Pendant longtemps, chez les Serbes, l’Histoire a tenu la littérature dans une position d’asservissement : elle jouait le rôle du maître et la littérature celui de son disciple et de son serviteur. Durant une belle partie du XIXe siècle, surtout à l’époque du « réveil national », l’histoire a largement dominé la littérature en lui imposant ses propres lois. Fascinés et obsédés par les aléas souvent tragiques de leur histoire nationale, qui se présentait à leurs yeux comme un volcan imprévisible en permanente ébullition ou comme un maître cruel et insaisissable des destinées humaines sur les terres serbes, les écrivains se sont contentés d’être les bras prolongés des historiographes. Ces rapports de force ont considérablement changé au XXe siècle. Même si l’histoire a continué de faire rage sur la péninsule balkanique, même si elle est restée, telle une bombe à retardement, menaçante et imprévisible, la littérature serbe moderne a trouvé la force pour se libérer de son étreinte tyrannique. Précisément, dans son bras de fer avec l’histoire, elle a pris conscience, au fur et à mesure, de sa particularité qui réside dans son statut de fiction et que son véritable maître, celui qui régit ses lois, n’est pas l’histoire mais l’esthétique. Cette prise de conscience a enfin permis aux écrivains de renverser les rôles : au lieu de lui servir, ils ont commencé à se « servir » de l’histoire. Sans négliger son importance, sans oublier son rôle de force majeure qui a pendant des siècles gouverné le destin collectif des Serbes, les écrivains ont transformé l’histoire en une source d’inspiration, en un trésor précieux de renseignements indispensables dans leur recherche de la vérité sur l’homme serbe d’hier et d’aujourd’hui.
Parmi les écrivains qui ont joué un rôle important dans ce changement des rapports entre l’histoire et la littérature, une place à part revient à Milos Crnjanski (1893-1977), figure de proue du modernisme littéraire serbe. Originaire de Voïvodine et issu de la diaspora serbe des Confins militaires autrichiens – diaspora restée longtemps écartée du noyau de la nation avant d’être attachée à la Yougoslavie au moment de sa création en 1918 – Crnjanski a personnellement subi une double tyrannie de l’histoire : celle, cruelle et meurtrière, qui s’exprimait à travers la Grande guerre et celle, moins palpable, de l’histoire nationale mythifiée que ses compatriotes chérissaient afin de renforcer leur identité nationale devant des menaces permanentes de la germanisation. Avec la première, la Grande Histoire, l’écrivain a réglé ses comptes déjà dans ses premiers livres, La Lyriques d’Ithaque (1919) et Le Journal de Tcharnoïevitch (1921). Profondément affecté par les traumatismes de la Première guerre mondiale dans laquelle il fut contraint de participer du côté autrichien, le jeune écrivain conçoit tout un programme poétique qui lui permettra non seulement de faire face à l’écrasant poids de l’histoire mais aussi de redonner un nouvel élan à l’expression littéraire serbe.
Quelques années plus tard, Crnjanski s’attaque aussi aux thèmes tragiques et douloureux de l’histoire nationale et fait paraître, en 1929, le premier volet de Migrations, son roman majeur consacré précisément à l’histoire de la diaspora serbe des Confins militaires autrichiens. Ce roman de grande envergure prendra sa forme définitive trente ans plus tard, avec la publication du Deuxième livre de Migrations, en 1962.[1] Ironie du sort : entre ces deux publications, l’histoire s’est joué encore une fois de l’écrivain contraint, à l’instar de ses héros, à s’exiler au début de la Deuxième guerre mondiale, à prendre le chemin incertain des migrations.[2] C’est donc dans son exil londonien, dans sa solitude d’émigré que Crnjanski s’est mis à nouveau à réfléchir aux vicissitudes de l’histoire, à faire mûrir ses idées sur les migrations, à chercher la forme convenable pour saisir ce qui paraissait insaisissable.
Le résultat de cette recherche obstinée, au service de laquelle l’écrivain a mis tout son talent et toute sa force créatrice, est impressionnant aussi bien sur le plan formel que sur le plan des idées. D’après Nikola Milosević, l’un des meilleurs connaisseurs de l’auteur de Migrations, il s’agit de la « réalisation artistique la plus originale de la littérature serbe et l’une des plus étonnantes de la littérature moderne ».[3] C’est vrai : par ce coup de maître, l’écrivain a réussi à réaliser une œuvre unique dans son genre, une épopée lyrico- métaphysique qui offre – comme d’ailleurs tous les chefs-d’œuvre – plusieurs niveaux d’interprétation et de lecture. Précisément, Migrations est à la fois la saga émouvante d’une famille, un récit bouleversant sur une diaspora déracinée prise dans le tourbillon de l’histoire balkanique, une fresque lyrico-épique sur le destin historique de toute une nation, enfin, une réflexion de portée universelle sur la condition humaine en général.
