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Poète avant tout, Stevan Raičković s’est également essayé, au cours de sa longue et fertile carrière littéraire, à l’écriture d’essais, de livres pour enfants, ainsi qu’à la traduction de poèmes. Né à Neresnica, ville de l’est de la Serbie, il a étudié la littérature à Belgrade où il devait passer la majeure partie de son existence. Il a commencé sa vie active comme journaliste au service Littérature de radio Belgrade et l’a poursuivie comme rédacteur dans l’une des plus grandes maisons d’éditions serbes et yougoslaves, Prosveta. À la différence des autres grands poètes de sa génération tels Vasko Popa et Miodrag Pavlović, Raičković ne s’est pas formé dans les cercles artistiques modernistes de l’après-guerre mais apparaît en littérature au tournant des années 1940-1950 avec un groupe de poètes qui cultivent les formes traditionnelles du chant lyrique. Il se met à composer dans la manière néoromantique mais restera dans un segment significatif de son œuvre attaché aux thèmes poétiques immuables que sont la nature, l’amour, la mort. Toute sa carrière pratiquement, et quoique écrivant en vers libres, il ne renoncera pas aux vers réguliers, aux rimes et aux autres formes classiques. La critique a souligné que dans ses compositions il sondait la vitalité de la tradition lyrique classique, réalisant une synthèse singulière entre traditionnel et moderne. Raičković s’est engagé sur son chemin poétique en chantant la fuite dans la nature, le désir de solitude et de contact proche avec les plantes et les oiseaux : Le chant du silence [Песма тишине, 1952], Ballade du crépuscule [Балада о предвечерју, 1955]. Ce départ de la ville et de son vacarme constituait aussi une critique implicite de la civilisation moderne qui a conduit aux expériences épouvantables de la Seconde Guerre mondiale. S’il chantait très fréquemment le monde de la nature, Raičković a dans certains de ses livres consacré aussi plusieurs poèmes à la vie citadine moderne au cœur de laquelle il perçoit la solitude de l’individu et l’aliénation. Outre la nature, un autre thème très récurrent chez Raičković est la poésie elle-même. Authentique poète moderne, il interroge souvent l’activité poétique dans ses vers, il la questionne, décrit avec minutie toutes les étapes du processus de création. Il s’identifie sans cesse au poème et s’adresse fréquemment à lui comme à un compagnon toujours à ses côtés. Son recueil Vers [Стихови, 1964] est totalement placé sous le signe de thèmes métapoétiques. Le livre au centre de sa poésie, celui aussi qui en marque l’apogée, est un recueil de sonnets qu’à maintes reprises il a augmenté : La berceuse de pierre [Камена успаванка, 1963]. Y sont concentrés au maximum ses thèmes et motifs essentiels – la mort, la nature, la mélancholie, la création poétique. Dans ce même ouvrage Raičković expérimente par ailleurs et inlassablement les diverses possibilités qu’offre le sonnet. Cette forme poétique l’a pleinement occupé et preuve en est son travail de traduction centré sur des adaptations des sonnets de Shakespeare et de Pétrarque. Parmi les ajouts de Raičković dans les éditions ultérieures de La berceuse de pierre se détache une série de chants qui, dédiés à Bojana, son épouse prématurément décédée, atteignent les sommets de la poésie amoureuse serbe de la seconde moitié du XXe siècle. Après Écrits sur Vladimir le Noir [Записи о Црном Владимиру, 1970], Raičković s’oriente de plus en plus vers des livres de genre hybride et de caractère autobiographique affirmé. Dans ces recueils au nombre desquels nous pouvons compter, entre autres, Les mémoires de hasard [Случајни мемоари, 1978], Vers tirés de mon journal 1985-1990 [Стихови из дневника, 1985-1990, 1995], il associe vers libres et vers réguliers, poésie et prose, recourt à la narration, aux citations, au matériau documentaire, reconsidère sans répit le rapport qu’entretiennent poésie et biographie, factuel et imaginaire. Dans cette forme hybride Raičković s’attache également aux grands traumatismes : les souffrances endurées par le peuple serbe au XXe siècle sont ainsi évoquées dans Le poème superflu [Сувишна песма, 1991] qui porte le sous-titre de « Neuf fragments sur le génocide avec préface et commentaires ». Il présente les livres susmentionnés sous forme de « fascicules », créant ainsi l’illusion qu’il s’agit là de manuscrits apparus de manière inopinée, spontanée, que le poète n’a plus qu’à signer et à publier sous son nom. C’est précisément sous ce titre de Fascicules 1999/2000 [Фасцикле] qu’il publie, en 2004, son dernier livre, un témoignage personnel en vers et en prose sur le bombardement de la RS de Yougoslavie en 1999 mais aussi un « portrait de l’artiste en homme âgé » qui prend congé des thèmes et préoccupations qui furent constamment les siens. Raičković a aussi publié des recueils poétiques pour enfants ainsi que des textes en prose autopoétiques et autobiographiques : Cartes intimes [Интимне