un miracle ou, plus précisément, une tentative miraculeuse d’une sorte de « révolution copernicienne » dans la prose serbe de la première moitié du XIX e siècle. Une tentative restée, il est vrai, incomprise par les contemporains de Sterija et donc sans effets immédiats, mais qui apportera ses fruits au fur et à mesure en agissant à l’instar d’une bombe à retardement.
Pour essayer de comprendre ce « miracle », il nous parait indispensable de revenir sur la « révolution copernicienne » qui s’est opérée, cette fois-ci avec un succès immédiat, dans l’évolution littéraire personnelle de l’écrivain au début des années trente du XIX e siècle. Rappelons brièvement quelques faits significatifs. Et d’abord ceux qui témoignent d’un égarement profond du jeune Sterija. Passionné par l’histoire nationale médiévale et fortement influencé par la lecture des œuvres de Milovan Vidaković et Jovan Rajić, grandes autorités nationales à l’époque, le jeune écrivain, alors en pleine recherche de sa véritable vocation, publie, en 1828, son premier roman : Bataille du Kosovo ou Milan Toplica et Zoraïde (Бој на Косову или Милан Топлица и Зораида). C’était, comme l’a indiqué l’auteur lui-même, une sorte de traduction libre, de remodelage ou, plus exactement, de serbisation du Gonzalve de Cordoue ou Grenade reconquise, roman de Jean-Pierre Florian, écrivain français du XVIII e siècle. Une serbisation, par ailleurs, mal réussie : en appliquant le style et le schéma du roman d’aventure empruntés à l’original, le jeune romancier s’est fait emporter par la rhétorique creuse et le sentimentalisme léger et grandiloquent, surtout dans l’évocation de la Bataille du Kosovo faite sous l’emprise de la lecture de l’Histoire de Jovan Rajić et des annales du XVIII e siècle[3]. Après cette tentative avortée, malhabile et épigone, Sterija a même récidivé deux ans plus tard en se lançant dans la rédaction d’un nouveau roman de la même verve, intitulé Dejan et Damjanka ou la chute du Royaume bosnien (Дејан и Дамјанка или падeније босанског краљевства). Ce roman atteint des mêmes « maladies » comme le précédent, ne fut cependant jamais publié[4] : signe révélateur témoignant déjà des doutes de l’auteur et de sa prise de conscience de la fausse route qu’il avais prise ; signe précurseur aussi annonçant d’une certaine manière la grande métamorphose dans l’évolution littéraire de Sterija qui ne tardera pas d’ailleurs à se manifester avec éclat.
Eduqué par les œuvres des grands classiques de l’Antiquité et du classicisme européen, fin connaisseur des langues et des littératures étrangères, Jovan Sterija Popović, très cultivé pour son temps, ne pouvait donc pas, en mûrissant, ne pas se rendre compte de son égarement. Il ne pouvait pas non plus ne pas s’apercevoir de l’état préoccupant de la prose serbe d’alors – du schématisme criant des œuvres du principal romancier serbe de l’époque, Milovan Vidaković, et de celles de son école – ainsi que de la platitude et de la fausseté des romans traduits, issus pour la plupart de la littérature triviale allemande, qui risquaient de laisser des traces incorrigibles dans la littérature nationale. Avec l’expérience grandissante, il s’est également rendu compte que les seuls moyens aptes à contrer et éradiquer ces romans « polluants », relèvent de la parodie et de la satire. La preuve en est sa première comédie rédigée en 1830 – A monteur, monteur et demi (Лажа и паралажа) – où il s’attaque ouvertement à ce type de roman à travers le personnage de Jelica, jeune paysanne serbe, « victime » des « romans galants », « à la mode à Vienne », qui ont fini par lui « tourner la tête ».
Cette première comédie fut-elle le déclencheur de la « révolution copernicienne » chez Sterija ? Fut-elle, pour l’auteur, la révélation de son nouveau talent, jusqu’alors refoulé : celui du comique et du satirique ? C’est possible. D’ailleurs, de cette révélation, de ce changement radical de son écriture qui l’ont enfin mis sur la bonne voie, l’écrivain en parlera lui-même dans une lettre adressée le 20 janvier 1832 à Vuk Karadžić : « … après un long tâtonnement et l’errance, j’ai retrouvé non sans peine », écrit-il, « la vraie voie, et j’espère ne plus la quitter ». Le déclencheur ou pas, Mensonge et paramensonge fut de toute façon un tremplin, un point de départ de toute une série d’œuvres révélant au grand jour le talent hors du commun d’un comique qui saura également assurer avec brio son rôle de satirique, de celui qui incarne à la fois – pour reprendre la formule d’un théoricien de la satire – « l’accusateur public, l’observateur cynique, le porte-parole du gros bon sens et le moraliste de bon ton[5] ».
2.
