Ljubomir Simović
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LJUBOMIR SIMOVIĆ (1935)
LA BALLADE DES ENCORE VIVANTS
Il cogne le cogneur et avec quel allant !
Notre peau est en lambeaux, notre chair en miettes ;
il cogne une heure, deux heures, trois heures durant,
inépuisable de rage et de trique.
Il frappe dru, il frappe de tout son cœur.
Le souffle court, le visage grimaçant,
il peine sous l’effort, suffoque, transpire,
s’écroule, harassé,
et nous…toujours vivants.
Mains dans le dos, alignés contre le mur.
Ils tirent – les balles dans nos crânes explosent,
les tibias pètent, la poitrine, les os,
le plomb est si lourd dans nos corps roués.
A la tombée du jour, les fusilleurs sont las.
On nous délie, on nous vomit, on nous maudit.
Nous rentrons de la fusillade comme d’autres du boulot.
Dans les cuisines, tout en réchauffant le repas,
nos femmes reprisent nos vêtements troués.
Le dîner avalé, je fais le tour du logis :
faut rafistoler le toit, étayer la clôture,
et d’eau de pluie remplir cuves et bassines.
Arrive l’heure du coucher. Avant de m’endormir
je dis à ma femme : on me pend à cinq heures,
tâche de me réveiller avant les matines.
Au matin, la potence est là, flambant neuf, robuste,
les cordes sont solides, les bourreaux compétents,
- honnêtement, il n’y a rien à redire.
On nous pend vite, court et haut,
et pendus nous restons jusqu’au soir.
A l’heure de la soupe, on nous décroche – vivants ;
ils jurent et cognent, comme il se doit.
Le lendemain, dès l’aube, branches et billes ils charrient,
un bûcher ils dressent et, nus, nous ligotent dessus,
approchent une allumette, le feu prend,
et ça brûle, ça brûle ainsi une semaine entière,
les cendres retombent sur les villages gris.
Le feu se consume, nous émergeons de la fumée,
la reine s’évanouit tandis que le roi,
le roi se frotte les yeux et nous regarde stupéfait :
Cré nom de Dieu, vous êtes encore en vie !
On nous écartèle aux chevaux, on nous rompt sur la roue,
on nous coupe la tête, les bras, les jambes – c’est l’horreur !
Fusillés, on nous pend, égorgés, on nous étrangle,
Nous ignorons pourquoi mais que faire ?
Soudain, nos juges sont excédés !
Ils renvoient les tireurs, congédient les soldats,
exécutent les bourreaux – leur faute apparemment.
Après quoi – à la massue, au canon – ils remettent ça
et pendent, écharpent, égorgent à tour de bras !
Cependant, nous sommes toujours vivants.
Quelqu’un du péché préserve-t-il les juges ?
le peuple s’interroge : qu’est-ce à dire ?
Car, nous aussi, l’angoisse parfois nous étreint :
personne n’est immortel, cela ne peut durer ainsi,
notre fin viendra bien un jour,
incapables de nous retenir,
nous mourrons
de rire.
Traduit du serbe
ЉУБОМИР СИМОВИЋ
Бије батинаш, богме својски распалио, Поређају нас везане уза зид, После вечере прегледам домазлук: Ујутру вешала, нова новцата, чврста, Сутрадан зором довуку грања и дрва, Растржу нас коњима на репове, распињу нас на точку, Судијама је већ свега доста! Није ту нешто у реду, шапће народ, А и нас хвата зебња пред сан:
In Уочи трећих петлова, 1972.
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Ljubomir SIMOVIC
LA BALLADE DES ENCORE VIVANTS
Il cogne le cogneur et avec quel allant !
Notre peau est en lambeaux, notre chair en miettes ;
il cogne une heure, deux heures, trois heures durant,
inépuisable de rage et de trique.
Il frappe dru, il frappe de tout son cœur.
Le souffle court, le visage grimaçant,
il peine sous l’effort, suffoque, transpire,
s’écroule, harassé,
et nous…toujours vivants.
Mains dans le dos, alignés contre le mur.
Ils tirent – les balles dans nos crânes explosent,
les tibias pètent, la poitrine, les os,
le plomb est si lourd dans nos corps roués.
A la tombée du jour, les fusilleurs sont las.
On nous délie, on nous vomit, on nous maudit.
Nous rentrons de la fusillade comme d’autres du boulot.
Dans les cuisines, tout en réchauffant le repas,
nos femmes reprisent nos vêtements troués.
Le dîner avalé, je fais le tour du logis :
faut rafistoler le toit, étayer la clôture,
et d’eau de pluie remplir cuves et bassines.
Arrive l’heure du coucher. Avant de m’endormir
je dis à ma femme : on me pend à cinq heures,
tâche de me réveiller avant les matines.
Au matin, la potence est là, flambant neuf, robuste,
les cordes sont solides, les bourreaux compétents,
- honnêtement, il n’y a rien à redire.
On nous pend vite, court et haut,
et pendus nous restons jusqu’au soir.
A l’heure de la soupe, on nous décroche – vivants ;
ils jurent et cognent, comme il se doit.
Le lendemain, dès l’aube, branches et billes ils charrient,
un bûcher ils dressent et, nus, nous ligotent dessus,
approchent une allumette, le feu prend,
et ça brûle, ça brûle ainsi une semaine entière,
les cendres retombent sur les villages gris.
Le feu se consume, nous émergeons de la fumée,
la reine s’évanouit tandis que le roi,
le roi se frotte les yeux et nous regarde stupéfait :
Cré nom de Dieu, vous êtes encore en vie !
On nous écartèle aux chevaux, on nous rompt sur la roue,
on nous coupe la tête, les bras, les jambes – c’est l’horreur !
Fusillés, on nous pend, égorgés, on nous étrangle,
Nous ignorons pourquoi mais que faire ?
Soudan, nos juges sont excédés !
Ils renvoient les tireurs, congédient les soldats,
exécutent les bourreaux – leur faute apparemment.
Après quoi – à la massue, au canon – ils remettent ça
et pendent, écharpent, égorgent à tour de bras !
Cependant, nous sommes toujours vivants.
Quelqu’un du péché préserve-t-il les juges ?
le peuple s’interroge : qu’est-ce à dire ?
Car, nous aussi, l’angoisse parfois nous étreint :
personne n’est immortel, cela ne peut durer ainsi,
notre fin viendra bien un jour,
incapables de nous retenir,
nous mourrons
de rire.
Traduction de Vesna Bernard-Radovic