L’originalité de la démarche de Crnjanski réside d’abord dans sa vision authentique du passé national ainsi que dans sa mise en forme littéraire fondée sur une synthèse inattendue des éléments référentiels et fictionnels. En bon connaisseur de l’histoire nationale – celle écrite et enseignée officiellement mais aussi celle, parallèle, transmise depuis des siècles sous sa forme orale et mythifiée – l’écrivain a su détecter ce qui avait échappé aux historiographes. Il a su découvrir et démontrer que les migrations sont le trait essentiel du destin historique serbe, la clé même de sa compréhension. Ce trait fondamental, Crnjanski le savait bien, apparaît dans toute sa dimension tragique surtout dans l’histoire tourbillonnante de la diaspora des Confins militaires autrichiens, de ce petit peuple déraciné et en mouvement permanent, portant, pour reprendre la métaphore de l’écrivain, « tels les escargots leurs maisons sur le dos ». Mais choisissant de traiter de l’histoire de cette diaspora, de ce peuple migrateur, le romancier ne s’est pas contenté de faire une simple démonstration de sa découverte. Non, Crnjanski a visé beaucoup plus haut : il s’est servi de l’histoire pour la dépasser et, ainsi, lui échapper ! Les enseignements de la « vraie » histoire lui servent pour établir la condition historique des ses héros et, à travers elle, faire éclater la vérité sur le drame collectif de tout un peuple. Mais cette condition historique n’est pas le but en soi ; elle est aussi un point de départ à partir duquel l’écrivain opère un glissement sémantique et transforme cette condition initiale en une condition ontologique et métaphysique. Autrement dit, dans Migrations, l’histoire est le cadre réaliste mais aussi le tremplin qui pousse les héros dans une recherche passionnante et utopique : la quête de la Terre promise.
C’est justement à partir d’un constat amer sur la condition historique de son peuple et de lui-même que Vouk Issakovitch, protagoniste du Premier livre, songe pour la première fois à la Terre promise. Ce soldat-mercenaire qui se faisait « une idée noble » de son métier part à la tête d’un régiment serbe dans la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), une guerre qui devait – espérait-il – leur « apporter la gloire ». Mais, les interminables marches, les souffrances et les morts de ses soldats lui révèlent pendant la Campagne de Lorraine la vraie, la tragique situation de ses compatriotes, ce peuple-garde-frontière qui guerroyait pour le compte des autres sans savoir « pourquoi, pour qui et contre qui on se battait » (p.139). « Marie-Thérèse réussira-t-elle, après leur victoire, à faire couronner son mari empereur d’Allemagne ? » – cette question deviendra, pendant cette campagne, comme le commente ironiquement le narrateur, « le dernier de ses soucis » (p.139). Accablé par l’absurdité de la situation dans laquelle se sont trouvés lui et les siens menés « par le monde comme du bétail à abattre », dégoûté par l’hypocrisie des grands puissants qui les prenaient pour de simples pantins dans leurs sanglantes « parties de pharaon », assailli enfin par « le sentiment du vide » de sa propre vie, Issakovitch prend conscience d’un impératif sans alternative : à savoir, quitter le théâtre d’une telle Grande Histoire dirigée par les autres, cette « farce » que leur jouait « l’Empire allemand » et dans laquelle ils tenaient « le rôle du grand guignol » ; quitter aussi cette vie de mercenaire « régie par le mal », et partir ailleurs, « là ou régnait le bien ».
