L’œuvre de Milos Tsernianski (1893-1977), poète et romancier, auteur de récits de voyages et de trois pièces de théâtre, occupe de nos jours une place importante non seulement dans le Panthéon de la littérature serbe mais aussi celui de l’Europe centrale. La sensibilité nouvelle que cet écrivain apporta dans ses premiers ouvrages mit pourtant du temps pour être comprise et ses qualités littéraires, les rythmes nouveaux et insoupçonnés de son écriture, furent longtemps occultés par une critique qui lui reprochait autant son manque de véracité dans le traitement des sujets historiques que son attention pour tout ce qui constitue un écart dans les usages linguistiques. Ses écrits de voyage furent ainsi dans le temps refusés par les éditeurs sous prétexte qu’« aucune ville ne pouvait être reconnue dans ses pages » : réaction montrant que toute volonté de se distancier du principe mimétique était a priori très mal accueillie et que le péché de « défigurer le réel » n’était pas encore pardonnable au moment où Tsernianski entrait en scène littéraire. Il en était de même pour celui de « défigurer la langue »; on lui reprochait ses archaïsmes, son rythme lent et obsédant, son audace de libérer la langue de toutes ses chaînes pour qu’elle puisse « nous révéler sa beauté et ses mystères »[1]… Mais ce sont justement ce refus de se plier aux lois d’une véracité événementielle et cette extrême « étrangéisation » de la langue littéraire qui permettront à Tsernianski de construire un univers poétique et romanesque inoubliable où l’Histoire, les destins individuels et les infinies de l’espace et du temps ne font qu’un. Autrement dit – et en quelque sorte paradoxalement – c’est autant en plongeant dans le plus profond de la tradition, qu’en s’affranchissant des entraves des anciennes règles prosodiques pétrifiées que Milos Tsernianski trouva une structure narrative nouvelle et créa une œuvre qui est aujourd’hui considérée comme « la plus originale de la littérature serbe »[2].
Dans Migrations[3], prose poétique que d’aucuns, en essayant de la classer, qualifièrent d’épopée élégiaque, et d’autres de symphonie romanesque, poème sous forme de roman, belle saga…, Tsernianski décrit la vie et les pérégrinations d’une diaspora serbe dans la monarchie austro-hongroise du XVIIIe siècle. Mais il faut savoir que pour Tsernianski, comme pour Cioran, l’histoire ne serait pas le siège de l’être[4]. Elle n’atteindrait que ses apparences. Dans son univers les destinées humaines sont déterminées par des forces mystérieuses, elles sont tributaires des correspondances secrètes qui, telles des échos baudelairiens, se confondent dans une ténébreuse et profonde unité. Cette conception philosophico-poétique, selon laquelle le destin d’un peuple entier dépendrait « d’une couleur bleue aux rivages d’une île lointaine »[5] trouva son expression, au niveau de l’économie narrative de Migrations, dans l’enchevêtrement inextricable du réel et de l’irréel, de la réalité et du rêve : les événements et les lieux réels s’entremêlent aux éléments fictionnels, lieux symboliques, expériences fantastiques, composant une vaste fresque où le témoignage historique, le passé national et la mémoire collective plongent dans l’arrière-plan et la véracité du document authentique sur le clan Issakovitch se trouve éclipsée par l’incantation poétique.
Toute son œuvre semble une orchestration et un prolongement de ces poèmes. Dans son récit autobiographique Le Journal de Tsarnoïevitch, publié au lendemain de la Grande Guerre, Tsernianski introduit déjà dans sa prose une tonalité traditionnellement réservée à la poésie et opère un changement profond des rapports entre l’Histoire et la littérature : confrontés aux barbaries d’une guerre sanglante, ses personnages ne cessent de parler de leur amour pour les herbes, les arbres et pour le ciel[6], convaincus profondément que leur vie « ne dépend que d’une plante rousse à Sumatra »[7]. Dans Migrations, le changement est encore plus profond : aux événements et aux personnages historiques Tsernianski superpose les éléments fictionnels et incontrôlables, transformant son univers romanesque en un lieu de quête acharnée d’un ailleurs inaccessible. Car tous ses personnages vivent avec le sentiment d’être éloignés de leur véritable lieu. Si Vouk et Pavle Issakovitch, les protagonistes de ce roman, ne s’attardent nulle part ce n’est pas seulement à cause des migrations réelles, historiques, forçant leurs régiments et leur peuple à se déplacer sans cesse et quitter leurs villages à chaque nouvelle guerre de l’empire austro-hongrois, c’est en premier lieu parce qu’ils ne sont jamais satisfaits de leur destinée ici-bas. Comme la plupart des personnages de cet univers romanesque, ils sont en quête acharnée d’un « ailleurs meilleur », ils aspirent à trouver quelque part « un coin lumineux », « une Terre promise ».
