Kolja Mićević
Les mots de Petar Kočić : les maux du traducteur
Putevi, n° 4, 1987
Aux traducteurs de « Jablan »
Ce texte a paru dans le N° 4 de la revue Putevi [Les Chemins] en 1987, un numéro où furent publiées des traductions italienne, anglaise, et française de « Jablan ». Dans le N° 4 de 1988 parurent des traductions espagnole et arabe de cette même nouvelle. Comme peut en témoigner l’auteur de ce texte – à l’époque, rédacteur de la revue – une traduction allemande avait été commandée mais elle reste à ce jour inédite.
Toute œuvre, en quelque sorte et à sa manière, recèle en elle une dite « couleur nationale » ; vu le côté insuffisamment clair et parlant de ce syntagme, nécessité est donc sur-le-champ de préciser que le degré de couleur ne dépend pas du seul original mais aussi de la distance (en matière de géographie, de culture, ou de coutumes) qui sépare l’original et le lecteur qui le reçoit.
Avec un groupe d’étudiants de serbo-croate de l’université de la Sorbonne à Paris, j’ai analysé pendant une année les nouvelles de Petar Kočić. Aucun d’entre eux n’avait jusqu’alors entendu le nom de cet écrivain (ce qui ne m’a ni surpris ni troublé). Il n’existe pas de traductions en français ou, alors, je ne les ai pas trouvées. Très rapidement, au terme de nos premiers échanges, nous avons compris la raison de cette absence de traductions. Phrase après phrase s’est révélé à nous un art de la langue d’une telle complexité, appliquée d’une façon tellement réfléchie à un cercle défini de thèmes, que des paragraphes entiers que nous nous efforcions de mettre en forme pour en livrer une traduction dite littéraire nous ont laissés totalement impuissants. Quand on prend certaines œuvres artistiques, il existe plusieurs formes et temps de lecture. Celle de Kočić avec des étudiants aura été en ce qui me concerne la troisième, la plus difficile, mais aussi la plus essentielle : ce qui m’avait échappé lors des deux premières a retenu cette fois toute mon attention, modifiant presque entièrement l’impression que j’avais conservée !
On a beaucoup écrit sur la langue de Petar Kočić, d’Isidora Sekulić et Ivo Andrić jusqu’à nos jours, mais toujours avec le même objectif : souligner son solide attachement à la langue de son sol natal et, naturellement, la beauté finale et l’effet qu’a eu cette langue sous la plume de ce grand fils du peuple. On a peu fait pour montrer la démarche de Kočić et situer cette ligne qu’il a franchie et qui le range parmi les plus grands nouvellistes serbes. Il faudrait définir de façon claire la « mesure » quasi mystérieuse dans sa pratique de la narration car nous pourrions ainsi obtenir certains éléments fondamentaux qui élèvent son art bien au-dessus du sol de son pays natal et de la langue qu’on y parlait. On le sait, les Bosniaques sont effectivement de grands conteurs : assis près du chaudron où la rakija a été mise à bouillir, le Simeun de Kočić narre des histoires des nuits durant et dans des versions différentes, alors que les nouvelles de Kočić sont en règle générale courtes, des modèles de concision qui réfléchissent à la vitesse de la lumière un entrelacs d’événements et d’émotions.