Au lieu d’être une accession à la gloire, la campagne de Lorraine fut donc, pour Vouk Issakovitch, une descente aux enfers. Mais, dans un autre sens, elle fut aussi son Chemin de Damas. Car, sa prise de conscience sur sa condition historique le mènera à la révélation sur sa condition humaine. C’est en fait durant la campagne de Lorraine que le héros du Premier livre de Migrations comprend que le monde dans lequel il vivait est absurde et que la vie qu’il y menait jusqu’alors est « vide » et « régie par le mal ». Il comprend également que pour redonner un sens à son existence, il faudrait quitter ce monde-ci et trouver celui du « bien » où la vie est « remplie de sens et de beauté ». Mais, où est-il, comment est-il, cet autre monde ? Sa révélation pousse-t-elle Vouk Issakovitch à réagir, à trouver le chemin vers ce monde meilleur ? Mélancolique et rêveur, le héros réagit face à ce non-sens qui l’entoure d’abord par l’évasion dans ses rêveries sur un monde « hors-du-monde » que l’on pourrait nommer un ailleurs utopique. Voilà comment il imaginait dans ses envolées lyrico-métaphysiques cet ailleurs salutaire en fort contraste avec son monde d’ici-bas :
Oui, il devait certainement exister ailleurs une vie meilleure, des événements limpides qui confluent agréablement comme des cascades pures, fraîches, écumantes. Il fallait donc partir vers cet ailleurs, pour y trouver la paix comme auprès de la surface propre, claire, lisse des profonds lacs de montagne… vers ce quelque chose d’exceptionnel, la perfection peut-être qui – il le sentait intimement – régissait, à l’instar du Ciel, toute chose ici-bas. (p. 229)
L’ailleurs, notion floue, lieu de toutes les quêtes utopiques, refuge de tous les désabusés, se présente dans les rêveries de Vouk Issakovitch d’abord comme une altérité sans identification précise qui rappelle d’une certaine manière la géographie fantaisiste du paradis terrestre. Il s’agit, pourrait-on dire, d’une sorte d’espace édénique, décrit par le biais d’un lyrisme éthéré et extatique, que l’on trouve également, sous différentes formes, dans d’autres œuvres de l’écrivain serbe. Cet ailleurs sur lequel fantasme le héros, fait partie, en fait, de ce que le critique Petar Džadžić appelle « les espaces privilégiés » de Crnjanski. Ces espaces qui incarnent la beauté, la paix et l’harmonie et dans lesquels Džadžić reconnaît l’évocation poétique de l’archétype du paradis perdu, ont au moins deux fonctions : ils sont, pour les héros, le refuge devant la terreur de l’Histoire, le vide de la vie et la peur de la mort mais aussi la sublimation poétique et psychologique de leur désir d’une certaine surréalité, désir de ce qui est élevé et inaccessible, bref, désir de l’absolu.
« Les espaces privilégiés » de Crnjanski ont souvent leurs équivalents « terrestres » que l’on peut situer géographiquement : par exemple, les sommets enneigés de l’Oural dans un poème, l’île de Sumatra dans Le Journal de Tcharnoîevitch, l’extrême Nord (« l’Hyperborée ») dans Chez Hyperboréens etc. L’ailleurs dans le Premier livre de Migrations, ce « quelque chose d’exceptionnel », possède aussi son équivalent et prend au fur et à mesure les contours d’un autre ailleurs, géographiquement défini, pour se confondre complètement en lui. Précisément, le fantasme utopique de Vouk Issakovitch trouve sa forme plus concrète dans l’image idéalisée de la Russie – image de la Terre promise. Aux yeux du héros de Crnjanski, un hussard passionné, la Russie apparaît d’abord comme une « infinie prairie à travers laquelle il chevaucherait » (p.36), avant de prendre la forme sublime d’un Royaume terrestre idéalisé, image même du Royaume céleste. Enfin, la représentation de la Russie, empire toujours imaginé comme surnaturel, prend l’allure de l’image d’un Eldorado orthodoxe comme on le voit dans ce commentaire du narrateur :
Issakovitch se représentait la Russie comme un empire surnaturel. Il avait entendu dire que certains qui y avaient échoué des quatre coins de l’horizon, étaient devenus riches et puissants. Ils avaient tout de suite obtenu un grade supérieur. La vie et la guerre y étaient celles de la noblesse. Les églises étaient admirables et l’orthodoxie plus douce. Bref, tout le contraire de ce qui l’attendait ici … (p.228)
Le rêve de partir ailleurs avec ses compatriotes et de redonner finalement un sens à leurs interminables migrations, ce rêve de la Russie restera pour Vouk Issakovitch un fantasme, un désir jamais réalisé. Pis encore, ce guerrier fantasque finira le reste de sa vie, vieux et désillusionné, retranché dans sa solitude en attendant « la mort avec écœurement ».
