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Troisième roman majeur de Meša Selimović après Derviš i smrt (Le Derviche et la mort) et Tvrđava (La Forteresse), publiés, respectivement, en 1966 et 1970, Ostrvo (L’Île) n’est pas un roman historique. Ni même un roman, arguèrent des critiques après sa parution en 1974, mais un recueil de nouvelles ! Il faut admettre que nombre d’éléments plaident en faveur de cette qualification : une narration à tout le moins… non linéaire, une structure qui fait de chaque texte un récit indépendant, portant un titre propre et se prêtant à une lecture séparée… comme une nouvelle, une absence d’intrigue au sens propre, classique du terme. Mais cette querelle ne doit pas occulter les grandes qualités d’une œuvre qui, par certains de ses caractères, peut être tenue pour annonciatrice du postmodernisme. Le temps de la narration, très élastique, tourne le dos à la chronologie (même si Exil qui ouvre le roman et Le Matin de la victoire qui le clôt peuvent être vus comme le début et la fin du récit) et est installé dans le présent tout en relatant les événements du passé et ouvrant (souvent) sur un futur des plus incertains qui réduit les protagonistes aux conjectures : « Que se passera-t-il… si…. ? » Le roman focalise son (et notre) attention sur le vieux couple installé/exilé sur l’île, mais Ivan et Katarina Marić sont à la fois les acteurs de leur propre histoire et les témoins de l’histoire des autres. L’Île est composé tel un puzzle où les pièces s’emboîtent progressivement, sapant de l’intérieur l’apparente, la fallacieuse indépendance des textes. Les stratégies narratives mises en place par Meša Selimović sont diverses. Exil est une véritable ouverture… au sens musical du terme : il expose des thèmes qui donneront lieu à une reprise et un développement ultérieurs ; certaines phrases qui claquent comme des sentences ne s’éclairciront que par la suite, et d’autres, dans un premier temps jugées anodines par le lecteur, se révèleront ne l’être aucunement et apparaîtront dans leur pleine signification dans d’autres chapitres/nouvelles par un jeu de répétitions. De la même façon, certaines situations à peine abordées, esquissées, seront élucidées ensuite : une allusion est ainsi faite, par exemple, à la captivité d’Ivan; le contexte, les conditions… saugrenues qui ont fait de lui un prisonnier de guerre seront explicitées plus tard dans le livre. Par ailleurs, Meša Selimović recourt à la technique de l’écho : des personnages différents sont placés dans une situation voisine ou identique ; ainsi des couples se déchirent et poursuivent leurs existences dans une « isolation glacée », des enfants quittent l’île et leurs parents respectifs pour s’en aller vivre en ville sans que le bonheur espéré soit forcément au rendez-vous. Des jeux de miroir apparaissent également entre plusieurs textes : l’agonie d’un vieux chien renvoie aux autres décès évoqués précédemment, à la solitude du moribond, à son effroi devant la mort. Par ce jeu d’annonces voilées et de répétitions, par la mise en perspective ou le croisement de destinées différentes, Meša Selimović souligne à petits traits la continuité des choses, leur inexorabilité. Face à la ville quittée parce que synonyme de solitude, de pauvreté et, peut-être, de déchéance, il y a le refuge de l’île… avec, somme toute, les mêmes synonymes. L’Île est le reflet des questionnements de l’auteur sur le sens de la vie, sur la mort, sur le refus ou l’acceptation de l’injustice, sur la vieillesse qualifiée de « misère » ou de « spectacle déplaisant ». L’illusion dont les Marić se bercent, l’espoir hypothétique que « quelqu’un viendr[a] de quelque part, un jour, [il n’est] pas encore là, ils ne sav[ent] qui il [est], ni comment il [est], mais il viendr[a] » (Aux confins du temps) est une référence on ne saurait plus claire à Beckett, à Godot que l’on attend en se persuadant qu’Il viendra un jour. L’Île, roman ou recueil de nouvelles ? À quoi bon, finalement, vouloir à toutes fins trancher ? Il faut toutefois, convenons-en, respecter le classement de L’Île par l’auteur en personne au nombre de ses… romans. Qu’ils soient chapitres ou nouvelles, les textes sont intégrés dans un édifice, chacun apporte une pierre sans laquelle l’effondrement guetterait l’ensemble d’une construction que l’on pourrait nommer, en paraphrasant Vladislav Bajac, roman u pričama, un roman en nouvelles. Alain Cappon *Traduit par Alain Cappon, Phébus, 2013. |