LE SURRÉALISME SERBE
par
SERGE FAUCHEREAU
Dusan Matic est mort il y a quatre ans, Marko Ristic l'an passé, et le temps a décimé et dispersé le reste du groupe. Ces surréalistes de Yougoslavie, on les connaît si mal qu'il faut peut‑être de temps en temps rappeler que leur histoire est intimement mêlée à celle du surréalisme français.
Dusan Matic : Bagdala Trad. du serbo‑croate par H. et F. Wybrands. La Différence éd., 1984, 246 p.
Si l'on ne saurait accorder aucune priorité aux Français ou aux Yougoslaves ‑ et pour être plus précis : aux Serbes puisqu'il va s'agir d'un surréalisme essentiellement belgradois ‑ c'est que, partis d'une même admiration pour Lautréamont, Rimbaud ou Apollinaire, les uns et les autres auront une évolution parallèle.
En 1922 paraît à Belgrade la revue les Voies où publient déjà les principaux poètes de ce qui sera le surréalisme serbe : outre une poésie novatrice, on y pratique une critique à coups de balai qui n'est pas sans faire songer à Littérature qui paraît à Paris.
La rencontre devait fatalement se produire puisque la plupart des poètes et peintres serbes séjourneront à Paris à un moment ou à un autre au début des années vingt. Le premier numéro de la Révolution surréaliste en décembre 1924 recommande de lire la revue belgradoise Témoignages ; celle-ci, de son côté, rend compte du Manifeste et des publications des surréalistes français.
Au Cyrano en 1925
Le premier à avoir véritablement participé aux réunions parisiennes est Dusan Matic, en 1925, au Café Cyrano dont il a plus tard évoqué l'atmosphère dans André Breton oblique (1976) [1]. Il sera d'ailleurs l'un des signataires du manifeste "La Révolution d'abord et toujours", de même que Monny de Boully, autre Belgradois arrivé depuis peu à Paris. Contrairement à ses amis serbes, Monny de Boully décidera de faire une carrière en langue française : c'est lui qui traduira pour la Révolution surréaliste jusqu'à ce qu'après sa rupture avec Breton on le retrouve dans le groupe du Grand Jeu.
Curieusement, Ristic ne signe pas ; ne se trouvant pas alors à Paris, on n'avait probablement pas pu le consulter. C'est bien pourtant dans le même numéro de la Révolution surréaliste qu'il publie le poème "Se tuer" :
... Plonger plus que la vie dans cette rivière Où brûlent les jours à venir à mourir de rire Scaphandrier noyé sur une civière Exact au rendez‑vous où la mort se mire
En 1925, Milan Dedinac fait paraître l'Oiseau public et Ristic, en 1928, alors qu'il revient de Paris, un essai lyrique intitulé Sans mesure : ce sont les premières oeuvres majeures du surréalisme serbe. En fait, c'est en 1929 que les écrivains et peintres surréalistes serbes, jusqu'alors dispersés, s'organisent en un groupe cohérent ; ils fondent une centrale surréaliste à Belgrade à l'instar de leurs amis français et se définissent à coups de manifestes.
En 1930, les "Editions surréalistes" de Belgrade publient l'almanach l'Impossible, auquel collaborent évidemment tout le groupe mais aussi, en langue originale, plusieurs surréalistes français : Breton, Aragon, Péret, Eluard… L'accord entre les uns et les autres est parfait et tous pourraient dire comme Matic : "Je me considère fils de mon époque ‑ du point de vue de l'action, unique critère des hommes ‑ bien que mon pouls ne batte pas toujours au rythme du sien" (texte de 1929, repris dans Bagdala). Les surréalistes serbes vont aussi se proclamer matérialistes et révolutionnaires, ce qui n'est pas sans danger dans la Yougoslavie de l'époque. Ils définissent leur position dans un long manifeste collectif que la nouvelle revue de Breton le Surréalisme au service de la révolution reprend sous le titre "Belgrade, 23 décembre 1930". Tout le texte est animé d'une si belle véhémence qu'on ne saurait se priver d'en donner ici un petit extrait :
"… Etre possédé sans répit par la logique de la liberté, de la frénésie, de l'infini, et se rappeler : "défense de fumer", "ne pas se pencher en dehors", "tenir la droite", "entrée interdite". Préconiser le scandale volontaire, la provocation, la démoralisation et exiger la gravité et l'honnêteté rigoureuse, élémentaire de toute parole et de tout acte. Rosser R. Drainatz et veiller au coeur du rêve, être dans le réel du rêve. Rejeter toutes ces infectes et belles belles‑lettres et écrire des poèmes. Ne pas pouvoir s'arracher à la ténèbre unique du Problème Total, et l'humour, cet humour forgé sur l'enclume du pessimisme. Vivre le désespoir irrémédiable et l'âpre espoir de la détermination sociale. Tout cela. Et tout le reste."