(…) il devait certainement exister ailleurs une vie meilleure, des événements limpides qui confluent agréablement comme des cascades pures, écumantes. Il fallait donc partir vers cet ailleurs, pour y trouver la paix auprès de la surface propre, claire, lisse, des profonds lacs de la montagne [8].
Visible au niveau de la motivation psychologique, l’inscription des migrations réelles dans une lignée métaphysique est suggérée, dès l’incipit, par des images poétiques hautement sémiosiques. Celle qui ouvre la première partie de ce roman élégiaque et qui y réapparaît comme une sorte de leitmotiv, ne cessant de s’enrichir de nouvelles significations – « un infini cercle bleu et en lui un astre » -- évoque, avec l’angoisse de l’homme devant un ciel muet, son pressentiment d’un monde parallèle, qui scintille tout entier « d’événements à signification astrale, tous exceptionnels pour le corps et l’âme », où « tout se déroule selon une logique singulière, surprenante et invisible ». Alors que les images « horizontales » -- notamment celles des eaux noires et lourdes, dont le murmure ne cesse de nous accompagner au fil de la lecture, sont appelées à symboliser la linéarité et l’irréversibilité du Temps[9] et de l’Histoire, les images du ciel et des astres, des cimes des montagnes et des infinis lointains, participant toujours d’un mouvement ascensionnel, renvoient à l’idée d’une idéalité, introduisent dans un espace hors du temps, aux confins de l’éternité.
La critique française ne resta pas indifférente au rythme ample, à la mélodie douce et élégiaque de cette écriture suggérant le mystère universel, au symbolisme de l’eau et de l’air qui, s’alimentant aux courants les plus profonds de l’imaginaire, traduit le tragisme fondamental de la condition humaine, le déchirement de l’homme entre le temporel et l’éternel, le Ciel et la Terre. Traduit en français en 1986, Migrations a obtenu la même année le prix du meilleur livre étranger. Selon Gilles Lapouge, Tsernianski serait « plus grand artiste que Tolstoï »[10], et Anne Pons ira jusqu’à prétendre, dans son compte rendu non moins élogieux, que c’est « le plus beau roman du monde, un livre inoubliable de grandeur », car cet écrivain sait « le mieux nous dire le Magnificat de l’homme, sa détresse et sa grandeur face au cosmos »[11].
Lieu de quête d’un ailleurs insaisissable, ce roman est aussi un lieu de souffrance. Non seulement parce qu’il serait -- comme tout roman, selon Barthes -- dans la quête de l’amour de l’autre[12], mais aussi et surtout parce qu’il est parcouru d’une fascination pour l’échec, la perte et la mort. Il paraît même qu’aucun être, dans cet univers, ne peut pleinement accéder au statut d’un objet de désir, s’il n’est pas d’abord passé par le statut d’un objet de deuil. Pavle Issakovitch ne sait pas aimer sa femme Katinka tant qu’elle est de ce monde : il s’éprend éperdument d’elle seulement lorsque, déjà morte, elle commence à hanter ses rêves… Il faut que cette femme taciturne quitte ce monde pour paraître, dans les rêves et les souvenirs de Pavle, « si jolie et si bonne »[13].
Ce n’était qu’à présent, en rêve, qu’il revoyait ses grands yeux sombres qui se mouillaient de larmes après avoir longtemps joui de son étreinte (…) Dans ses yeux son mari avait rencontré l’expression d’un amour qu’il n’avait pas compris et que maintenant seulement, alors que sa femme n’était pas, il arrivait à saisir.[14]
De la même façon, Archange Issakovitch ne se rend compte de son amour pour sa belle-sœur Daphina qu’au moment où la vie commence à s’écouler d’elle avec les flots de sang, comme si l’imminence de sa perte la rendait encore plus séduisante.