Mais si la quête de la Terre promise reste au niveau du fantasme pour le héros du Premier livre de Migrations, pour Pavle Issakovitch, protagoniste du Deuxième livre et fils adoptif de Vouk, cette quête utopique se présente sous la forme d’un voyage réel. Comme beaucoup de ses compatriotes qui ont émigré en Russie en 1752/53, Pavle quitte l’Empire autrichien après les réformes de l’impératrice Marie-Thérèse ; réformes qu’il considérait comme « une grande duperie » et une atteinte à l’honneur de sa nation. Mais sa décision d’émigrer au pays des Tsars n’est pas uniquement motivée par la volonté d’échapper à la condition historique qu’il jugeait humiliante. Cet officier chevaleresque, courageux et orgueilleux mais rêveur et mélancolique comme Vouk Issakovitch, était épris lui aussi d’un désir de surréalité : désir d’un « ailleurs plus haut » incarné dans l’image embellie de la Russie. Le souhait le plus intime de ce Don Quichotte serbe, c’était de « mourir débout, le sabre à la main, la tête haute » pour la Russie, pays qui représentait, à ses yeux, le symbole de la justice, de l’honneur et de la force. Enfin, Pavle, qui se prenait pour le porte-drapeau de sa nation, part au pays de ses rêves avec une mission précise : son but n’était pas seulement de trouver en Russie une patrie de substitution mais aussi d’inciter la tsarine Elizabeth à « venger le Kosovo » et à rendre aux Serbes leur patrie perdue.
Pour un tel héros chevaleresque, qui « enfourchait toujours les nuages », le chemin de la Russie, la Terre promise, ne pouvait être qu’une traversée des illusions. En effet, depuis le premier choc subi dans l’ambassade russe à Vienne où il apprend que dans le pays des tsars « on coupe la langue » pour insoumission, Pavle Issakovitch ne cessera d’aller d’une désillusion à l’autre, de la déception au désenchantement :
Sur son chemin de Russie rien ne se passait comme il l’entendait. Au lieu de jours glorieux et d’événements grandioses, ce chemin ne sécrétait que des petites misères, des chagrins, des surprises écœurantes. (p.544)
Déjà durant ses interminables pérégrinations à travers l’Autriche et la Hongrie, avant même sa traversée des Carpates, Pavle, chargé alors d’une mission d’espionnage au profit de l’ambassade russe, sera amené à faire face à toutes sortes d’épreuves en contradiction avec son code moral chevaleresque. Affligé par les révélations sur les diplomates russes aussi bien que sur ses compatriotes, à ses yeux traîtres de la cause nationale, et victimes des intrigues qu’il voyait comme l’œuvre du Malin caché derrière le « hasard comédien », ce rêveur incorrigible réussira pourtant, dans un premier temps, à résister à tous les doutes qui s’abattaient sur lui. La traversée des Carpates, le seuil de la Terre promise, qui relevait, pour Pavle, « d’une sorte de fiction » – traversée pendant laquelle il avait un sentiment « étrange » de partir « vers un ailleurs plus haut » – montre en effet qu’il reste toujours, malgré tout, fidèle à son rêve et que son image de la Sainte Russie reste encore intacte.
Certes, pour faire face aux dures épreuves auxquelles il se heurtait durant ses pérégrinations, Pavle Issakovitch se replie de plus en plus sur lui-même. Comme si son désir de la Russie ne suffisait plus à lui donner la force de résister. Précisément, il se laisse envahir par une autre rêverie qui deviendra progressivement une véritable obsession : rêverie sur sa femme morte. Il la voyait partout, note le narrateur, « dans la lune, dans l’eau, dans les carreaux des fenêtres des maisons qu’il avait habitées » (p.865). L’image obsessionnelle de sa femme morte subira au fur et à mesure plusieurs métamorphoses pour devenir l’image de la femme idéale. Mais cette rêverie, cette quête de l’amour impossible n’était pas une simple substitution de la première, la quête de la Russie déjà exposée aux doutes. Son obsession de sa femme – à la fois souvenir nostalgique de ce qui n’est plus et appel désespéré de ce qui ne peut pas être – n’est, en fait, qu’une autre manifestation du même désir : celui de l’absolu incarné dans les images de l’amour idéal et de la Terre promise.
