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Que le neuvième roman de Mileta Prodanović, Jardin à Venise, ait reçu le prix de la ville de Belgrade pour le meilleur livre de l'année 2002 n'est guère étonnant. En effet, malgré son titre et malgré le fait qu'une partie du roman se déroule à Venise pendant la Biennale, c'est bien Belgrade qui est au cœur du texte et qui transparaît derrière les personnages, tour à tour mythique et torturée. Le livre commence pendant l'hiver 1996-1997, période intense de manifestations contre le régime de Slobodan Milošević grâce auxquelles, après des années de dépression et de léthargie, « Belgrade avait pour la première fois depuis longtemps recommencé à ressembler à une ville »[1]. Dora, la petite amie du narrateur, y participe activement, tandis que ce dernier, plus âgé qu'elle d'une quinzaine d'années, est bien plus désabusé : comme il a déjà, sans succès, participé à des manifestations au début des années quatre-vingt-dix, il préfère, pour éviter d'être confronté à ce que sont devenus sa ville et son pays, demeurer dans sa tour d'ivoire, un appartement dont il a hérité en même temps qu'une rente à la mort de ses parents, et où il peut continuer à loisir ses études d'histoire de l'art. Mais la réalité le rattrape : un jour apparaît dans les faits divers le nom d'un de ses amis perdus de vue, Lisicki, ancien leader de la scène rock belgradoise[2] qui, après s'en être violemment pris à sa mère, gît à l'hôpital psychiatrique en état de choc. Lors de l'enquête, la police découvre chez lui d'étranges dossiers, et c'est au cours d'un entretien à ce sujet avec l'inspecteur Radenković que le narrateur apprend également la mort de Lina, sa camarade d'université et la chanteuse de Zenith F.C. depuis longtemps partie à l'étranger, que lui comme Lisicki ont passionnément aimée. Brutalement ramené par ce double malheur à un passé auquel il s'était résigné à renoncer, le narrateur plonge dans ses souvenirs : l'ascension et la chute du mythique Zenith F.C., dont la trajectoire mime exactement la rage de vivre aveugle avant la catastrophe de la Yougoslavie de l'époque, ses années d'étudiant, d'enthousiasme intellectuel sous l'influence quasi-mystique de Marcel Duchamp, et surtout son amour, leur amour fou pour Lina. Dévidant petit à petit le fil de ses souvenirs, le narrateur finit par se remémorer sa dernière rencontre avec Lina, à la Biennale de Venise quelques années auparavant. Lina est devenue une critique d'art très en vue aux États-Unis, le narrateur accompagne quant à lui une excursion de futurs étudiants en art, et ils se retrouvent soudain face à face dans cette ville qu'ils ont découverte ensemble alors qu'ils étaient étudiants et amants. Une nuit, ils sont invités à une fête privée, summum de snobisme et de décadence dans un vieux palais baroque, qui tourne au drame : un incendie se déclare, et les deux anciens amants s'enfuient, se perdent dans les ruelles, errent dans un mystérieux jardin qui n'a, malheureusement, contrairement à la légende, pas le pouvoir d'offrir un nouveau destin.[3] Ayant chacun fait des choix différents, leur présence les confronte mutuellement à ce qu'ils sont devenus : Lina, qui a depuis longtemps quitté la Serbie, a réussi, mais sa carrière lui apparaît finalement comme une coquille vide reposant sur les clichés et l'exotisme. Le narrateur, lui, n'est pas parti, au contraire, il a choisi de rester avec obstination dans une ville qui « se vide de sa substance vitale »[4], mais sa vie est tout aussi vide et désespérée. Et, derrière eux, Venise devenue un bijou de pacotille mime la chute de la civilisation et, soudain, celle de la Yougoslavie. Car, si le fait d'être ensemble ramène les deux protagonistes à leurs échecs et à la disparition de leur monde, c'est également leur existence mutuelle qui est seule à même de rendre possible « le monde suspendu entre le réel et l'imaginaire »[5], de ramener partout à la vie le Belgrade de leur jeunesse. Empreint d'une profonde mélancolie, Jardin à Venise est le récit de la perte des illusions d'une génération et du désenchantement d'un monde qui va bien au-delà de l'effondrement de l'ex-Yougoslavie : certaines scènes de la troisième partie, qui se déroule à Venise, peuvent notamment rappeler le film La grande bellezza, qui évoque la vacuité et l'élégant désespoir des intellectuels aisés de Rome. Cependant, c'est toujours le même paradis perdu qui réapparaît, malgré les efforts conscients du narrateur pour ne pas l'idéaliser : le Belgrade des années quatre-vingt, chant du cygne de la Yougoslavie socialiste version sex, drugs and rock'n'roll. En filigrane des histoires d'amour, d'espoirs gâchés et de déchéance des différents protagonistes, Jardin à Venise apparaît donc avant tout comme un chant d'amour à une ville au statut ambigu, tantôt mythifiée tantôt déchue, et à laquelle le narrateur s'accroche envers et contre tout. Dans l'espoir qu'un jour, à défaut du zénith des années quatre-vingt, un peu de lumière, annoncée par un mystérieux cadran solaire vénitien, finisse tout de même par succéder à la grisaille des années quatre-vingt-dix [1] Prodanović, Mileta, Jardin à Venise, « Sang sur carrelage sale ».
[2] Le groupe Zenith F.C., dont Lisicki est le guitariste, est fictionnel, mais largement inspiré d'EKV, ou Ekaterina Velika, mythique groupe belgradois des années 80, dont quasiment tous les membres ont connu un destin tragique.
[3] Jardin à Venise, « Construis-moi une ville ».
[4] Jardin à Venise, « Le coucher du Zénith ».
[5] Jardin à Venise, « Radenković, deuxième fois ».
Chloé Billon
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