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La scène ultime de Dans le noir rapporte les funérailles de Milica Pavlović auxquelles, naturellement, assistent ses enfants Marija et Velja. Le Pays de Nulle part accorde à ces derniers un statut tout autre, celui de protagonistes principaux sur lesquels se focalise l’attention du lecteur. Faut-il pour autant tenir ce second roman pour la « suite » du précédent ? Au sens propre, et le plus restrictif du terme, la réponse ne peut être que négative. Quoique… Entre 1944, l’exécution du Pr Pavlović, 1984, le décès de son épouse, et 1998-99 où se situe l’action du Pays de Nulle part, les temps ont évidemment changé : bien loin sont la libération, l’installation et la consolidation du pouvoir communiste, bien loin sont aussi 1989 et la chute du Mur de Berlin qui laissait espérer l’effondrement des régimes autoritaires de l’Est européen, sinon entrevoir la possible sortie d’un… lagum long d’un demi-siècle. 1998 marque le point culminant de la mainmise totale du régime de Slobodan Milošević sur la société serbe, 1999 la campagne de bombardements déclenchée par l’OTAN puis la guerre menée contre la Serbie et censée régler le problème du Kosovo. Les époques ne sont plus les mêmes, les enjeux non plus : là où la révolution socialiste ambitionnait de jeter à bas le monde bourgeois d’avant-guerre générateur d’inégalités et d’injustices en tous genres, le régime en place en Serbie à la fin du vingtième siècle entend éradiquer toute forme d’opposition, de contestation de son absolutisme et des privilèges dont jouit une minorité : l’Idéal, généreux dans l’esprit, a été supplanté par l’Argent, par la cupidité et la défense bec et ongles d’intérêts particuliers. La Yougoslavie titiste qui visait à réunir – enfin – les peuples slaves du Sud dans une même communauté solidaire sous la bannière « Bratstvo i jedinstvo », Fraternité et Unité, a implosé, s’est désintégrée sous les coups de boutoir qui lui furent portés tant de l’extérieur que de l’intérieur. Les personnages eux aussi ont changé d’un roman à l’autre. Observatrice passive, cantonnée dans le second plan, Marija Pavlović est dans Le Pays de Nulle part professeur à la faculté des Lettres de Belgrade et… en première ligne pour assister à la reprise en main de l’Université et, au-delà, de la société serbe toute entière orchestrée par Milošević et ses affidés. Tout aussi impuissante devant l’histoire que pouvait l’être sa mère quelque cinquante ans plus tôt, Marija interroge sa mémoire, établit des parallèles entre les années 30-40 et la fin du siècle, ses souvenirs agrémentant son ressenti des événements qu’elle vit au quotidien. Velja Pavlović, à qui Dans le noir ne ménageait de place que dans son épilogue, revient au pays rendre visite à sa sœur demeurée à Belgrade malgré quelque dix ans de guerre. Lui qui a quitté ce qui était encore la Yougoslavie des décennies plus tôt découvre une Serbie meurtrie dans sa chair, repliée sur elle-même, où tout part à vau-l’eau. Si d’autres personnages entrent en scène, Ana ou d’autres étudiants de Marija, si ceux de Dans le noir ont, bien sûr, disparu, certains demeurent – par le biais du souvenir : Milica Pavlović à laquelle Marija se réfère et tend de plus en plus à emprunter certains de ses traits, l’infâme, l’abject Zora… Mais s’il faut chercher des points de concordance ou de continuité entre Dans le noir et Le Pays de Nulle part, c’est au niveau de la thématique qu’on les trouvera. Dans ces deux romans, comme dans quasiment le reste de son œuvre, Svetlana Velmar-Janković poursuit, enrichit sa réflexion sur les thèmes qui lui sont chers : outre la Trahison, la sempiternelle lutte de la Lumière et des Ténèbres, l’Amour, la Mort, la Foi, et, surtout, le Mal : omniprésent à toutes les époques sous quelque masque ou bannière qu’il se dissimule, il met à profit les drames des années 90 dans les Balkans pour étendre plus encore son emprise, ce que Le Pays de Nulle part illustre en présentant l’allégorique combat à mort de deux amis, l’un serbe, l’autre croate, deux frères de cœur contraints de jouer une version moderne de Caïn et Abel. Si Le Pays de Nulle part n’est pas la suite de Dans le noir, il en est sans conteste le prolongement. De la même façon les deux ouvrages dépeignent une époque, de la même façon, quoique sous des angles différents, ils s’attaquent à la même problématique, de la même façon ils puisent leur substance pour partie dans l’autobiographie. Mais cette fois la romancière s’implique personnellement et dénonce en termes désabusés, désespérés, révoltés l’image véhiculée au plan international de son pays tenu pour rien de moins que « le siège du mal ». Par la faute d’(ir)responsables politiques qui interdirent à leur peuple toute forme de « voix au chapitre », prétexte est trouvé pour vouer la Serbie à l’anéantissement, à la disparition pure et simple dans l’indifférence feinte ou assumée des peuples et dirigeants des grandes démocraties occidentales. Cette intervention de l’auteur dans le propos narratif est sans conteste un premier pas sur un tout autre chemin : l’autobiographie, fût-elle ici ou là romancée, telle que la présentera Prozraci (Transparents).
Alain Cappon |