Or si la tristesse, « l’unique fleur qui ne se fane pas »[15] et la douleur occupent une place à part dans cette symphonie élégiaque de tonalité quelque peu bachelardienne, c’est parce qu’elles sont souvent porteuses de germes de profonds changements psychologiques[16]. La disparition de Daphina transforme Archange Issakovitch, qui était un être égoïste et insensible et dont la vie n’était faite que de chiffres et de calculs, de tricheries et de profits, en un être assoiffé d’amour et de pureté. Au lieu de plonger dans la révolte et le désespoir, il essaie de se faire une raison de sa mort, en se disant que « le seul véritable amour de sa vie finirait dans une sorte d’aura lumineuse sans laquelle, il le sentait bien, le châtiment et le sombre chagrin auraient été insupportables »[17]. Délivré de la souffrance du désir et suivant le trajet de l’Eros vers l’Agapè, son âme s’ouvre vers les infinis d’une réalité supérieure. Comme par une opération alchimique, et s’inscrivant dans le même mouvement de sublimation, la souffrance transforme en profondeur le regard qu’Archange porte sur le monde et le mène vers la compréhension divinatoire du sens de sa vie, qui, autrement, resterait sous le signe de l’insignifiance.
Or, une autre vie existait, secrète celle-là, d’appréhension difficile, mais non moins réelle, dont Archange ne pouvait organiser le moindre détail, mais dont l’essentiel formait un tout aussi lumineux que ce clair de lune sur la route qui, tels les fils d’un écheveau, se dévidait du ciel vers la terre et de la terre au ciel. Bien que dans ce monde parallèle tout se déroulât selon une logique singulière, surprenante et invisible, il scintillait tout entier d’événements à signification astrale, tous exceptionnels pour le corps et l’âme.[18]
Dans ce monde imprégné de mélancolie et de tristesse, les seuls moments de jubilation sont ceux où l’être – entraîné par les ailes du rêve -- se voit projeté vers un espace heureux où les forces maléfiques du Temps et de l’Histoire semblent abolis. Ce n’est qu’en rêve en effet que les héros de Tsernianski oublient les images de la terre noire gorgée d’eau, des corps déformés, décrépits[19] ou mutilés[20], ce n’est qu’en rêve qu’il retrouvent les êtres chers disparus. Le rêve devient de même, pour ces êtres épris des espaces lointains, le seul havre de paix dans leurs interminables errances physiques et mentales. Et même si au réveil ils retrouvent la réalité « démente et absurde », les brumes, la vase et l’obscurité, leur regard ne bute plus contre la terre, mais s’élance vers le ciel.
Lorsque de nouveau l’homme est balancé dans son rêve, il s’envole, embrasé par on ne sait quelle flamme, dans un tourbillon de couleurs vives, vers des espaces lointains, des hauteurs insaisissables et des abîmes insondables jusqu’à ce que la pluie, filtrant à travers les joncs, le réveille. Sa conscience trouble perçoit alors l’aboiement des chiens mêlé aux chants des coqs ; puis il ouvre grands les yeux dans l’obscurité sans rien y voir, sauf quelque part, en haut à ce qu’il lui semble, in infini cercle bleu. Et en lui un astre. [21]
Aussi les images de rêve, appelées à symboliser la victoire sur le destin et la finitude, sont-elles toutes construites en contrepoint de celles symbolisant l’angoisse engendrée par le Chronos[22]. Elles se présentent toujours comme aériennes, imprégnées de douceur et de luminosité, alors que les images symbolisant la fuite du Temps sont transposées presque sans exception en termes d’obscurité (terre noire, fleuves opaques….). Traduisant l’alternance de félicité et d’horreur, d’élan et de tristesse, ces deux groupes d’images suivent sans cesse la dynamique d’un double mouvement s’inscrivant dans deux registres opposés. Or comme le rêve est essentiellement réservé pour les jouissances des sens et de l’esprit, l’élément aquatique s’y présente affranchi de toutes ses connotations négatives: dans cet espace privilégié où l’on se sent, ne serait-ce que le temps d’un soupir, à l’abri du Temps et de l’Histoire, ne coulent que les eaux pures, fraîches et limpides, symboles de régénération et de purification physique et spirituelle.