« Le rêve et l’utopie sont marqués par la même ambiguïté : ils sont paradoxalement à la fois source de force et symptôme de faiblesse », écrit Joseph Gabel. En ce qui concerne Pavle Issakovitch, on pourrait dire que c’est justement la disparition de cette ambiguïté qui causera sa perte. Ses rêves dans lesquels il puisait sa force deviendront à la fin son talon d’Achille : trop fantaisistes pour pouvoir résister à « la vérité » du monde réel, ces rêves finiront par conduire le rêveur dans une impasse. Une fois arrivé au pays rêvé, au terme de son voyage dans la Terre promise, ce Don Quichotte désabusé subira, en fait, le sort de tous les utopistes, sort résumé dans cette vérité banale formulé par Joseph Gabel : « dans l’univers figé de l’utopie réalisée, il n’y a plus de place pour l’utopiste ». D’ailleurs, dès son arrivée dans le Grand empire slave et orthodoxe sur lequel il a tant fantasmé, on lui fera comprendre qu’avec « un caractère pareil, sa carrière se terminera par le knout, l’exil et la langue coupée» (p. 986). Un peu plus tard, Pavle Issakovitch comprendra aussi que la migration de son peuple ne changera en rien son destin historique. Il réalisera avec amertume que les émigrés serbes auront en Russie – quelle ironie du sort – le même destin que celui qu’ils auraient eu en Autriche ; qu’ils « finiront comme des gardes-frontières – ce qu’ils ont toujours été –, les uns le long de la frontière polonaise […] les autres à la frontière moldavo-turque, où ils laisseront leurs os » (p.1084).
Enfin, sa quête de la Terre promise se transformera à la fin en son contraire – en une véritable farce qui pulvérisera en miettes l’ultime espoir de Pavle, son dernier plan de salut : en sachant que celui-ci cherche à tout prix à voir la tsarine avec l’intention de l’informer sur le destin tragique de sa nation et de lui demander de libérer la Serbie du joug ottoman, les badauds, pour se moquer de cet officier lunatique, lui organisent une fausse réception chez la tsarine où il sera reçu par une créature déguisée. Cette dernière scène qui clôt le thème de la quête de la Terre promise nous renvoie également à son début en faisant ainsi un cercle symbolique qui renforce davantage le sentiment de l’échec des héros de Migrations. Tandis que Vouk Issakovitch commence à songer à la Terre promise pour quitter, métaphoriquement parlant, le rôle dans une farce, celle que lui jouait l’Empire allemand, Pavle, lui, se voit entraîné dans une véritable farce, celle qui transformera le Don Quichotte serbe en un clown humilié et qui mettra le point final à sa quête utopique. Le constat qui en découle est sans équivoque : on ne peut pas changer le destin ni échapper à la condition humaine ; on ne peut pas prendre le rêve pour la réalité sans être rattrapé par cette dernière ; enfin, on ne peut pas réaliser une quête utopique sans devenir son otage. La quête de l’impossible, nous suggère encore Crnjanski, finit toujours par se moquer du quêteur.
Ce constat désabusé qui met en lumière la dimension tragique des héros, quêteurs de l’impossible, est sans doute le principal message poétique que nous livre l’auteur de Migrations. Mais ce message exprimé avec une rare force poétique n’est ni unique ni exclusif si on l’observe sur le plan global du roman. Cette vérité tragique sur les migrations serbes – vérité qui ressort de l’échec personnel des héros principaux du livre – est en partie relativisée et amortie par une sorte d’effets correctifs mis en place habilement par l’écrivain. De quoi s’agit-il au juste ?
L’histoire de Vouk et Pavle Issakovitch, acquiert à la fin la dimension d’un récit de portée universelle sur le destin de l’homme en quête permanente du sens et du bonheur. En même temps, elle se présente comme une interprétation originale, poétique et métaphysique, du phénomène des migrations vues comme une quête utopique d’un ailleurs meilleur. Mais à l’ombre de l’histoire principale, celle des pourvoyeurs de l’absolu, Crnjanski suit également, à travers les histoires latérales, les destins de quelques autres émigrés serbes, personnages secondaires ou épisodiques, qui diffèrent ostensiblement des protagonistes : bien loin de la mentalité utopiste de deux Issakovitch, ceux-ci sont animés plutôt par un esprit terre-à-terre qui les rend plus aptes à faire face à la vie réelle et à la condition historique. Ces « petits » destins ont justement la fonction des effets correctifs : ils se déroulent en contrepoint des « grands » destins des héros principaux et permettent à l’écrivain de rectifier le tir et d’offrir une autre interprétation possible des migrations serbes, celle-là plus proche de la « vérité » historique.