мапе, 1985], Journal sur la poésie [Дневник о поезији, 1990], Une vie possible [Један могућни живот, 2002]. Outre les maîtres du sonnet que furent Shakespeare et Pétrarque, il a également traduit des auteurs slaves, principalement russes. Ses essais sur d’autres poètes qu’il écrivait périodiquement et consacrait surtout à ceux qui lui étaient poétiquement proches ou qu’il connaissait personnellement, sont inclus dans Portraits de poètes [Портрети песника, 1987]. La poésie de Stevan Raičković a été traduite dans quasiment toutes les grandes langues européennes. Lauréat de nombreux prix littéraires majeurs décernés en Serbie et en ex-Yougoslavie, il était membre régulier de la SANU, l’académie serbe des Sciences et des Arts. Marko Avramović Traduit du serbe par Alain Cappon |
Poète, essayiste et romancier, Dragan Jovanović Danilov est né en 1960, en Serbie. Même s’il excelle dans divers genres littéraires, il est surtout considéré, dès les années 90, comme poète majeur de sa génération. Auteur d’une œuvre abondante et variée, Danilov a publié, jusqu’à présent, douze recueils de poésie parmi lesquels il faut mentionner en particulier : Кућа Бахове музике/Maison de la musique de Bach, 1993; Кућа Бахове музике/Maison de la musique de Bach, trilogie, 1998; Хомер предграђа/Homère de banlieue, 2003, Моја тачна привиђења/Mes spectres exacts, 2010. Danilov a également publié trois romans : Алманах пешчаних дина/Almanach des dunes de sable, 1996 ; Иконостас са краја света/L’iconostase du bout du monde, 1998 ; Отац ледених брда/Le père des montagnes de glace, 2009 ; ainsi qu’un essai sous forme de manifeste poétique : Срце океана/Cœur de l’océan, 1999. Il est aussi l’auteur de plusieurs monographies sur les peintres serbes contemporains.
Poète de la méta textualité, lyrique au souffle long et à la versification ample, baroque, richement diversifiée (Maison de la musique de Bach, recueil majeur paru au moment de la dislocation de l’Etat yougoslave, offre des métriques qui vont de l’hexamètre au vers blanc et libre, en passant par plusieurs formes rimées), Danilov est le peintre des instants de grâce, des visions intérieures. Formé dès les années quatre-vingt du siècle passé, par essence postmoderne, il témoigne d’un heureux mélange du Poeta docta et du Poeta vates. Sa facilité à peindre les intuitions troubles, les expériences singulières et la gratitude païenne de sa glorification du monde se marient à de forts élans mystiques. Poète aux vers chargés de visions, d’émotions, de vibrations sémantiques aux sonorités diverses qui renvoient à autant de possibles psychologies humaines dont ses poèmes se font l’expression et qui transforment pressentiments, flux et reflux du subconscient en réalité esthétique, il se fera témoin d’une aspiration vers l’innocence, vers l’authenticité, vers la blancheur immaculée.
A la fois explorateur, voyageur, peintre de la vie provinciale et scrutateur de la vie intellectuelle, intérieure, chantre d’une banlieue aussi vaste qu’un monde elliotien privé de son centre de gravité, sa prose réflexive et poétique s’ancre, sur le plan théorique, dans l’expérience moderniste. Son manifeste poétique, Cœur de l’océan, œuvre de premier ordre, représente un plaidoyer polémique pour la liberté de l’expression artistique. Si le monde est océan et la poésie sa peinture et son aboutissement, alors discourir depuis le cœur de l’acte artistique signifie exercer un acte réfléchi majeur.
Dans l’expérience poétique de Danilov, maturité et innocence vont de pair et ne forment pas de dualité contraire, contradictoire. Il chante le monde dans toutes ses singularités, depuis son innocence jusqu’à ses bassesses et de la sorte l’esthétise, le rachète – par la mise en abyme, par le verbe. Cette sacralisation du vécu est de nature éthique et esthétique, au sens où la grâce poétique suggère une forme particulière de la connaissance et invite à s’en délecter, à en jouir. Danilov apaise son mal-être et sa mélancolie par une poésie aux riches accents visionnaires, rhétoriques et musicaux.
Dragan Jovanović Danilov a été traduit en anglais, français, allemand, italien, grec, bulgare, slovaque, roumain et macédonien. Il a reçu plusieurs prix littéraires, dont : « Branko », « Zmaj », « Branko Miljković », « Meša Selimović », « Oskar Davičo », « Stevan Pešić ».
Etudes et articles en serbe
Душица Потић: За скривеним/сливеним суштинама, Књижевна омладина Србије, Београд, 1993, стр. 32-38.
Ватрено крштење (антологија: приредио и предговор написао Зоран Ђерић), Кровови, Сремски Карловци, 1995.
Књижевност, број 9-19, 1997. Блок критичких текстова посвећених збирци песама Кућа Бахове музике.
Зоран Богнар, Фотографије гласова, Багдала, Крушевац, 1997, стр. 9-20.
Тихомир Брајовић, Речи и сенке, Просвета, Београд, 1997.
Bojana Stojanović-Pantović: Nebolomstvo – panorama srpskog pesništva kraja XX veka. Predgovor, str. 5–15. Zagreb: Hrvatsko društvo pisaca i Durieux, 2006. 255. Biobibliografske napomene 225–246.
Boris Lazić