Il rêvait de vivre dans une eau profonde turquoise, où la lumière parviendrait tamisée et où il se déplacerait comme dans un songe : il pourrait s’allonger et se laisser porter par le courant, légèrement et silencieusement, à la manière de ses chalands en l’absence du vent.[23]
Le rêve est aussi un domaine secret et solitaire où ces êtres nostalgiques et désillusionnés, « habitués à voir l’invisible et ne pas voir le visible », peuvent à tout moment trouver leur refuge affectif. Il n’en va pas autrement de Daphina. Ainsi lui suffit-il de fermer les yeux devant les tristes paysages brumeux, le ciel gris et la terre noire et spongieuse et d’évoquer les premières années de son mariage pour qu’aussitôt « défilent devant elle des étoiles et des constellations, frondaisons écloses et les vastes vallées de Slavonie, avec, au-dessus, la danse des nuages »[24]. Le passé évanoui étant, dans cet univers, paré de toutes les vertus, les menus souvenirs de l’enfance, dans les rêveries de Pavle Issakovitch, sont « plus chers et plus beaux que tous les pompons et le luxe de la Vienne impériale »[25] et les rivières de son pays natal remontent du gouffre de la mémoire « aussi claires qu’une larme humaine ». Mêlé à ces spectacles merveilleux le rêveur oublie ses chagrins et se réveille « léger, l’âme purifiée, l’esprit joyeux »[26].
Dans ce roman qui réussit parfaitement la synthèse entre les préoccupations historiques et les préoccupations métaphysiques, certains rêves, avec leurs images captivantes et nouvelles, deviennent une véritable expérience fantastique. Ce sont des rêves qui suscitent chez le rêveur le sentiment d’une inquiétante étrangeté, le plongeant dans une irréalité autant terrifiante qu’heureuse. Ainsi les apparitions oniriques de Katinka, qui commence à hanter les rêves de Pavle sur son chemin vers la Russie, toujours plus attrayante, toujours plus passionnée, lui inspirent-elles « une sainte horreur », « font grisonner ses tempes » [27]. L’ambiguïté et l’étrangeté de ces folles amours nocturnes sont telles que par moments Pavle est effleuré par l’idée que sa raison le quitte et « qu’il y a ensorcellement ». Mais pour être inquiétante, voire effrayante, cette expérience n’en est pas moins source de félicité et de quiétude : en permettant à Pavle de retrouver, dans l’espace du rêve, l’éclat de l’être éphémère de la femme aimée, elle le mène vers l’apaisement et la persuasion que l’essentiel peut échapper à la durée.
Or c’est presque toujours dans des rêves de vol que l’être disparu, et avec lui le passé évanoui, est retrouvé et pérennisé. Les vols oniriques laissent de profondes empreintes dans l’âme, opérant à la manière d’un vase communicant avec la réalité : au réveil rien ne sera en effet plus comme avant, pour le rêveur, la vie de l’âme et le monde extérieur ne feront dorénavant qu’un[28]. Aussi les images de vol onirique, dans cet univers, une plus enrichissante de beauté que l’autre, deviennent-elles non seulement source d’une authentique poésie mais aussi une brèche pour l’incursion du métaphysique. C’est qu’elles invoquent toutes la présence d’une transcendance, d’une force surnaturelle qui transmue le charnel en spirituel et la souffrance en joie. Ainsi à la volupté ravageuse de Pavle, enivré de la beauté de corps de Katinka, se substitue une tendresse infinie : Eros fait place à Agapè.[29] Participant d’un mouvement ascensionnel, les images de vol deviennent ainsi de véritables métaphores axiomatiques[30]. Car dans ses rêves l’homme est toujours entraîné vers une sublimation. Cette tendance de sublimation et de dématérialisation est présente dans tous les détails, on la voit à l’œuvre jusque dans la description des corps des amants voguant dans le ciel, lesquels parviennent à une légèreté presque immatérielle. Une lumière lunaire enveloppe le corps « frais et transparent »[31] de Katinka ; dans l’étreinte, « une luminosité enivrante » jaillit de ses seins » et « ses côtes luisent telle la trace d’un éclair »[32]… Tout suggère l’idée de pureté, d’harmonie et de transcendance, tout transmet la présence des éléments renvoyant au mystère du monde, voire à un au-delà.
Katinka était venue et avait commencé à l’embrasser et c’est lorsqu’elle se blottit entre ses bras que Pavle sentit, surpris, qu’ils n’étaient plus sur terre mais dans les airs.
Ils planaient au-dessus de la vallée de l’Ondava et des cimes de Baskides et c’était d’autant plus agréable, silencieux et aisé, qu’ils n’avaient pas d’ailes à déployer. Ils s’élevaient dans les hauteurs.
