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Maître dans l’analyse et la mise en évidence du langage convenu, flaubertien postmoderne, héritier des avant-gardes, à l’aise tant dans la nouvelle que dans le roman (chez lui, toujours expérimentaux, à la limite même, parfois, de l’hermétisme), Slavoljub Marković est l’un des auteurs les plus achevés de la deuxième vague du postmodernisme serbe. Alors que les auteurs de sa génération tels Svetislav Basara, David Albahari ou Vladimir Pištalo entrent en littérature comme nouvellistes pour évoluer vers le souffle plus ample du roman, Slavoljub Marković entre de plein pied dans les lettres par la grande porte et un roman de premier ordre : L’Etat fluctuant de l’histoire, thème majeur, s’il en est, des lettres serbes. Il s’ensuit une élaboration de cycles romanesques qui traduisent ses différentes préoccupations esthétiques et qui se résument à trois cycles : historique, linguistique, et métanarratif des romans de coauteurs. Il faut leur ajouter trois recueils de nouvelles. Slavoljub Marković est né en 1952 à Jakovlje. Il passe son enfance entouré d’anciens soldats de la Grande Guerre, vétérans du front d’Orient, bercés de leurs histoires empreintes d’une profonde francophilie. A ce jour, il a publié les ouvrages suivants : Cycle historique : Plovno stanje istorije / L'Etat fluctuant de l’histoire, 1982 ; Kiša iz jezika / La Pluie du langage, 1994 ; Crni mak u snegu / Le Pavot noir dans la neige, 2004 ; Paralelna biblioteka / Bibliothèque parallèle, 2000 ; Drvo u dvorištu / L’Arbre dans le jardin, 1997. Cycle linguistique : Značenja i proteze / Significations et prothèses, 1998 ; Gradivo / La Matière, 1993 ; Dosada usvojenih rečnika / Lassitude face au langage convenu, 1995. Cycle de coauteurs (les marginaux des lettres, non reconnus, non appréciés, aux thèmes littéraires proscris, créent un « supra-auteur », condensation des aspirations de la génération d’écrivains postmodernes): avec Radomir Rupljanac, Dragan Milojković : Projekat / Le Projet, 1994 ; Zidine Rapijane / Les murailles de Rapijana, 2009. Nouvelles : Biznis, rat, pornografija / Business, guerre, pornographie, 2007 ; Film i ostali rimejkovi / Films et autres remakes, 2008, Poèmes en proses : Probudi me da se igram / Réveille moi pour jouer, 2009. Il est surprenant que le plus francophile des auteurs serbes contemporains n’ait pas été traduit en français à ce jour. Pourtant, ses ouvrages traitent des thèmes fondamentaux des lettres européennes : dictature, oppression politique, manipulation du langage. Les sentiments individuels : doute, incertitude, intelligence émotionnelle, lyrisme opposé au sentiment de la grandeur épique, et surtout la concision, l’usage de l’ellipse, un style précis et lapidaire forment les trais essentiels de son écriture. Les récits de Marković se présentent comme des laboratoires narratifs où convergent nouvelle esthétique et nouvelle étique permettant diverses mises en abîme du langage en tant que reflet des structures sociales et de l’idée que l’histoire est une scène où l’individu fait face à son propre atavisme et à ses propres démons. L’auteur commence ses histoires in medias res. Son approche est naturaliste et développe une étude critique de l’homme de pouvoir et de la classe moyenne en dictature socialiste. Ses héros sont souvent des laissés-pour-compte, des marginaux, des ratés du monde socialiste dépeint, le plus souvent, depuis la perspective d’un bourg ou village de province. Il excelle également dans l’étude des relations au sein du couple, notamment dans les portraits de femmes. Chez Marković, la conscience de l’héritage culturel est très forte et s’étend jusqu’à Byzance, mythe fondateur de la conscience culturelle serbe. Elle s’articule autour d’un axe de pensée bien précis : Marković revisite le passé à l’aune de l’expérience individuelle. Ce qui prime dans ses textes est la conscience de l’individu, ses prises de positions, ses relations au fait social aussi bien présent que passé. Aussi la poétisation de l’histoire est-elle centrée sur la fragilité humaine, sur la corporéité : le corps est vu comme objet de l’histoire, ce par quoi l’histoire gouverne mais aussi ce qu’elle détruit. D’où, par ailleurs, cette relation étroite qu’entretiennent les cycles historique et linguistique. Il s’agit de mettre en évidence le conflit latent entre le langage conceptuel de l’analyse (le langage de la volonté de pouvoir) et celui de la synthèse (le langage nuancé de l’art et de la littérature). En ce sens, chez Slavoljub Marković, le langage du héros est celui qui donne la préférence à l’expérience plutôt qu’au concept, au vécu plutôt qu’à l’idée ou à la narration idéologique, quelle qu’elle soit. Toute la stratégie narratrice chez ce postmoderniste érudit et humaniste tend à mettre en lumière les paradoxes existentiels de héros vus à la fois comme sujets et comme objets de l’histoire.
♦ Etudes et articles en serbe. Васа Павковић, « Тајна приче и чар приповедања » / Le secret du récit et la magie de la narration /, Кораци, n° 2012; Иван Радосављевић, « Ка суштини страсти » / L’essence de la passion /, Поља, n° 2012 ; Драгана Белеслејин, « У фусноти свести » / Note de bas de page de la conscience /, 2009 ; Слободан Владушић, « Књижевност, историја » / Littérature, histoire /, in : Славољуб Марковић, Пловно стање историје, Gramatik, поговор, 2011. Boris Lazić |