Lithographie de Josef Kriehuber, 1865
|
L'immense activité qu'exerça dans de multiples domaines Vuk Stefanović Karadžić – le réformateur de la langue littéraire, codificateur de la littérature orale, historien et ethnologue – a porté des fruits uniques. Son œuvre toute entière fut déterminée par les maîtres-mots "peuple" et "populaire". Prenant la littérature populaire comme source et modèle, il engagea un combat gigantesque pour défendre la langue du peuple et la littérature écrite dans celle-ci. Écrivain, il rendit compte de la vie du peuple, de ses coutumes, de son histoire. Les concepts peuple et populaire sont omniprésents chez lui, des titres de ses ouvrages majeurs à leurs contenus, formes et expressions. Soutien des esprits les plus influents de son temps Vuk Stefanović Karadžić naquit en 1787 dans le village de Tršić proche de Loznica dans une famille issue de la tribu des Drobnjak qui, dans la première moitié du XVIIIe siècle avait émigré de la vieille Herzégovine. Après l'écrasement de la Première Insurrection serbe à laquelle il avait personnellement prit part, il se mit à voyager et, comme bien des réfugiés serbes, vécut dans une grande incertitude. Son arrivée à Vienne et la rencontre de l'homme de sciences slovène Jernej Kopitar devaient jouer un rôle déterminant dans son orientation. Kopitar, qui était au fait des conditions de la littérature serbe, reconnut sur-le-champ en Karadžić l'homme à même de "mettre fin au chaos qui prévalait jusqu'alors dans la littérature serbe". Acquérant de Kopitar les rudiments de la philologie, Karadžić comprit rapidement ce qu'il fallait faire. En 1814, un an après l'écrasement de l'Insurrection, il fit son apparition sur la scène littéraire avec deux petits livres, Pjesnarica, le premier recueil de poésies populaires serbes, et Pismenica, la première grammaire de la langue serbe. L'année suivante déjà, sa critique de la langue employée par Milovan Vidaković dans ses romans marqua le début de son combat pour ses idées. Dès lors, et jusqu'à son décès, sa vie ne fut qu'un inlassable travail sur les sujets de la science et de la littérature, une lutte contre ses multiples adversaires au nombre desquels beaucoup d'écrivains de la vieille école et les deux hommes les plus puissants au sein du peuple serbe, le prince Miloš et le métropolite Stratimirović. Mais s'il était sans discontinuer en butte à de permanentes contestations au sein de son peuple, Karadžić gagna rapidement à l'étranger la reconnaissance et le soutien des esprits les plus influents de son temps parmi lesquels, entre autres, le grand poète Goethe, le philologue Jakob Grimm, l'historien Leopold Ranke, les hommes de sciences et poètes des contrées slaves. Il passa la plus grande partie de sa vie à Vienne, les premières années dans un dénuement permanent et, ensuite, vécut une existence relativement plus tranquille, plus assurée sur le plan matériel. Il entreprit beaucoup de voyages dans les différentes régions serbes, afin de collecter les produits de la littérature populaire, les trésors lexicographiques et les matériaux ethnographiques, mais aussi dans les pays étrangers dans le but de nouer des contacts avec les écrivains et les érudits. Collecteur de créations populaires et fondateur de la philologie serbe Au vu de la réception remarquable que connut Mala prostonarodna slovenosrbska pjesnarica [Petit livre de chants populaires du peuple slavoserbe, 1814], dans lequel il publia une centaine de poèmes lyriques, surtout d'amour, et huit poèmes épiques, "masculins", Karadžić se mit de manière systématique, et sur le terrain, à noter les poésies populaires, dans un premier temps seul, puis avec l'aide de ses nombreux collaborateurs. Il s'y consacra jusqu'à la fin de sa vie (déclarant un jour que c'était là "le travail qui lui était le plus cher"), et collecta un nombre gigantesque de poèmes lyriques et épiques dont il ne publia qu'une petite partie. Son recueil de poèmes populaires publié sous le titre Srpske narodne pesme [Poésies populaires serbes] comprend quatre tomes et l'édition définitive dite "de Vienne" (1841, 1845, 1846, 1862) réunit 793 poèmes lyriques et 252 épiques. Parallèlement aux poésies, Karadžić aura