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Poète, romancier et essayiste, Dušan Matić est un des principaux promoteurs du surréalisme serbe. Dans sa vie et sa création littéraire, il est possible de distinguer trois phases que l’on pourrait nommer : le surréalisme, l’engagement social et le retour au surréalisme. Précisément, Matić commence à s’intéresser aux idées avant-gardistes et surréalistes durant son séjour en France, où il arrive au cours de la Première Guerre mondiale, après l'exode de l'armée serbe évacuée d'Albanie. D’abord étudiant à Grenoble et à Nice, où étudiaient également de nombreux autres jeunes hommes de la Serbie alors occupée, il poursuivra ses études à Paris où il fera plus tard la connaissance de Breton. C’est donc dans la capitale française que le jeune poète deviendra un fervent adepte du surréalisme. La meilleure preuve en est son activité littéraire après le retour dans son pays : revenu à Belgrade, où il termine ses études et travaille comme professeur de philosophie dans un lycée, Matić commence aussitôt à diffuser – avec M. Ristić, Dj. Kostić et les autres jeunes poètes – l’état d’esprit surréaliste dans la capitale serbe. Parallèlement, il publie, dans la revue Chemins [Putevi], l’article « Vérité comme construction » [Istina kao konstrukcija, 1922], et participe à la fondation et à la rédaction de la revue Témoignages [Svedočanstva], de l’almanach Nemoguće-L’Impossible (1930) et de la revue Le Surréalisme aujourd’hui et ici |Nadrealizam danas i ovde]. Sa création littéraire à cette époque est marquée par la mise en question de la tradition et par la quête de nouvelles formes poétiques, ce qui est perceptible surtout dans les poèmes suivants : « Les saisons » [Godišnja doba], « Exercices scolaires » [Domaći zadatak], « Zarni vlač » (poème écrit en collaboration avec A. Vučo ) – qui est un jeu de mots et de sens, fondé sur les perturbations et les déformations lexicales, morphologiques, syntaxiques – mais aussi dans le collage très réussi « La Pêche trouble dans l’eau claire » (publié d’abord dans L’Impossible et ensuite, en français, dans le numéro 6 du Surréalisme au service de la révolution) ou encore dans « Un acte d’amour…» [Jedan akt ljubavi…], simulation du délire paranoïaque de l’interprétation. En 1932 Matic publie, avec O. Davičo et Dj. Kostić, Position du surréalisme dans le processus social [Položaj nadrealizma u društvenom procesu]. Un changement notable dans la poétique et l’écriture de cet écrivain survient au début des années trente (le début de la phase de l’engagement social), lorsqu’il rejoint, comme les autres surréalistes serbes, le mouvement de la littérature sociale, ce qui va aboutir à l’extinction du surréalisme belgradois vers la fin de 1932. Matić, qui est par deux fois arrêté pour son engagement politique, écrit des poèmes engagés sans pour autant renoncer tout à fait aux procédés surréalistes. À l’expérimentation de la langue et des formes poétiques s’ajoutent les thèmes sociaux et l’influence de l’idéologie marxiste, comme le montre une suite d’ouvrages dont la plupart sont écrits en collaboration avec A. Vučo. Ainsi, durant cette deuxième phase, Matić publie plusieurs photomontages ; une préface pour un livre de Vučo – Les exploits des cinq petits coqs (1933) – destiné à des enfants ; un poème « Maria Ručara » (1935) évoquant le travail pénible des ouvriers ; un autre poème « Numéros 4-21-35 » qui est consacré à une jeune fille anonyme, morte dans les rues de Madrid ; un cycle de poèmes « Noté entre 1941 et 1944 », inspiré par la Seconde Guerre mondiale et les souffrances qu’elle provoque ; ainsi qu’un roman Vers minuit [Gluho doba, 1940] qui est une image réaliste de la Serbie au début du XXe siècle. Mais, le traitement des thèmes sociaux ou patriotiques est aussi une réflexion sur les problèmes existentiels. Après la libération et surtout après la rupture de Tito avec Staline en 1948, qui entraîne le relâchement de la pression idéologique, on assiste à un renouveau du modernisme dans les années cinquante et à un conflit entre les « réalistes », qui continuent à soumettre la littérature à des fins idéologiques, et les « modernistes », qui luttent pour la liberté de la création artistique. Matić, qui joue un rôle important dans la vie littéraire et culturelle en Yougoslavie, se range du côté des « modernistes » et revient en quelque sorte au surréalisme, en essayant de le concilier avec les exigences idéologiques. Ce retour au surréalisme est perceptible dans toutes ses œuvres écrites à cette époque, y compris Alea iacta [Kocka je bačena, 1957], un roman poétique, composé d’une suite de fragments dont certains constituent de vrais poèmes en prose. Durant cette période, on voit ainsi paraître une suite de recueils de vers et de proses poétiques : Bagdala (1954), L’Éveil de la matière [Buđenje materije, 1959], Le Livre des rituels [Knjiga rituala, 1967], La Nuit veille [Budna noć, 1974], Paix-Éclair [Munjeviti mir, 1977] ; et de recueils d’essais et de critiques littéraires : Un aspect de la littérature française [Jedan vid francuske književnosti, 1952], La Robe de bal d’Ana [Anina balska haljina, 1956], À la sellette du jour [Na tapet dana, 1961], Songes et mensonges de la nuit [Laža i paralaža noći, 1962], Clairière et raison [Proplanak i um, 1969], La Nouvelle Robe de bal d’Ana [Nova Anina balska haljina, 1974], André Breton oblique (1976), Le Passé dure longtemps [Prošlost dugo traje, 1977]. Pourtant, ces trois phases qui caractérisent l’évolution littéraire de cet écrivain, ne sont que différents aspects d’une même personnalité créatrice, préoccupée par des problèmes existentiels et par le désir surréaliste d’accéder à une connaissance totale où s’abolissent les contradictions de l’esprit logique. Les œuvres de Matić expriment une vision philosophique marquée par la mise en question du rationalisme. « Nous savons que la réalité est dans son fond irrationnelle et qu’aucune image que nous pouvons en donner ne sera adéquate », dit-il dans « Vérité comme construction ». Cette constatation est le point de départ d’une réflexion qui aboutit au rejet de tout système et à une éthique fondée sur la réhabilitation de l’irrationnel. Conscient que la vie a beaucoup de visages, Matić rejette tout acte extrême au profit de l’activité poétique en considérant que seule la poésie est capable de saisir la vie dans sa diversité inépuisable. La poésie est « le charme inexprimable de la vie », l’expression de « cette totalité de l’homme, qui est au fond de tout » et que le surréalisme se proposait de ressusciter. Au fond, Matić est resté fidèle au surréalisme dont le contact avec le marxisme, comme il l’explique lui-même, « n’était pas une question théorique, mais une question de la pratique », car « le surréalisme n’était pas seulement une nouvelle conception de la poésie mais aussi l’expression d’une révolte profonde contre la société existante » [Clairière et raison, 1969]. Jelena Novaković |