C’est à travers ces « petits » destins que Crnjanski montre d’abord que tous les Serbes des Confins militaires ne partageaient pas forcement le désir passionné de Vouk et Pavlé d’émigrer dans le lointain Empire slave. Ainsi, par exemple, le colonel Bozitch, qui a choisi de servir Marie-Thérèse, voyait la Russie comme n’importe lequel « empire de ce monde » tandis que le frère de Vouk, Archange, un commerçant qui « sentait une sorte de pouvoir surnaturel dans ses thalers » (ancienne monnaie allemande d’argent), dénonçait même aux autorités militaires autrichiennes le plan secret des migrations. D’autre part, la majorité d’officiers émigrés en Russie n’étaient pas du tout, comme nous le fait savoir le romancier, habités par de grands idéaux mais bien plus par le souci de leur carrière personnelle. Plus aptes à s’adapter à la réalité, ces officiers, eux, ont trouvé en Russie ce que le chevaleresque Pavle a vainement cherché : leur terre promise, celle qui correspondait naturellement à leurs attentes pragmatiques.
L’image de la Russie, ainsi que son attitude à l’égard des émigrés serbes, sont aussi « rectifiées », de façon implicite ou explicite, par les interventions du narrateur. En bon connaisseur de l’histoire, celui-ci réussit à ramener progressivement l’image de la Russie à ses dimensions réelles, telles qu’elles ressortent des documents historiques. La Russie réelle n’était pas bien entendu celle appelée par le désir mythifiant de deux Issakovitch, désir qui s’est inspiré en partie – nous fait-il comprendre – de l’engouement populaire que l’avènement et les succès militaires de Pierre le Grand ont suscité chez les Serbes. Ce n’était évidemment ni un Eldorado orthodoxe ni une Terre promise, représentations construites par les petits peuples balkaniques asservis par les Turcs. La Russie d’Elisabeth a joué certes le rôle de protectrice des Serbes dans ses jeux diplomatiques avec l’Autriche de Marie-Thérèse mais, remarque-t-il, pour mieux lui arracher « les mercenaires d’un petit peuple malheureux qui, excepté son sang, n’avait rien d’autre à offrir » (p.1040). Cela dit, le narrateur n’oublie pas d’ajuster son observation en précisant que l’Empire des tsars a su se montrer généreux et accueillant à l’égard de ses mercenaires parmi lesquels certains ont réussi à faire une très brillante carrière militaire.
Le sentiment amer que laisse l’échec des quêteurs de la Terre promise est, enfin, amorti davantage à la fin du roman. Dans un sursaut d’optimisme inattendu pour lequel l’écrivain a réservé une place de privilège – le mot de la fin – Crnjanski conclut sa saga émouvante par une sorte d’adage : « Les migrations existent. La mort n’existe pas. » (p. 1163) Cet adage, qui semble sortir directement de la bouche d’un sage oriental, suggère l’idée que les migrations serbes avaient, malgré tout, un sens : elles étaient – pour paraphraser l’idée du romancier – une réponse appropriée aux violences de l’Histoire et aux menaces de la mort. Bref, elles assuraient la continuité de la vie. Mais si l’on prend en considération l’expérience tragique de ses héros principaux et le sentiment amer qui en émane – sentiment qui malgré tous les effets correctifs domine Migrations – Crnjanski aurait pu aussi finir son livre par cet autre adage : les quêtes de la Terre promise existent. Les quêteurs existent aussi. Mais la Terre promise, elle, n’existe pas.
NOTES
[1] Le roman est composé de deux parties intitulées Migrations et Deuxième livre de Migrations. Son édition française diffère quelque peu de l’originale : elle le présente en un seul volume réparti en trois unités ou plus exactement en trois livres. Voir : Migrations, traduit par Velimir Popovic, l’Age d’Homme, 1986 ; et l’édition de poche, Julliard / l’Age d’homme, 1993. Les citations utilisées dans ce texte sont extraites de cette dernière édition.
[2] Après l’occupation de la Yougoslavie, en 1941, Crnjanski, alors en mission diplomatique à l’étranger, rejoint le gouvernement yougoslave qui s’est installé à Londres. Après vingt-quatre ans de vie en exil – années marquées par la souffrance et le combat quotidien pour la survie –, l’écrivain rentre finalement à Belgrade en 1965.
[3] Cette haute opinion exprimée par le philosophe serbe est confirmée d’une certaine manière par le succès de ce roman en France. Ainsi, par exemple, peu après sa publication en 1986, Migrations est récompensé par le Prix du meilleur livre étranger et sélectionné parmi les meilleurs ouvrages de l’année dans la revue Lire. Il est intéressant aussi de noter que le roman de Crnjanski figure sur la liste des dix meilleures œuvres des littératures de l’Europe centrale, liste proposée par Bernard Pivot dans sa Bibliothèque idéale.
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