Ils voguaient dans le ciel, sous un clair de lune tiède, survolant allegrement – comme une feuille jaunie la chaussée – les crêtes et les montagnes dans le bleu du ciel, au-dessus de la terre qui restait bien bas avec ses coteaux et ses forêts. Ce vol de crête en crête était l’une des choses les plus insensées mais aussi les plus agréables que Pavle eût jamais vécues[33].
Si les rêves de vol atteignent leur extrême puissance métaphysique, ce n’est pas seulement parce qu’ils participent tous d’une imagination ascensionnelle, mais encore parce qu’ils opèrent tous de profonds changements chez le rêveur, transfigurant complètement sa vision du monde. L’un de ces rêves, à la fois enivrant et effrayant, transforme Pavle, ce hussard ténébreux, durci par les guerres, en un écorché vif, être qui se promène dans le monde « avec une sensibilité accrue pour chaque nouvel automne, pour chaque misère humaine qu’il rencontrait sur son chemin »[34] . Ce ténébreux effréné, qui ne voyait dans la femme et dans l’amour qu’un besoin, est soudainement effleuré par l’idée que les liens unissant les époux devraient être éternels et indissolubles, « qu’ils devraient naître et mourir le même jour »[35]. Les paysages baignés de clarté et de luminosité (blancheur immaculée des cimes de montagnes, givre de matin, fleurs de glace, étoiles blanches…) qu’il retrouve au réveil, suggèrent le reflet d’une réalité supérieure, deviennent preuves et gages d’une transcendance, mais aussi d’un éternel présent. Car avec la victoire remportée sur la nuit, on remporte la victoire sur le temps, dont le premier symbole serait justement les ténèbres nocturnes[36]. La beauté que Pavle révèle, celle par laquelle il retrouvera son unité perdue avec le monde, est une beauté éblouissante de lumière, une beauté diurne.
Lorsqu’il revint à lui, il sentit que dehors, malgré l’obscurité qui régnait dans son isba malodorante, le jour devait être levé. La veilleuse était éteinte et la lumière filtrait difficilement par la fenêtre dont les carreaux étaient en bois, sous verre, bouchées avec de la laine écrue.
Quand il s’habilla et sortit, il s’arrêta, ébloui.
La clarté et la luminosité étaient telles qu’on eût dit que la terre entière avait changé.
Le givre du matin tapissait vallée, moutons, charrette, sous-bois, forêts au loin, cimes et pics des Beskides. Comme si tout le paysage était recouvert d’une toile d’araignée givrante. Tout était en fleur de glace.
Sur les forêts où un jour plus tôt les feuilles jaunes tombaient encore et où s’épanouissait la rougeur automnale dans les branches enchevêtrées, le givre avait répandu ses étoiles blanches. Tout scintillait.
Une pureté infinie avait recouvert la terre entière[37].
Par delà de permettre, à travers la découverte de la beauté du monde, la conciliation avec l’univers, le rêve de vol approfondit notre connaissance des autres : il devient autant un voyage en soi qu’un voyage en autre. Lorsqu’on s’envole, non seulement les perspectives s’élargissent et le regard perce plus loin, mais on arrive à saisir le vrai sens des mots et des événements passés. C’est dans un de ces rêves révélateurs, longtemps après la mort de sa femme, que Pavle rencontre, dans les yeux de Katinka, sur son visage « qui reprend la beauté de leurs jours heureux », l’expression d’un amour qu’il n’avait pas compris et « que maintenant seulement, alors que sa femme n’était plus, il arrivait à saisir »[38]. Avec son passé à lui, le rêveur retrouve dans cet itinéraire spirituel un passé à l’autre et s’approprie le temps qui ne lui appartient pas, celui qui lui est venu autrefois à travers le récit. Ainsi à l’instar de la mémoire affective proustienne, le rêve de vol, dans l’univers de Tsernianski, restitue les pans entiers d’un temps qu’on croyait perdu à tout jamais.
Les souvenirs d’enfance de Katinka, quelconques, futiles, absurdes, liaient à présent cet homme vaniteux à sa femme morte beaucoup plus que quand il se la remémorait couchée à côté de lui, nue et haletante, tandis que ses dents claquaient de plaisir [39].