Ce talent de satirique, marié à merveille à l’esprit ludique et à l’érudition impressionnante de Sterija, s’exprimera avec force surtout dans le Roman sans roman, œuvre qui échappe à toutes les classifications conventionnelles, même si les acceptions employées à son propos – telles que « roman parodico-satirique », « roman sur roman » ou encore « anti-roman » – ne sont pas à rejeter. Ayant une structure narrative complexe et polymorphe où se croisent différents genres, style et discours – souvent mis en opposition les uns par rapport aux autres – ce livre possède, bien sûr, tous les traits d’une satire mais il ne peut évidemment pas être réduit à sa simple dimension satirique. Bref, à l’instar de tous les livres du même type, celui-ci offre également plusieurs niveaux de lecture. A ce propos il convient de signaler que la critique serbe a déjà démontré que le Roman sans roman peut être interprété en même temps comme une sorte d’auto-parodie, de règlement de comptes avec les œuvres avortées que l’auteur a rédigées dans sa jeunesse, comme une réplique parodique sur les romans de l’ancien maître de Sterija, Milovan Vidaković, enfin, comme une critique acerbe et satirique d’un type de roman anachronique mais particulièrement apprécié par le public serbe de l’époque où s’entremêlaient les stéréotypes empruntés à la littérature triviale marquée par le pathos grandiloquent et creux d’un sentimentalisme distillé. Dès le départ, dans l’incipit, Sterija met en exergue la dimension autoparodique présente dans son ouvrage. Dans la première phrase de la Première partie, il s’adresse directement à ses lecteurs pour les avertir du changement de ton dans sa prose en recourant à un discours autocaricatural : « Lecteurs, je vous ai fait trop souffrir avec mes romans pleurnichards ; vous avez dû beaucoup sangloter et pleurer, et pousser les ah, les oh et les ouh… » (p. 173)[6]. Et comme si cet avertissement percutant ne suffisait pas, l’auteur y revient par la suite à plusieurs reprises, à travers des allusions ironiques concernant ses précédents livres. C’était, à ses yeux, un procédé nécessaire pour souligner clairement, pour même accentuer ce fait, que le Roman sans roman représente bel et bien un livre de rupture ; un livre de changement qui, de plus, remet ses « romans pleurnichards » à leur juste place.
En ce qui concerne Milovan Vidaković, auteur prolifique et premier romancier serbe vraiment populaire, ses romans sont la cible privilégiée des flèches satiriques de Starija. Plus précisément, ils lui servent comme une sorte de « matériau brut » à pasticher et à parodier afin de mettre à nu tous les défauts de son ancien maître et de ses épigones. Construits sur une combinaison de clichés empruntés au roman de l’Antiquité, à un type suranné du roman baroque dit « historico-héroïque » et aux « romans moisis allemands » – pour reprendre l’expression moqueuse de Vuk Karadžić – les récits pathético-sentimentaux à déchirer le cœur de Vidaković ont été, effectivement, l’appât idéal pour l’esprit railleur et ludique d’un Sterija qui venait de découvrir sa véritable vocation. Sans cacher ses intentions, l’auteur du Roman sans roman évoque les ouvrages du principal romancier serbe d’alors – en particulier les deux d’entre eux : Velimir et Bosiljka et Ljubomir à Jelisium – avec le but évident de démontrer, à travers un jeu intertextuel parodique, leurs faiblesses criantes. Voici quelques exemples illustratifs.
Déjà, pour commencer l’histoire de son vaillant chevalier Roman, histoire présentée exprès comme un invraisemblable bric-à-brac de clichés, Sterija recourt au pastiche d’un fragment tiré de Velimir et Bosiljka en accentuant davantage le côté livresque, pathétique et abstrait du style de Vidaković (p. 175). Un peu plus tard, l’auteur évoque une nouvelle fois le même roman pour préciser que c’est justement lui qui a, parmi tous « les romans romantiques » ayant nourri l’imagination maladive de son héros, servi à Roman comme sa lecture de prédilection (p. 183). Evidemment, Sterija ne se montre guère plus tendre avec l’autre « récit romantique » de son ancien maître – Ljubomir à Jelisium. Bien au contraire. C’est d’ailleurs dans cet ouvrage que Roman trouve son idole, son modèle à imiter, dans le personnage de Burjam, chevalier intrépide de Vidaković. L’auteur du Roman sans roman prend, nous semble-t-il, un plaisir particulièrement malicieux à décrire l’exaltation de son héros devant les exploits mémorables de Burjam : « Mais quelle gloire : les épées crépitent, les boucliers gémissent, les montagnes tremblent, et lui, il vole tantôt à cheval tantôt à pied tandis que les ennemis tombent devant lui comme des mouches ! » (P. 183 .)
Mais, Sterija ne se contente pas, comme nous l’avons déjà indiqué, d’une simple critique de Vidaković – et, à travers celui-ci, de ses épigones serbes – même s’il se réfère explicitement surtout à ses œuvres pour faire sa démonstration. Non, l’auteur du Roman sans roman vise beaucoup plus loin. Il s’attaque à tous les romans stériles à clichés en général, plus exactement « au vieux modèle » du roman et à ses nombreux avatars du XVIII e et du début du XIX e siècles : en particulier, le roman d’aventures baroques et ses copies ultérieures dont les traductions en serbe commençaient déjà à se multiplier. Ainsi, tout en donnant libre cours à son esprit ludique et en usant des multiples possibilités offertes par le choix du roman parodique, Sterija passe en revue tous les stéréotypes surannés du genre romanesque, pour les faire voler en éclat, pour en faire des gorges chaudes. Il s’en prend, entre autres, aux lieux communs du récit d’aventures ou sentimental : à son intrigue invraisemblable cousue de toutes pièces, à son style fleuri larmoyant et à ses héros idéalisés jouant les rôles des amants séparés – amants innocents, chastes et fidèles, bien entendu ! Il s’attaque aussi, toujours avec une délectation malicieuse, aux divers topos qui « ornaient » encore la littérature de son époque, tels que l’invocation des muses, l’intervention des forces surnaturelles et du « destin » dans la vie des humains, le rêve prémonitoire etc… Enfin, il met en joue les procédés schématisés dont un certain nombre d’entre eux a pourtant « survécu » jusqu’à nos jours, comme, par exemple, celui du « manuscrit découvert ».