rassemblé d'autres créations populaires et publié un livre de proverbes (1836) et de nouvelles (1821, 1853) joignant à la première édition des nouvelles un court recueil de devinettes. Dans sa collection et son édition de créations populaires, il avait pris pour point de départ les critères scientifiques et philologiques permettant une transcription fidèle ("comme le peuple parle et chante"). Pour ce qui est des contes populaires, il n'a obtenu de ses conteurs qu'un matériau amorphe qu'il a ensuite lui-même stylisé "non pas en suivant [son] propre goût mais en fonction de la particularité de la langue serbe". Il faut lui reconnaître également le mérite d'avoir étudié la littérature orale. Dans les préfaces de ses recueils et dans d'autres écrits, il a jeté les fondements de l'histoire et de la théorie des créations populaires et établi une méthodologie pour les rassembler et les publier. Le second grand domaine dans lequel Karadžić aura déployé son activité est celui de la langue. Père fondateur de la philologie serbe, il a accompli plusieurs tâches capitales dans ce domaine. Il est l'auteur de la première grammaire de la langue serbe (1814, édition augmentée en 1818) dans laquelle il énonce les règles linguistiques des "Serbes qui habitent les villages loin des villes". Karadžić est le premier lexicographe serbe : en collaboration avec Kopitar il a constitué le Srpski rječnik [Le Dictionnaire serbe, 1818] riche de près de 26 000 mots pour la plupart issus de sa région. La seconde édition préparée avec l'aide du jeune philologue Djura Daničić (1812) contient près de 47 000 mots collectés dans un territoire linguistique plus vaste. Le dictionnaire de Karadžić n'est pas une ouvrage lexicographique ordinaire, il va bien au-delà : c'est une encyclopédie sur la vie du peuple serbe dans laquelle sont décrites ses croyances, coutumes, tenues vestimentaires… Le Rječnik est la synthèse de l'œuvre de Karadžić vue dans son entièreté. Toutes les branches y figurent, tant la philologie que l'ethnographie, l'histoire du peuple que ses créations. Avec d'une part la grammaire et le lexique de la langue du peuple, et d'autre part les recueils rassemblant les créations populaires, Karadžić a donné une assise solide pour répondre à deux questions que Dositej Obradović et ses disciples avaient soulevées mais, dans la pratique, pas résolues : l'introduction de la langue populaire dans la littérature et l'adaptation de l'alphabet slave aux lois phonétiques du serbe. Dans sa réforme de l'alphabet Karadžić a achevé ce qu'avaient entrepris Sava Mrkalj et Luka Milovanov : il a créé un alphabet serbe moderne basé sur le principe phonologique : Écris comme tu parles. Dans sa réforme de la langue littéraire, il avait eu comme prédécesseur Dositej Obradović mais où celui-ci avait simplement souligné la nécessité et les raisons d'écrire dans la langue du peuple, Karadžić indiqua de quelle manière écrire dans cette langue. Se dressant contre les pratiques des écrivains slavoserbes qui, arbitrairement, mâtinaient la langue populaire d'éléments tirés de celle liturgique, il posa un principe : ne devait constituer la langue littéraire que ce qui existait dans celle du peuple. Cette idée allait connaître une certaine inflexion dans ses travaux ultérieurs, notamment dans la traduction du Nouveau Testament (1847) dans laquelle il introduisit un grand nombre de mots appartenant à la langue liturgique mais non sans les avoir au préalable soumis aux lois de la morphologie et de la création de mots dans la langue serbe. Observant les bases dialectales de la langue littéraire, Vuk Karadžić opta pour le parler du sud, herzégovinien (nous dirions aujourd'hui "iékavien") mais en accordant à chaque écrivain le droit de recourir à son parler, c'est-à-dire à sa propre prononciation. C'est dans ses critiques de la langue utilisée par les écrivains de son temps et dans les polémiques qui l'opposèrent à une kyrielle d'adversaires que Karadžić forgea sa pensée linguistique et littéraire. Parmi ses critiques, les plus importantes sont les deux "recensions" qu'il fit des romans Usamljeni junoša [Le jeune homme solitaire] et Ljubomir u Jelisijumu [Ljubomir à Elysium] de Milovan Vidaković (1815 et 1817) dans lesquelles il établissait les fondements de la critique littéraire serbe. Des innombrables polémiques la plus célèbre demeure celle qui s'étala sur dix ans (1837-1847) et fut une véritable guerre littéraire livrée à Jovan Hadžić. La pierre angulaire de la critique de Karadžić de la littérature d'alors est la discordance grammaticale de la langue : il dénonçait les écrivains de son temps surtout pour le mélange qu'ils faisaient de deux langues, serbe et liturgique, et pour le fait que chaque auteur écrivait "à sa guise", en l'absence et à l'encontre de toute règle. Partant du chaos linguistique à laquelle la littérature était en proie, il élargit sa critique de la grammaire des écrivains à celle de leur logique et développa la méthode de la pensée critique et libre initiée par Dositej Obradović. Ecrits ethnographiques et historiographiques Aux travaux de collecteur et de philologue de Vuk Karadžić se rattachent ses écrits ethnographiques et historiographiques. Tout au long de sa vie active il aura rassemblé des matériaux ethnographiques dans l'intention de décrire les "coutumes et superstitions, la mythologie et l'existence du peuple serbe". Il en a inséré une partie dans diverses œuvres, notamment dans Le Dictionnaire serbe, une grande partie synthétique de ces deux domaines, Život i običaji naroda srpskog [Vie et coutumes du peuple serbe] restant inachevée. Historien, il a dépeint toutes les personnalités de premier plan de son époque tumultueuse. Il a produit plusieurs écrits spécifiques sur la Première Insurrection: Prva godina srpskog vojevanja na dahije [La première année de la lutte des Serbes conter les janissaires], Druga godina srpskog vojevanja na dahije [La deuxième année de la lutte des Serbes contre les janissaires], Praviteljstvujušči sovjet srbski [Le conseil exécutif serbe], la Seconde Insurrection étant rapportée dans la monographie Miloš Obrenović. Il a consacré des textes particuliers aux personnalités des époques pré- et insurrectionnelles. De ses biographies, la plus volumineuse, et la meilleure, est celle de Haïdouk-Veljko. Il a publié en allemand un ouvrage sur le Monténégro, Montenegro und die Montenegriner, en 1837. Il n'a pu mener à bien son dessein de relater toute l'histoire serbe contemporaine mais il a donné accès à sa matière à l'historien allemand Leopold Ranke qui, sur cette base et avec la collaboration de Karadžić, a écrit le célèbre Die serbische Revolution [La Révolution serbe, 1829] qui a permis à l'Europe occidentale de faire la connaissance du peuple serbe et de son histoire. Prosateur hors du commun, Karadžić a justement donné le meilleur témoignage de son talent d'écrivain dans ses écrits historiques et, en particulier, dans ceux où il rapporte les événements et peint les grandes figures de l'Insurrection. Son sens prononcé du concret se marie à son talent très marqué de narrateur, et sa manière se rattache à l'art des conteurs oraux. À l'opposé de l'esprit de la prose sentimentale et didactique alors en vogue, son style n'a rien de superflu, de fleuri, aucun surplus de pathétique ou de sentimentalité n'y apparaît. En recourant au ton tranquille, épique, désintéressé, Karadžić s'efforce en permanence d'observer le point de vue du chroniqueur objectif dont le but ultime est de fournir un témoignage véridique, de préserver pour les générations à venir l'image la plus fiable de son temps. Vuk Stefanović Karadžić est mort à Vienne en 1864. Ses cendres furent transférées à Belgrade en 1897 et inhumées avec de grands honneurs dans la cathédrale orthodoxe Saborna crkva, aux côtés de celles de Dositej Obradović. ♦ Etudes et articles en serbe. Александар Белић, Вук Караџић [Vuk Karadžić], Београд, Народна штампарија, 1933 ; Миодраг Поповић, Вук Стеф. Караџић [Vuk Stef. Karadžić], Београд, Нолит, 1964 ; Меша Селимовић, За и против Вука [Pour et contre Vuk], Нови Сад, Матица српска, 1967 ; Иво Андрић о Вуку Караџићу [Ivo Andrić au sujet de Vuk Karadžić], (dir.) Ђуро Гавела, Београд, БИГЗ, 1972 ; Павле Ивић, О Вуку Караџићу [Au sujet de Vuk Karadžić], Сремски Карловци - Нови Сад, Издавачка књижарница Зорана Стојановића, 1991. Jovan Deretić Traduit du serbe par Alain Cappon |