Revêtant plusieurs formes, le rêve embrasse donc un large éventail d’émotions et de réactions du rêveur. Mais qu’il se présente comme une expérience fantastique (la morte amoureuse qui hante les rêves de Pavle), comme l’évasion d’un univers dégradé (rêves de Daphina dans son agonie), comme l’idéal auquel on aspire (pour Vouk Issakovitch, c’est la Russie, la Terre promise où l’attend « la vraie vie », « celle remplie de sens et de beauté »), ou bien comme l’irruption du refoulé, d’un désir interdit (Archange se mettant à rêver du corps de sa belle-sœur après le départ en guerre de son frère Vouk[40]), il est toujours construction d’un espace chargé de conjurer les forces maléfiques du Temps et de la Mort. Dans cet univers où règne la fascination pour la souffrance et l’échec comme le lot commun des mortels, le rêve est non seulement le seul espace permettant de se distancier des flammes et des feux de l’Histoire, cette « ironie en marche », selon Cioran[41], mais aussi le seul espace où la partie lumineuse de la vie[42] qui n’est donnée à l’être humain que pour un bref instant, reste préservée de toute dégradation. Pavle perd Katinka dans le temps pour mieux la trouver hors du temps, dans le rêve, aux confins de l’éternité. Loin donc d’être l’ombre de la vie, le rêve devient, comme pour Green, « le corps substantiel dont l’ombre projetée se nomme la vie »[43]. Le ressouvenir serait, selon Kierkegaard, « une lettre de change que l’homme tire sur l’éternel »[44]. Il en est de même de cette zone ouverte à la fois au macrocosme et au microcosme qu’est le rêve dans l’univers romanesque de Tsernianski. Or cet univers n’est pas en proie à l’incohérence et à la discordance ; y règne une unité d’imagination rare, reposant sur des principes constructeurs qui prennent racine tous dans son sumatraïsme. Aussi n’est-il pas étonnant qu’à travers une richesse infinie de modulations, à travers des timbres les plus variés, l’on puisse à tout moment distinguer une voix élégiaque aux résonances profondes qui dès ses premiers ouvrages ne cesse de nous rappeler que « seuls existent l’amour et l’automne »[45] et qu’il est là, « fatigué et trempé », simplement pour nous dire « de nous souvenir de l’éternité» [46].
[1] « Notre prosodie est une danseuse exaltée qui exécute ses gestes dans l’extase. Elle transforme ses extases en mouvements purs. En poésie, ce n’est par rien ! Nous avons libéré la langue de ses chaînes banales, et écoutons comment, enfin libre, elle nous révèle d’elle-même ses mystères ». « Explication de Sumatra », in Milos Tsernianski, Ithaque, poèmes et commentaires, traduit du serbe par Vladimir André Čejović et Anne Renoue, L'Âge d’Homme, Lausanne, 1999, p. 150.
[2] Nikola Milošević, « Introduction », in Milos Tsernianski, Migrations, traduit du serbo-croate par Velimir Popovic, Julliard / L’Âge d’homme, 1986.
[3] Dont la première partie fut publiée en 1929. Il n’achève ce roman qu’en 1962.
[4] E. M. Cioran, Histoire et utopie, Gallimard, 1960, p. 141.
[5] Milos Tsernjanski, Le Journal de Tsarnoïevitch, traduit du serbo-croate par Olga Markovic, Ed. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1970, p. 68.
[6] « Tous criaient, se moquaient et le frappaient, lui demandant s’il était syndicaliste, ou platonicien, ou anarchiste, ou nihiliste, puisqu’il devait bien être quelque chose. Et lui, il a parlé de la neige, de l’oiseau qui s’envole en noce l’hiver, de nuages nuageux, et surtout du ciel. » Ibid., p. 62.
[7] « Il ressentait que sa vie ne dépendait plus que d’une plante rousse à Sumatra ». Ibid., p.71.
[8] Milos Tsernianski, Migrations, p. 229.
[9] « Dans la grande maison bleue et jaune, bourrée de farine comme un moulin, le temps s’écoulait de façon monotone, tout comme cette eau qui passait sous la fenêtre, si bien que Daphina eut envie de hurler, de briser ce silence qui l’étouffait, avec son odeur renfermée de blé et d’ogre. » M. Tsernianski, Migrations, p. 80.
[10] Quinzaine littéraire, cité in : Milivoj Srebro, La littérature serbe contemporaine vue par la critique française (1975-1995), thèse de doctorat, dactylographiée, Bordeaux, 1997.
[11] Anne Pons, L’Express, novembre 1986, cité in : Ibid., p. 210.
[12] Roland Barthes, Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Seuil, 1984.
[13] Milos Tsernianski, Migrations, p. 286.