Pour mettre à nu tous ces clichés bien galvaudés, Sterija recourt à toute une panoplie de moyens propres aux genres parodiques et satiriques, y compris un procédé cher à ses grands prédécesseurs, Rabelais et Cervantès, « procédé de rabaissement » mis en demeure par l’intermédiaire « d’un déploiement de comparaisons » et « d’associations intentionnellement grossières, qui rabaissent les choses comparées jusqu’au quotidien bas et prosaïque, détruisant ainsi le plan littéraire élevé ».[7] D’ailleurs, les effets les plus réussis dans le Roman sans roman proviennent justement d’un emploi habile de ce dernier procédé, ou plus exactement des jeux de contrastes dans les comparaisons que l’auteur établit, explicitement ou par suggestion, entre les clichés parodiés et l’histoire qu’il propose lui-même. Pour l’illustration, citons ici quelques exemples. Ainsi, tout au début de son livre, Sterija s’en prend à un topos vieux comme la littérature, un topos ô combien râpé devenu depuis longtemps un cliché anachronique mais qui était encore en usage à son temps. Il s’agit de l’invocation des Muses, ou d’autres forces surnaturelles, pour accéder à l’inspiration poétique et aux capacités créatrices. Pour tordre le cou à ce cliché qui sonnait déjà bien creux, l’auteur du Roman sans roman choisit, lui-aussi, sa « muse » – le vin ! – qui « rend chaque homme joyeux et lui donne un courage tout puissant ». Ce faisant, Sterija profite de l’occasion (faut-il s’en douter) pour donner un conseil fort utile à ses confrères, conseil qui n’est pas évidemment dépourvu des piques satiriques et moqueuses : « Il serait bien », dit-il, « que les écrivains, au lieu de s’appuyer sur les autres, se préparent pour l’écriture en étudiant et en lisant davantage » ! (P. 174.)
Dans la construction de ses personnages, le couple Roman – Čimpeprič, Sterija joue également sur le contraste dans les comparaisons que le lecteur doit établir entre les héros du Roman sans roman et leurs équivalents parodiés, leurs nobles modèles du roman d'aventures baroque et sentimental. Ce contraste est d'autant plus saisissant que Sterija, en brossant les portraits de ses protagonistes, accentue à l'extrême leur côté caricatural, allant jusqu'au grotesque. Ainsi, par exemple, son vaillant « chevalier errant », Roman, n'est qu'un pantin ridicule et écervelé, complètement perdu dans sa quête insensée d’exploits. « Son activité principale », remarque l’écrivain avec un sourire sardonique, c’est… « de ronfler », et ses plus brillants « exploits » – une bataille contre les singes (p. 191) et l’attaque d’un palet avec les occupants dont la principale préoccupation est de… dormir (p. 192-195) ! Au lieu de mériter l’amour de sa belle par un haut fait accompli, comme le veut le vieux bon ton livresque, le chevalier est piégé par celle-ci et doit s’enfuir. Quant à sa « bien aimée » – sa « pauvre Ariane », sa douce « Dulcinée » – la « noblesse » et le charme irrésistible de celle-ci sont déjà suggérés par son nom imprononçable composé presque uniquement de consonnes : Čimpeprič ! C’est une vieille fille à la recherche désespérée d’un mari. Evidemment, Sterija ne pouvait pas s’empêcher, comme l’exige la règle d’or du roman d’aventures baroque – de mettre à l’épreuve sa chasteté et sa fidélité. Le résultat aurait dû fort décevoir le lectorat de l’époque : Čimpreprič offre son cœur blessé au premier venu, à un « gymnosophiste », philosophe ascète, à l’allure d’un pervers sauvage. (Cette créature bizarre est aussi faite comme la caricature de l’un des personnages faisant partie du répertoire obligatoire de l’ancien roman.) Le choix plutôt pragmatique, vus les atouts séducteurs de la belle : une bouche édentée et des seins qui « auraient pu servir de modèle pour l’outre à vin de Marko Kraljević » (p. 199), légendaire chevalier serbe qui se distinguait aussi bien par ses capacités inouïes à consommer le vin que par ses exploits sur le champ de bataille.
Avec le même esprit du farceur qui ne cache pas son jeu roublard ni ses intentions moqueuses, Sterija s’en prend à un autre procédé, introduit dans la littérature depuis plusieurs siècles, à savoir le manuscrit découvert. Ce procédé employé jadis par les plus grands romanciers européens tels que, par exemple, Cervantès ou Sterne, démontre pourtant une vitalité étonnante et prouve sa fonctionnalité même chez les écrivains contemporains. En général, le « manuscrit découvert » a une double fonction : il sert d’abord à fortifier la véracité de l’histoire narrée et, puis, c’est une source référentielle d’où on puise (ou on feint de puiser) les informations se rapportant aux thèmes et aux personnages de l’histoire en question. Devenu une sorte de topos, ce procédé s’est transformé en un cliché inopérant, ou même en un faux prétexte, chez de nombreux épigones qui s’en servaient soit dans un but purement formel soit pour tenter de rendre plus crédible, auprès du lecteur, leurs histoires incohérentes et peu convaincantes. Sterija, quant à lui, recourt à ce procédé avec la nette intention de démasquer son usage abusif : sa source référentielle, son vieux « manuscrit découvert » datant « du temps de Musa Kesadžija [un personnage fictif issu de la poésie populaire serbe] » est « plus de moitié rongé par les mites et les rats » (p.177) ! Evidemment, les parties endommagées sont, on le devine, justement celles qui auraient dû fournir les explications logiques des événements extraordinaires et mystérieux auxquels doit faire face Roman dans ses pérégrinations chevaleresques. « Le manuscrit découvert » devient ainsi chez Sterija un moyen parodique efficace pour dénoncer l’invraisemblance et la fausseté des histoires racontées dans les romans d’aventures[8]. D’autre part, l’auteur du Roman sans roman, s’en sert très habilement pour mettre en place un jeu étourdissant avec son lecteur et, comme nous le verrons un peu plus tard, rendre encore plus insolite la forme ludique, à la Sterne, de son ouvrage.
