Derviche et la mort (Le)* / Derviš i smrt, 1966 (M. Selimović)

 

 

Meša Selimović

 

Études et articles

De l’avis général émis par la critique, Le Derviche et la mort compte parmi les meilleurs livres publiés en Yougoslavie socialiste au cours de son demi-siècle d’existence. La tenue en haute estime de cette œuvre fut confirmée en 2004 par une grande enquête menée auprès des membres de tous les jurys qui avaient siégé jusqu’à cette date pour l’attribution du prestigieux prix NIN, l’équivalent pour les Balkans du Goncourt français : le roman de Selimović fut désigné comme le meilleur des cinquante livres primés. L’immense succès se confirma sur la scène littéraire internationale où Le Derviche et la mort fut traduit en une multitude de langues.

Selon le témoignage de l’auteur lui-même, l’incitation première à écrire ce roman fut une tragédie personnelle : dans le courant de la Seconde Guerre mondiale son frère, officier chez les partisans, fut fusillé pour une faute minime par « ses » partisans, et cette « terrible injustice sans raison ni sens » marqua au dire de Selimović « un tournant dans l’existence de tous les membres de [sa] famille ». Grâce à son exceptionnel talent d’écrivain, il parvint à transformer ce traumatisme personnel, dont il souffrait depuis plus de vingt ans, en « expérience » plus profonde de sens et à lui conférer une portée universelle. En d’autres termes, il parvint à trouver une manière convenable pour introduire dans le roman le thème inspiré du sort qui fut réservé à son frère, manière qui lui permettra d’engager l’histoire dramatique sur la trahison, l’incarcération, et la mise à mort de Harun, le frère du narrateur et victime innocente d’un pouvoir aveugle.

Probablement pour s’éviter d’éventuelles incriminations et l’établissement d’un parallèle avec le régime communiste d’alors, Selimović a situé l’intrigue dans le milieu oriental de la Bosnie sous la domination ottomane au XVIIIe siècle. Au cœur de cette intrique il a placé le drame éthique et existentiel vécu par le protagoniste – Ahmed Nurudin, cheik de l’ordre des derviches Mevlevi – que les circonstances pousseront à s’engager sur un chemin sans retour et qui d’homme juste feront de lui un tyran. Ébranlé par la découverte de l’arrestation de Harun, son frère innocent de tout crime, Nurudin se trouve à jamais chassé de son monde protégé et régi par le strict respect du dogme : écrasé par le doute, il perd la quiétude intérieure que lui assurait la foi en la justice et la vérité divines, et peu à peu se transfigure. « Plutôt que le repli sur soi en lui naît le désir de se battre et d’agir ; plutôt que l’indulgence et le pardon le saisissent la haine et la soif de vengeance », constate Predrag Palavestra qui conclut qu’au terme de son égarement moral « le chasseur devient chassé, le juste et révolté se mue en oppresseur ».

Chaque chapitre du roman présente en exergue une citation du Coran. C’est surement pour cette raison que la critique a émis l’idée selon laquelle la dimension philosophique du Derviche et la mort repose sur les systèmes de pensée orientaux, sur ses sources spirituelles, mais aussi sur la connaissance approfondie du Coran que possédait l’auteur. Certains chercheurs relativisent néanmoins ce point de vue généralement accepté, alors que l’auteur en personne a reconnu que sa connaissance des Saints Livres de l’islam était très superficielle. Staniša Tutnjević dit ainsi qu’il est difficile d’affirmer que Le Derviche et la mort se base sur la vision du monde présentée dans le Coran mais qu’il s’agit plutôt d’une « activation de ses éléments sémantiques qui répondent à la sensibilité de l’homme moderne ». Selon lui, la vision de l’existence humaine dans le roman est donnée « en concordance avec les recherches philosophiques occidentales » qui ne sont qu’« étayées » par des citations du livre sacré de l’islam. Pour illustrer son propos Tutnjević cite deux versets du Coran qui figurent au début et à la fin du roman : J’en appelle comme témoin le temps, le début et le terme de tout – tout homme est toujours perdant. Le second vers est en réalité tronqué, pas entièrement cité, ce qui en modifie fortement le sens initial. Le roman se voit ainsi doté d’une fin symbolique moderne, l’idée qui fait de l’homme un perdant étant en parfaite correspondance avec l’esprit de l’époque, avec la philosophie de l’absurde et de l’existentialisme. Et l’auteur expliquera ultérieurement qu’il souhaitait donner un tout autre sens à la partie manquante de la citation : … s’il ne trouve pas le sens en Dieu. Le vers complet dans l’interprétation de Selimović, selon son propre aveu, devait être : l’homme est toujours perdant s’il ne trouve pas le sens en l’amour.

Quoi qu’il en soit, ces citations confèrent au roman un surplus de crédibilité et accentue l’authenticité de l’atmosphère orientale dans laquelle se déroule l’histoire du cheik Nurudin.

Milivoj Srebro

*  Trad. par Mauricette Begic et Simone Meuris, Paris, Gallimard, 1977.

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