[15] Milos Tsernjanski, Le Journal de Tsarnoïevitch, p. 98.
[16] « (…) Archange se mit à aimer sa belle-sœur à l’approche de sa mort, mû par un sentiment pur et franc, auquel il essayait d’échapper et dont il avait ignoré l’existence jusque-là. Luttant avec lui-même, il sentit que quelque chose se passait en lui qu’il n’aurait jamais crue possible auparavant. » Milos Tsernianski, Migrations, p. 176.
[19] Eudoxie Bozitch, cette femme au corps svelte, fort et vigoureux, qui « marchait comme si elle dansait », « qui relevait d’un de ces prodiges de l’existence dont on ne sait pas d’où ils viennent », « si ferme, si violente, si droite, d’une taille si attrayante », devient au fil du temps « épaisse comme une bonbonne », se métamorphose « en une barrique ». Il en est de même pour Vouk Issakovitch : « le hasard s’employa à l’humilier dans son corps », qui se transforme au fil du temps « en une masse énorme » , « en quelque chose ressemblant à une barrique ».
[20] Sékula, l’un des personnages, revient de la guerre « complètement défiguré, la tête dépouillé, un œil en moins ».
[21] M. Tsernianski, Migrations, p. 16.
[22] Gilbert Durant, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1992, p. 62.
[23] Milos Tsernianski, Migrations, p. 177.
[28] « Maintenant il (Pavle) fixait dans sa mémoire chaque trait de ce visage qu’il voyait partout, dans la lune, dans l’eau, dans les carreaux de fenêtres des maisons qu’il avait habitées. » Ibid., p. 865.
[29] « Pendant qu’il était hussard à Varadin et à Temisoara, il considérait la femme et l’amour comme un besoin, une sorte d’accouplement d’une jument et d’un étalon, mais, sur ce chemin de Russie, il pensa que l’amour devrait avoir la durée de l’éternité (…) ». M. Tsernianski, Migrations, p. 878.
[30] Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Librairie José Corti, Le Livre de poche / Essais, p. 17.
[31] « Le corps de sa femme, qui ressuscitait dans chacun de ses rêves, lui était cher, agréable, berçant, frais comme l’ombre d’un jardin et lumineux dans sa transparence comme l’écume d’un jet d’eau ». M. Tsernianski, Migrations, p. 924.
[36] Gilbert Durant, op. cit., p. 98.
[37] M. Tsernianski, Migrations, p. 878-879.
[40] « Tourmenté, il rêvait de sa belle-sœur presque chaque nuit. Elle hantait l’obscurité où qu’il fût. (…) Lorsqu’il fermait les yeux, il voyait sa peau laiteuse, la poitrine et ses grands yeux couleur d’un ciel d’hiver, pur et vespéral, qui ne se posaient jamais troubles sur lui. » Ibid., p. 54.
[41] L’histoire est l’ironie en marche, le ricanement de l’Esprit à travers les hommes et les événements. E. M. Cioran, Précis de décomposition, Gallimard, 2005, Collection Tel, p. 207.
[42] « Chacun de nous a son temps compté, son amour prévu dès sa naissance, sa partie lumineuse de la vie, tel un oiseau qui pénètre soudain de la nuit dans une salle éclairée pour se perdre, à nouveau, dans la nuit.». Milos Tsernianski, Migrations, p. 1156.
[43] Journal 1919-24, cité in Anne Cécile Pottier-Thoby, « L’au-delà ici-bas. De Mont Cinère (1926) au Visionnaire (1934) ou l’eschatologie in absentia de Julien Green », La Fin des Temps II, Eidôlon, n° 58, Bordeaux 2001, p. 359.
[44] Soren Kierkegaard : Ou bien… ou bien /La reprise/ Stades sur le chemin de la vie/ La maladie à la mort/ Robert Laffont, Paris, 1993, p. 807.
[45] « Comme il est éternel, l’amour ! Il me semble que seuls existent l’amour et l’automne et que tout le reste n’est que chimères. », M. Tsernianski, Le Journal de Tsarnoïevitch , p. 87.
[46] « Mais je suis là, fatigué et trempé, simplement pour vous dire de vous souvenir de l’éternité… », Milos Tsernianski, Lettres de Paris, in Ithaque, poèmes et commentaires, traduit du serbe par Vladimir André Čejović et Anne Renoue, L'Âge d’Homme, 1999, p. 158.
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