On trouve, bien sûr, dans le Roman sans roman beaucoup d’autres exemples de la même veine parodique, où Sterija s’attaque aux idées reçues et aux clichés littéraires. Citons, pour en finir, un dernier exemple qui se rapporte à un topos solidement ancré dans notre tradition culturelle européenne : la liberté poétique. Encore une fois, Sterija prend pour cible les abus de ce privilège précieux des artistes, abus très fréquents dans la littérature de son époque. Et il le fait toujours à sa manière, sous le masque d’un farceur ou d’un bouffon, à travers un jeu burlesque avec ses lecteurs. Précisément, ceux-ci doivent déchiffrer une devinette qui cache un personnage égal au dieu Jupiter dont dépend le destin des royaumes, un personnage tout-puissant qui connaît le secret du « circulus quadratus » et qui est capable de faire des « miracles », tels que, par exemple, transformer en amis « les loups et les brebis », « faire d’un âne – un sage » ou encore « rendre les femmes moins bavardes » ! Oui, confirme l’écrivain avec un sarcasme cynique à l’accent auto-parodique, vous avez deviné : c’est bien – le poète, genre du fantasque auquel j’appartiens moi-même et à qui tout est permis ! (P. 185-187.) Faut-il préciser que cette représentation caricaturale du poète et de la « liberté poétique » visait surtout les récits rocambolesques dont les auteurs se permettaient justement tout et n’importe quoi. D’ailleurs, Sterija lui-même le confirme sans ambiguïté un peu plus tard. Après avoir mis en scène un « exploit » invraisemblable et burlesque de Roman, il nous offre ce commentaire railleur : « Tout ce qui, dans [mon] livre, ne relève pas du naturel, que les lecteurs le prennent, s’ils le veulent bien, pour la liberté poétique » ! (P. 191.)
3.
Nous avons déjà évoqué la complexité formelle du Roman sans roman, œuvre de structure polymorphe qui intègre en son sein la multiplicité de genres divers. Cette structure reflète en quelque sorte l’héritage littéraire multiforme que Sterija a reçu, ainsi qu’une érudition exemplaire de l’auteur. Vu cette complexité de l’œuvre, il est légitime de se poser la question suivante : la structure polymorphe de ce roman freine-t-elle sa lecture, empêche-t-elle sa pleine compréhension ? Cet ouvrage est présenté, nous l’avons vu, comme une simple « plaisanterie », donc facilement abordable et accessible à tous ! Mais, il faut le reconnaître, ce livre insolite de Sterija exige en réalité un exégète cultivé, capable de saisir, au-delà d’une lecture au premier degré, ses nombreuses nuances et allusions. Car Roman sans roman est un véritable palimpseste à plusieurs strates qui cache un complexe réseau de jeux intertextuels se référant à une tradition littéraire multiséculaire, dès l’Antiquité à l’époque du classicisme.
La critique serbe a mis beaucoup de temps pour découvrir toutes les « sources » du Roman sans roman et à mettre en lumière les multiples liens qui constituent son réseau intertextuel. A cet égard, il faut citer en particulier l’étude de Miron Flašar consacrée à l’œuvre romanesque de Jovan Sterija Popović.[9] Dans cette étude approfondie et éloquente Flašar suit minutieusement, dans le Roman sans roman, les traces des échos de divers auteurs européens : des rhéteurs et poètes grecs et latins, des satiristes classiques et modernes, des grands romanciers dont les œuvres aux accents humoristiques, parodiques ou satiriques ont profondément marqué l’histoire du roman européen. Flašar a analysé, avec une attention toute particulière, les « sources antiques », grecques et romaines, d’où Sterija a abondamment puisé son inspiration. Résumons brièvement les résultats de ses analyses, ainsi que celles faites par Milirad Pavić[10], avant de parler, avec un peu plus de détails, des échos, tout aussi intéressants, des œuvres de Cervantès et de Sterne dans le Roman sans roman.
Selon Flašar et Pavić, Sterija a usé habilement non seulement de l’esprit satirique et parodique mais aussi des procédés qui caractérisent la diatribe et la ménipée antiques ainsi que des œuvres nées dans leurs sillages. D’ailleurs, si l’on examine plus attentivement la structure hétérogène du Roman sans roman, on peut y apercevoir facilement de nombreuses traces surtout de la diatribe hellénique. Ce n’est pas étonnant lorsqu’on sait que, parmi tous les genres rhétoriques de l’Antiquité, c’est justement elle qui, d’après Mikhaïl Bakhtine, offre « le plus grands nombres de potentialités romanesques ».[11] Dans ce genre rhétorique, pratiqué avec virtuosité en particulier par les philosophes cyniques, s’entrecroisent, rappelons-le brièvement, des anecdotes édifiantes et des fables allégoriques, une rhétorique savante empruntée aux sophistes et les sentences des grands auteurs de l’époque. Encore une singularité de la diatribe mérite d’être soulignée ici : le dialogue fictif avec l’auditeur. En effet, tous ces éléments sont plus ou moins présents dans le Roman sans roman mais, bien évidemment, travestis et adaptés à un nouveau contexte qui accentue leurs effets satiriques et parodiques. Toutefois, Sterija a visiblement apprécié surtout la forme du dialogue fictif – forme qui correspondait parfaitement à ses affinités de dramaturge et à son esprit ludique – puisque son roman se déroule entièrement comme un dialogue imaginé avec ses lecteurs.