De ce fait, il serait possible de disserter (et à de multiples niveaux) sur les difficultés que posent à tout traducteur les nouvelles de Kočić. Véritables épouvantails pour un étranger, les plus évidentes sont d’abord les turcismes. Vient ensuite une poignée de mots singuliers dont les dictionnaires ne peuvent proposer une signification d’une grande exactitude et clarté qui permettrait leur interprétation et leur traduction. Et, enfin, le parler du peuple, dans les dialogues, dont Kočić use dans sa forme documentaire, déformée. Nous découvrons ainsi, au beau milieu de certains passages, des phrases construites sur des rythmes de chansons populaires, et il nous est aisé de reconnaître des octo-, des déca-, et des dodécasyllabes… Dans le poème en prose « Les pins et les sapins » [Jelike i omorike], la présence d’octosyllabes et de décasyllabes est manifeste car, dès la première phrase, nous pouvons lire « Du ciel clair, si resplendissant / se déverse ivre, palpitante… », le point culminant étant atteint dans une phrase qui sonne comme le refrain d’une ballade : « Le cœur siffle, et personne ne l’entend, / les larmes coulent, et personne ne les voit ». Puis nous rencontrons des séries d’allitérations magnifiquement produites et d’impressions sonores très variées que l’on aurait jugées merveilleuses dans la poésie de quelque symboliste mais qui, chez Kočić, sont tenues simplement naturelles sans que l’on cherche à expliquer pourquoi de telles combinaisons de lettres et de mots produisent cette impression dans nos oreilles et, partant, dans nos esprits – à croire que tout cela s’est fait de lui-même. En ce sens, écoutez cette phrase tirée de « Mrguda »: « Quand elle se déchausse, retire son zobun, derrière elle jette son tablier, relève sa chemise jusqu’à mi-jambe, puis entre dans l’eau ».
Ce sont toutes des difficultés qui apparaissent à l’évidence mais qui sont aussi inévitables car chaque texte, d’une manière ou d’une autre, en est porteur et, implacable, les place devant le traducteur. Les turcismes peuvent toutefois s’expliquer avec une relative facilité et la participation du lecteur. Le traducteur habile saura trouver dans sa langue le parler qui sera à même de remplacer celui des paysans de Kočić ; il saura aussi donner de temps à autre aux phrases de l’auteur un rythme de chanson populaire et ainsi créer une diversité d’impressions, ce, de manière non pas aléatoire mais, le plus souvent, aux endroits où l’original le demande. En traduisant, au moins, deux langues différentes – celle parlée par chaque personnage pris individuellement et celle du narrateur – le traducteur doit réussir à créer l’effet particulier présent dans l’orignal : la transfiguration et la combinaison permanente d’une langue populaire déformée, mais très juste, avec le style absolu, abstrait, du narrateur lui-même. C’est entre ces deux extrêmes, la déformation et l’abstraction qu’oscille la démarche créatrice de Kočić, et à observer ce mouvement pendulaire nous ne pouvons que nous étonner et nous émerveiller : quelle est cette magie, quel est ce miracle qui fait que cette oscillation s’effectue avec tant de clarté, de douceur, d’infaillibilité, d’esprit de suite ?
Néanmoins, il est un point qui me fait craindre pour tout traducteur éventuel des nouvelles de Kočić, et en quelque langue que ce soit : le traitement particulier auquel Kočić soumet la lettre, l’unité linguistique la plus minime mais la plus essentielle. À ces moments-là, Kočić se comporte en musicien qui s’amuse avec des notes, chacune d’elles ayant pour lui une seule valeur, une valeur si unique que jouée par un autre instrument (et sans modification de hauteur ni de durée) signifierait une trahison de ce son particulier qu’il entendait produire et transmettre à nos oreilles. Ce traitement des lettres (et plus largement, par voie de conséquence, de la langue) s’exerce dans plusieurs directions et rarement se répète. Dans cette phrase lue quelque part : « Il varappa jusqu’au moulin… » dans laquelle le deuxième mot (varappa) est une collision sonore dont la signification est claire mais l’apparence impossible à reproduire. Dans un autre cas trouvé dans « Mrguda », nous pouvons voir comment et avec quelle logique Kočić développe cet art du traitement des lettres. Dans la phrase « L’an passé, le blé brouissait, cette année il moisissait », il conserve le son [é] dans « blé » et « année » et produit ainsi un effet d’assonance tandis que le son [iss] qui heurte dans « brouissait » se retrouve dans « moisissait ». Et ainsi, chez Kočić, de page en page.
Kočić offre donc une excellente occasion de montrer, en partant des caractéristiques de base de son œuvre (thématique, personnages, espace) comment une technique littéraire peut élever les représentations et les hypothèses de départ à des états et des degrés ultimes de pure création. Ce qui, à certaines époques de lecture, peut échapper au lecteur ; le traducteur, quant à lui, doit cependant y porter une grande attention et ne jamais rompre l’équilibre parfait de l’œuvre de Petar Kočić établi entre le rustique/naïf et l’universel.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Date de publication : décembre 2015
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