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Les audacieux débuts littéraires de Miodrag Bulatović (1930-1991) sont marqués par deux recueils de nouvelles, mais sa véritable notoriété commence avec la production romanesque. Après Crveni petao / Le Coq rouge (1963), où l’on retrouve le même univers délirant grouillant d’êtres sordides, la même volonté de dénuder la vie jusqu’à l’extrême, l’esprit intransigeant et subversif de cet écrivain, en qui André Marisset voit un « visionnaire, la force poétique vraiment prodigieuse, dévastant la littérature », s’incarne merveilleusement dans le roman Le Héros à dos d’âne. Qualifié par son auteur comme une « tentative pour écrire une histoire non officielle », ce roman d’inspiration burlesque osant tourner en dérision, au-delà d’une image mensongère de la guerre et d’une vision manichéenne du monde, nombre de valeurs sacro-saintes de son époque, fut immédiatement taxé d’hérésie et interdit de publication. Au lieu de paraître à Belgrade en 1965, dans la maison d’édition « Kultura », il sort seulement deux ans plus tard, à Rijeka. Se donnant pour le cadre un espace-temps aux référents réels, à savoir l’occupation fasciste du Monténégro avant la paix séparée, cet écrivain excessif qui ne cessera de revendiquer la position de provocateur, alterne dans sa bouffonnerie noire les tableaux d’une cruauté extrême et les situations comiques. Amoureux de violences verbales et d’outrances thématiques, Bulatović mêle dans sa comédie scabreuse les crimes, les viols, les larmes et les éclats d’un rire irrévérencieux et cynique. Son univers où règnent un érotisme sale, la cruauté et la bassesse, fait éclater une image idéalisée de la lutte pour la libération, présentée exclusivement comme une épopée glorieuse. Pour parodier les clichés de la littérature révolutionnaire et l’optimisme béat de nouveaux idéologues, Bulatović use de l’inversion et de l’antithèse, figures qui lui permettent d’opérer un incessant renversement des valeurs. Son protagoniste Gruban Malić est construit comme un anti-héros par excellence : petit (comme le dit son nom), chétif et malingre, il vit du trafic de gadgets pornographiques. Croupissant dans sa grisaille, il rêve d’une vie glorieuse et ne cesse de se demander « comment devenir un homme ». Bulatović ponctue tout au long du roman une discordance grotesque, qu’il s’agisse des exploits imaginaires de Malić, de son abrupte transformation en communiste, ou de l’évocation de camps belligérants. En effet, dans ce « contrepoint de guerre et de pornographie », pour emprunter ici les termes de Petar Pijanović, ils ne diffèrent guère : enclins aux larmes et au pathos, obsédés par leur prétendue grandeur, les Italiens et les Monténégrins vacillent « dans un état d’ivresse avancée », « avec une main sur le revolver et l’autre sur le flocon de rakija », attaquant « quand il faut et quand il ne faut pas »… Est-il besoin de dire que beaucoup lui reprocheront, pour ne mentionner ici que Lia Lacombe, ces « débordements » et « ces délires monténégrins » ? Du fait de son parti pris pour le blasphème répété et la transgression illimitée, cet auteur outrancier devint le symbole d’une certaine « furia slave ». L’intérêt de cette « Iliade burlesque et rabelaisienne », comme Claude Ernauld désigne ce roman, réside notamment dans sa force démystificatrice démantelant, à travers le « politiquement correct » d’une époque, toutes les formes du discours idéologique et toute mythomanie nationale. Mais le principal mérite de cet ouvrage, à mi-chemin du jeu humoristique et du cauchemar, qui fut traduit en une trentaine de langues, demeure dans sa capacité à réactualiser d’une manière originale nombre d’interrogations fondamentales qui ne cessent de tourmenter l’être humain. Dans le cadre des authentiques violences de l’Histoire, par le biais d’un rire tantôt cynique et destructeur, tantôt tonitruant, cet « Hiéronimus Bosch slave » nous fait saisir le tragique de la condition humaine. Sa vision désabusée du monde, ses héros hantés par l’angoisse et sa plongée audacieuse dans les gouffres béants de leurs âmes, ont anticipé toute une pléiade d’écrivains qui s’emploieront à traduire l’impossibilité d’une existence authentique et la difficulté d’être soi. ♦ Etudes et articles en serbe. Petar Pijanović, Poetika groteske. Pripovedačka umetnost Miodraga Bulatovića, Belgrade, Narodna knjiga / Alfa, 2001; Nikola Milošević, « Proza Miodraga Bulatovića kao ideološko i estetičko iskušenje », Književnost i metafizika. Zidanica na pesku II, priredio Milo Lompar, Belgrade, Filip Višnjić, 1996 ; Claude Ernauld, « Miodrag Bulatovic : Lehéros à dos d’âne», Les lettres nouvelles, mars-avril 1966, p. 174-176 ; Lia Lacombe, Les Lettres françaises, 3 mars 1966. Marija Džunić-Drinjaković
Trad. du serbo-croate par C. Bailly. – Paris : Editions du Seuil, 1965. – 379 p. - See more at: http://serbica.u-bordeaux3.fr/index.php/b-18/54-bulatovi-miodrag#sthash.jZvA5dJ2.dpuf
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