La plupart de ces sources antiques, comme d’ailleurs un certain nombre d’autres appartenant aux époques postérieures, sont explicitement indiquées dans le roman. L’auteur y évoque, par exemple, Enéide, introduit comme personnage le philosophe cynique Diogène, cite de nombreuses sentences en latin, se réfère à plusieurs reprises à Horace, sans doute son auteur antique préféré, dont les œuvres satiriques rappellent aussi – ce n’est pas un hasard – la diatribe des philosophes grecs. Ovide est aussi explicitement évoqué : précisément, en faisant un parallèle parodique entre le couple mythique Thésée – Ariane et son couple des « amants amoureux » Roman – Čimpeprič, l’auteur du Roman sans roman se réfère aux Héroides de ce grand poète latin et indique scrupuleusement, dans une note de bas de page, sa source. Enfin, pour terminer avec l’héritage antique de Sterija, rappelons encore une des ses sources, et non pas la moindre, les œuvres de Lucien de Samosate. En effet, les œuvres de cet insolent et brillant écrivain grec, empreintes de la fantaisie et d’une imagination bouffonne, ont fortement inspiré Sterija. Les traces de ses Dialogue des morts, Lucius ou l’Âne et Histoire vraie (où le héros et, avec lui, le lecteur voyagent dans la Lune, dans le Pays des songes ou, encore, dans le ventre d’une baleine !) sont particulièrement visibles dans l’épisode qui se déroule dans le « Pays des ânes ». Dans cet épisode où Sterija met en scène un dialogue burlesque et bouffon entre les ombres des ânes morts – parmi lesquels se trouve également le célèbre âne de Sancho Pança (indice qui révèle, comme nous le verrons, une autre source, d’une époque postérieure) – l’auteur du Roman sans roman, à l’instar de Lucien de Samosate et bien avant les astronautes américains, fait visiter à ses lecteurs… la Lune ! Evidemment, l’esprit farceur de Sterija n’a pas pu s’empêcher de profiter de cette visite extraordinaire pour taquiner les précieuses serbes, l’un des thèmes de prédilection de ses comédies : il s’est efforcé surtout de satisfaire la curiosité de celles-ci, en leur offrant des informations « édifiantes » sur les dernières tendances en matière de mode chez les habitants de la Lune !
4.
En se livrant à une critique sans merci du roman d’aventures baroque, Sterija tente parallèlement de mettre en valeur, évidemment à sa manière, quelques autres types de roman, plus modernes et plus réussis sur le plan esthétique, notamment les romans de Wieland, Cervantès, Lesage ou encore de Laurence Sterne. D’ailleurs, les œuvres de ces auteurs, évoqués explicitement dans le Roman sans roman, ont servi à Sterija soit comme source d’inspiration, soit comme modèle à suivre : modèle adapté, naturellement, à la sensibilité personnelle et aux choix esthétiques de l’écrivain serbe. Ainsi, comme le souligne Dragiša Živković[12], il est possible de trouver plusieurs points communs entre cet ouvrage de Sterija et certains romans de Wieland, surnommé « le Voltaire de l’Allemagne », en particulier les Abdéritains et Don Silvio de Rosalve. Mais, les analogies que l’on peut établir entre Roman sans roman, d’un côté, et Don Quichotte de Miguel Cervantès ou Tristram Shandy de Laurence Sterne, de l’autre, sont, nous semble-t-il, encore plus significatives.
Dans son livre, Sterija évoque à plusieurs reprises le célèbre roman de Cervantès qu’il apprécie particulièrement. En voici une preuve parlante. Dans l’une de ses causeries avec les lecteurs fictifs, l’auteur ira même jusqu’à gronder tous ceux qui n’ont pas lu le Don Quichotte avant d’enfoncer le clou : « ....les Serbes doivent avoir honte », lance-t-il sans sourciller, « de ne pas posséder [ce livre] dans leur langue, ainsi que des romans de Lesage, Sterne, Wieland... »[13] (P. 223.) La qualité principale qui rapproche les deux écrivains, serbe et espagnol, réside, bien sûr, dans l’idée directrice de leurs deux livres, précisément dans leur intention de parodier certains types du roman d’aventure : dans le cas de Cervantès celui des chevaliers, dans le cas de Sterija celui de Milovan Vidaković et, à travers lui, le roman baroque historico-héroïque et sentimental.