La police va interdire la diffusion de ce texte, mais pendant deux ans les surréalistes serbes vont encore pouvoir s'exprimer. En 1931, une nouvelle revue belgradoise, le Surréalisme aujourd'hui et ici, publie de nouveau côte à côte surréalistes français et serbes. L'action révolutionnaire y prend de plus en plus le pas sur la poésie. Or le régime dictatorial ne l'entend pas ainsi et montre qu'il ne tolérera pas de contestation marxiste. Matic l'explique en quelques lignes : "Les choses se précipitèrent : en 1932, plusieurs arrestations et deux condamnations aux travaux forcés, de cinq à trois ans, par le Tribunal pour la Défense de l'Etat." Le groupe serbe décimé, leurs amis français protestent avec véhémence ; mais c'est en vain que par la bouche de René Crevel ils dénoncent "la police yougoslave qui se vante d'être une des plus fortes du monde". Les uns purgeront leur peine, les autres ne pourront plus publier en Serbie, sans pour autant renoncer à leurs convictions. Si bien que jusqu'à la Guerre, l'activité surréaliste ne sera plus sensible que chez quelques rares peintres. Mais après la Guerre et la Libération, le pays ayant opté pour le socialisme que les surréalistes avaient appelé de leurs voeux, il ne sera pas surprenant de retrouver les poètes des années trente dans des fonctions officielles ‑ Ristic devint notamment ambassadeur à Paris.
Ristic
Ristic a longtemps fait figure de meneur et principal théoricien du surréalisme serbe, mais on s'est assez vite aperçu que l'écrivain le plus riche était Dusan Matic, bien que celui‑ci ait attendu l'après‑guerre pour rassembler ses nombreux textes épars. Son principal recueil, Bagdala (1954), qui paraît aujourd'hui en français, réunit des oeuvres de 1922 à 1951 : généralement courtes, ce sont des poèmes en vers et en prose, des essais, des réflexions et même des citations d'écrivains appréciés. Divers sans être touffu, Bagdala est un livre qui se savoure. On y retrouve ainsi "Pêche trouble en eau claire" que le Surréalisme au service de la révolution avait publié en partie il y a un demi‑siècle :
...Et voilà qu'au fond de ces eaux a clos les yeux celle à qui je ne pense jamais. Ne pense jamais.
elle a clos les yeux pour mieux me regarder, pour mieux me garder. Me garder
car elle garde elle prend garde que tout s'en aille pourtant au diable.
Au diable.
sur cette lettre ma tête penchée ma tête blessée ma drôle de tête.
Profondément marquée par les guerres dont Guernica lui avait donné un avant‑goût, la poésie de Matic a perdu sa luxuriance avec le temps, mais sans rien perdre, à devenir plus claire, de son imagination et de sa force :
Et il faut seulement
Il faut encore judicieusement
Simplement
Aimer
Et donner dans le contact premier second
Et autant encore qu'il nous en reste
Ce peu de chaleur qui bat entre tes doigts
Quel surréaliste de Yougoslavie, de France ou d'ailleurs ne reconnaîtrait pas pour sienne cette grande leçon de générosité ?
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[1] Outre ce titre, les éditions Fata Morgana ont publié Songes et mensonges de la nuit (2 volumes). Quant à l'oeuvre plastique de Matic, quand en aurons‑nous enfin une exposition ?
In La Quinzaine littéraire, n° 432, le 16 janvier 1985.
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