Que le Don Quichotte ait servi de modèle dans l’élaboration de Roman sans roman, il ne peut y avoir aucun doute. C’est d’ailleurs Sterija lui-même qui suggère d’une certaine manière un tel constat. Et non seulement par le nombre d’allusions ou de détails concrets qui se réfèrent explicitement à l’histoire du fantasque chevalier de la Manche comme, par exemple, ceux-ci : le choix du nom donné à la jument de son héros – Rossinante ; l’histoire de l’âne de Sancho Pança ; l’usage parodique des noms propres des protagonistes du roman de l’écrivain espagnol (Roman est appelé « le nouveau Don Quichotte », et Čimpeprič – « notre Dulcinée ») ; la comparaison entre la bataille avec les singes dans le Roman sans roman et celle avec les moulins dans le Don Quichotte etc. D’autres détails, au demeurant plus importants, indiquent également la parenté de ces deux œuvres. Comme « le chevalier sans cervelle » de Cervantès, Roman, protagoniste de Sterija, nourrit lui aussi son imagination folâtre de littérature romanesque de la même verve qui le pousse, ensuite, sur le chemin d’aventures extraordinaires et le « guide » dans ses « exploits » chevaleresques. On dirait même que le personnage de Roman est conçu selon « la recette » de Don Quichotte dans laquelle celui-ci définit la noble vocation et le devoir moral d’un « chevalier errant ». D’après cette « recette », un véritable chevalier digne de ce nom doit « aller par les solitudes, les déserts, les croisières de chemins, les forêts et les montagnes, chercher les périlleuses aventures avec le désir de leur donner une heureuse issue... » (Don Quichotte, deuxième partie, ch. XVII.) Enfin, comme c’est le cas pour le « chevalier de la Triste-Figure », tous les exploits de son homologue serbe sur son « chemin de gloire » se terminent, évidemment, d’une façon bien malheureuse, à cette différence près que Sterija accentue davantage le côté livresque de son héros et ajoute au comique de ses aventures une dimension carrément grotesque.
Ces quelques exemples démontrent clairement la parenté proche entre ces deux romans, et cela au point que l’on peut d’ores et déjà confirmer la solidité de l’hypothèse émise par Jovan Deretić, à savoir qu’avec Roman sans roman Sterija a tenté de créer un Don Quichotte serbe ![14] D’ailleurs, pour étayer davantage cette hypothèse, on pourrait ajouter d’autres exemples qui révèlent également l’existence de points communs entre le roman de Cervantès et celui de Sterija sur le plan structurel et formel. Evoquons en quelques-uns parmi les plus importants : l’usage des procédés d’amplification au moyens desquels l’action se rompt sans cesse ; la différence structurelle dans la composition de la Première et de la Seconde parties de deux ouvrages ; les nombreuses digressions et l’abondance des « sujets adventices » et « d’autres enfantillages que l’on ne peut s’empêcher de conter » (Le Don Quichotte, ch. LXII), la mise à nu des procédés utilisés etc.
Certes, sur le plan strictement formel, Roman sans roman rappelle également Tristram Shandy de Laurence Sterne. A ce propos il suffit de prendre en considération quelques-unes des caractéristiques formelles de ce dernier soulignées par Viktor Chklovski dans son étude consacrée à ce roman, par ailleurs l’un des plus originaux de la littérature anglaise.[15] Ce livre, qui « révolutionna la forme à l’extrême », précise ce formaliste russe, « accuse l’architecture même du roman » : l’action s’interrompt à tout moment, l’auteur va d’un sujet à l’autre en se laissant guider par ses libres associations et en s’enfonçant dans les digressions les plus disparates. « Chez Sterne, le récit inachevé est de règle, qu’il y ait à cela un prétexte ou non » et, souvent, « là où nous nous attendons à trouver un palier, l’escalier s’ouvre sur le vide », constate Chklovski avant d’ajouter : mais, attention, ce chaos apparent, « ce désordre est voulu » ; « c’est rigoureux comme un tableau de Picasso » !
Cette forme anarchique, cette architecture romanesque éclatée, ces arrêts permanents de l’action, aléatoires et sans prétexte, enfin, cet insaisissable esprit ludique de Sterne, tout cela caractérise également le Roman sans roman. Comme l’auteur du Tristam Shandy, Sterija applique rigoureusement, et avec une certaine jouissance, la technique du coq-à-l’âne[16] ou, si l’on préfère, celle du saut de puce : tout en feignant d’avoir quelque chose d’important à dire à ses lecteurs ou, tout simplement, pour jouer avec eux en mettant à l’épreuve leur patience, il arrête subitement l’histoire de son héros – une histoire présentée exprès, comme nous l’avons vu, comme invraisemblable, cousue de toutes pièces – et passe à autre chose, à un autre sujet. En fait, comme l’a fort judicieusement remarqué il y a longtemps Jovan Skerlić, « dans ce roman, l’action joue un rôle secondaire tandis que des digressions et des réflexions occupent le premier plan »[17]. Evidemment, ces « digressions et réflexions » qui concernent des thèmes très disparates – certaines parmi elles apparaissent d’ailleurs comme hors sujet – sont elles- aussi exposées selon le principe du saut de puce. Sans se soucier trop de la cohérence de son récit Sterija passe en revue et dans le désordre, « un désordre voulu », ses « traités » sur les larmes, sur les robes, sur les noms propres, sur la mode dans la Lune… ou encore ses variations railleuses et loufoques sur l’amour et le mariage.
Enfin, comme son homologue anglais, l’auteur de Roman sans roman laisse son récit inachevé en donnant, il est vrai, un prétexte : prétexte, bien entendu, à connotation parodique et satirique. Ainsi, après avoir subitement interrompu son histoire à la fin de la Première partie, justement au moment où apparaît un semblant de dénouement de l’intrigue, l’écrivain, pour narguer ses lecteurs, leur lance ni plus ni moins – un ultimatum : « Si vous êtes intéressez pour lire la suite de l’histoire », dit l’auteur, « eh bien, préparez un nouveau florin pour la Seconde partie » ! (P. 205.) A la fin du roman, Sterija abandonne définitivement son vaillant héros toujours en pleine action, et trouve, pour terminer, une nouvelle astuce. Tout en feignant de répondre à la question de ses lecteurs au sujet de la taille de son récit un peu trop court – une question qui exprime l’étonnement : « quoi, déjà la fin ? » – il recourt à une explication à l’effet apparemment autoparodique mais qui, en fait, prépare mieux sa frappe satirique. Oui, feigne-t-il de se justifier, toute cette histoire n’est tout de même qu’une simple « goguenardise » et une « plaisanterie ». Et « la plaisanterie, plus elle est salée, plus elle doit être courte » ! (P. 236-237.)
Mais si les ressemblances entre Tristram Shandy et le Roman sans roman sont évidentes sur le plan formel, les différences entre ces deux œuvres sont tout aussi manifestes quant aux intentions et idées de leurs auteurs. Comme le souligne à juste titre Dragiša Živković, Starija n'avait pas du tout l'intention « d'écrire un roman humoristico-causeur du type de Tristram Shandy et encore moins de s'interroger sur le bien-fondé des théories psychologique et philosophique de John Lock ». Non, son intention était tout autre. Inspiré par l’esprit ludique de Sterne et par « sa pensée humoristico-ironique et satirico-paradoxale », conclut Živković, Sterija a recours à la forme du « roman parodico-satirique » avec le but de s’attaquer aux problèmes épineux de la littérature serbe et de mettre sous sa loupe satirique « les phénomènes de la société de son époque ».[18]
5.
Avec son côté à la fois ludique et parodico-satirique fortement inspiré en particulier par la diatribe hellénique et par les chefs-d’œuvre de Cervantès et Sterne, avec son réseau de références littéraires et ses jeux intertextuels qui font de lui une sorte de palimpseste, enfin avec sa forme insolite d’anti-roman qui s’attaque à tous les clichés et toutes les conventions littéraires de son époque, le Roman sans roman a dû apparaître, aux yeux de ses contemporains, comme un objet étrange et bizarre qui interloque et désempare. Bien sûr, Sterija était lui-même parfaitement conscient de la dimension novatrice et de la portée quasi-révolutionnaire de son ouvrage. Il savait également que son œuvre déroutante – « la première de ce genre en langue serbe » (p. 169), comme il le remarque explicitement dans sa préface – pouvait déranger, voire choquer un public et une critique mal préparés pour affronter une telle nouveauté, et qu’il fallait avoir un certain courage pour l’assumer. Mais, avait-il vraiment ce courage nécessaire ? Ce n’est pas certain, même si l’auteur a feint de se préoccuper peu de l’impact que son livre risquait de faire dans la littérature nationale de l’époque : « Cette entreprise [Roman sans roman ] fera-t-elle une révolution dans un système quelconque », note-t-il sur un ton nonchalant, « je ne m’en soucie guère » (p. 170) !
Manque de courage ou pas, une chose est évidente : tout en sachant qu’il est allé trop loin dans sa démarche novatrice – trop loin par rapport aux capacités réceptives de ses contemporains – et craignant sans doute les réactions hostiles que risquait de susciter sa critique radicale des tendances dominantes dans le roman serbe d’alors, Sterija a pris un certain nombre de précautions pour éviter ou détourner des attaques éventuelles. Evoquons, à titre d’exemple, seulement les deux détails révélateurs tirés de sa préface. Pour masquer ses véritables intentions et la force de frappe ravageuse de son livre, l’auteur tente d’abord de rassurer le lecteur : « Mon œuvre ne comporte rien d’autre » dit-il sur le mode de l’auto-ironie, « que ce que les Latins appellent sales et facetiae, les Allemands Witz und Laune, et les Serbes – (…) plaisanterie, trait d’esprit ou bouffonnerie » (p. 169). Dans le même esprit farceur et, évidemment, dans le même but, l’écrivain recourt un peu plus tard à une autre astuce : il note à la fin de sa préface qu’il commence la rédaction de son manuscrit – le 1er avril ! C’était en fait une manière détournée pour suggérer une nouvelle fois au lecteur (et à ses contradicteurs potentiels) que son livre n’est vraiment rien d’autre qu’une farce – un poisson d’avril ! Mais toutes ces précautions, toutes ces astuces pour « rassurer » le lecteur, n’ont pas suffi apparemment pour rassurer l’écrivain lui-même. La preuve en est, cette ultime précaution, l’une de trop : à savoir, la Seconde partie de son livre ne fut publiée qu’après la disparition de Sterija !
Les précautions prises par l’auteur, en particulier le fait que la Seconde partie de l’ouvrage soit restée longtemps inédite, ont-elles joué un rôle décisif dans l’accueil et la réception du Roman sans roman ? En d’autres termes, ont-elles empêché ce livre audacieux d’accomplir sa mission « révolutionnaire », celle dont rêvait secrètement Sterija ? Oui, en partie sans doute. Cela dit, force est de constater que la littérature serbe d’alors – en pleine mutation, en pleine quête de son identité propre – n’était pas encore prête à recevoir de manière appropriée une œuvre qui était trop en avance par rapport à son époque. C’est là d’abord, nous semble-t-il, qu’il faut chercher la raison pour laquelle le Roman sans roman a dû attendre un certain temps avant qu’il soit reconnu à sa juste valeur. D’ailleurs, ce n’est qu’avec l’évolution accélérée et la maturation du genre romanesque chez les Serbes, que ce livre précurseur de Srerija trouvera la place qu’il mérite : celle d’une œuvre de référence qui ne cesse depuis d’inspirer des générations d’écrivains et en particulier ceux qui cherchent leur voix hors des sentiers battus.
NOTES
[1] Милорад Павић : Историја српске књижевности III, Досије - Hаучна књига, Београд, 1991, р. 135.
[2] Јован Деретић : Видаковић и рани српски роман, Матица српска, Нови Сад, 1980, р. 149.
[3] A ce propos, citons Jovan Skerlić qui s’est naturellement montré très sévère à l’égard de cette première tentative romanesque de Sterija. C’est « un roman qui relève d’une romantique exagérée, naïf, fait de toutes pièces », souligne-t-il avant d’enfoncer le clou : cette œuvre est « sans valeurs littéraires ». In : Историја новије српске књижевности, Завод за издавање уџбеника, Београд, 1997, р. 153.
[4] Il vient seulement de l’être dans une édition critique : Дејан и Дамјанка или падeније босанског краљевства (приредили Сава Анђелковић и Љиљана Суботић), Вршац, КОВ, 2007.
[5] Roger Zuber, « Satire », Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis – Albin Michel, 2001, p. 775.
[6] Dans notre analyse du Roman sans roman nous nous référons à l’édition critique des œuvres choisies de Sterija : Јован Стерија Поповић : Песме – Проза, Српска књижевност у сто књига, књ. 19, Матица српска – СКЗ, Нови Сад – Београд, 1958. Cette édition reproduit fidèlement la première édition de ce roman publié en 1838.
[7] Voir : Mikhaïl Bakhtine : Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Gallimard, 1991, p. 200.
[8] On peut supposer que Sterija a visé également Milovan Vidaković qui, dans la préface de Ljubomir, informe ses lecteurs que l’histoire exposée dans ce roman se réfère à « un vieux manuscrit » trouvé dans « le monastère Ravanica ». Un tel manuscrit ne fut jamais retrouvé, constate catégoriquement Pavle Popović, « et, certainement, il n’a jamais existé ». Voir : Павле Поповић : « Милован Видаковић », in. Српска књижевност у књижевној критици III ; « Од барока до класицизма », р. 536.
[9] Мирон Флашар : « Реторски, пародистички и сатирички елементи у романима Јована Стерије Поповића », Зборник историје књижевности Сану, књ. 9, Београд 1974, р. 111-429. Voir aussi : Слободан А. Јовановић : « Страни одјеци у Стеријином делу », Књига о Стерији, СКЗ, Београд 1956, р. 177-219 ; Милан Токин : « Књигољубац Стерија », Књижевничар, 1956, n° 17-18, р. 448-450 ; Драгиша Живковић : « Стерија и европска књижевност », Токови српске књижевности, Матица српска, Нови Сад 1991, р. 247-255.
[10] Милорад Павић, op. cit.
[11] « Parmi toutes les formes rhétoriques de l’hellénisme », souligne Bakhtine, « c’est la diatribe qui contient le plus grands nombres de potentialités romanesques ; elle admet, et même exige, la diversité des modes verbaux, la représentation dramatique, parodique et ironique des points de vue d’autrui, elle permet de mélanger vers et prose etc. » In : Esthétique et théorie du roman, p. 187.
[12] Voir : « Пародично-хумористични и иронични стилски елементи као творачки принцип у српској прози ХIХ века », Европски оквири српске књижевности II, Просвета, Београд, 1994, р. 238.
[13] La première traduction en serbe du Don Quichotte, faite par Djordje Popović Daničar, est apparue bien plus tard, après la mort de Sterija, en 1895.
[14] Јован Деретић, op. cit., p. 151.
[15] Voir : « Le roman parodique : Tristram Shandy de Sterne », in : Sur la théorie de la prose, l’Age d’Homme, 1973, p. 211-244.
[16] Pour qualifier la forme insolite de son roman, Sterne emploie exactement ce terme, non sans autoironie, à la fin de son ouvrage. Voici comment se termine Tristram Shandy. « Seigneur Dieu ! dit ma mère, qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? – Un coq-à-l’âne, dit Yorick, et un des meilleurs en son genre que j’aie entendu. » Cité d’après Victor Chklovski, op. cit., p. 224.
[17] Јован Скерлић, op. cit. p. 154.
[18] Драгиша Живковић, op. cit., p. 239.
SUMMARY
THE SERBIAN DON QUIXOTE (ROMAN WITHOUT ROMAN BY JOVAN STERIJA POPOVIĆ)
Roman without roman / Roman bez romana, written in 1832 by Jovan Sterija Popović (1806-1856) at a time when the Serbian novel was only just emerging as a genre, is today considered something of a “small literary miracle”. The novel, part humorous and part satirical-parody, is inspired in particular by Hellenic discourse and by the major works of Cervantes and Sterne, while its network of literary references and intertextual games render it a palimpsest of sorts. Finally, with its unusual, anti-novel form that attacks all the literary clichés of its day, Sterija’s daring book is indeed a miracle. Or, more precisely, it is a miraculous attempt to bring about, in the first half of the 19th century, a “Copernican Revolution” in Serbian prose. An endeavour which certainly remained misunderstood by the author’s contemporaries, yet which will continue to bear fruit by acting as a source of inspiration for generations of writers to come.
KEYWORDS :
- Emergence of the modern Serbian novel - 19th century Serbian novel - Parody - Anti-novel - Intertextuality
In : Jovan Sterija Popović. Un classique parle à notre temps. Actes du colloque international tenu à la Sorbonne les 24 et 25 mars 2006. Textes réunis par Sava Anjelkovic et Paul-Louis Thomas. – Paris : L'Harmattan, 2008, p. 69-84.
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