Ivo Andrić
Un maître conteur
|
|
Simo Matavulj
|
Ivo Andrić
|
« C’est rendre justice que de rappeler, dès que l’occasion se présente, le nom d’un auteur dont l’œuvre vit dans le peuple et dont l’influence s’exerce durablement parmi les écrivains et en littérature. »
Cette phrase fut écrite pour commémorer le quarantième anniversaire du décès de Simo Matavulj, et je souhaiterais la répéter alors que, dans l’ensemble de la Yougoslavie, on commémore le centenaire de sa naissance. […] Après une longue interruption je relis sa prose. Ainsi sont les œuvres qui résistent à l’épreuve permanente du temps, certes de génération en génération, mais aussi entre les bornes de chacune d’entre elles. Il nous arrive à chacun de nous, lecteurs, et à plusieurs reprises au cours de notre existence, de faire de pareilles expériences et, avec une curiosité non dénuée d’une certaine appréhension, de reprendre en mains des dizaines d’années plus tard l’œuvre d’un écrivain que nous aimions et avec qui nous sentions davantage de proximité. L’œuvre littéraire de Matavulj compte parmi celles qui n’ont rien à craindre de pareilles expériences. À l’inverse, chaque relecture de ses nouvelles s’est toujours révélée en ce qui me concerne une situation où je passais un examen face à mon écrivain et non celle où j’étais, moi, son examinateur, où je me mettais en quête de ce que je n’avais pas pu ou su voir jadis, les points ou forts ou faibles de son œuvre.
Et aujourd’hui, bon nombre d’années plus tard, j’éprouve de nouveau l’admiration qui fut la mienne à lire cette prose réaliste, simple, limpide, où chaque continent effleure réellement la mer, où l’air des hauteurs se mêle à celui marin. Ce qui surprend toujours dans une nouvelle de Simo Matavulj, c’est l’aisance avec laquelle il aborde les personnages et décrit leurs actions, le naturel avec lequel il les dépeint et les mène, la facilité avec laquelle l’histoire prenant fin, il les disperse sous nos yeux pour laisser beaucoup d’entre eux demeurer à jamais dans notre souvenir. (Est-il besoin de préciser que cette aisance n’est, il va de soi, qu’apparente et le fruit du talent et des efforts investis par l’auteur ?)
Matavulj a vécu et écrit à une époque où, en Serbie, hormis quelques fortes et puissantes exceptions, la nouvelle était surchargée d’éléments ethnographiques morts, où faire montre d’une « langue populaire solide, pure » était tenu pour une quasi réalisation artistique, où « croquer la vie » était en plein épanouissement, où raconter des anecdotes et exposer un thème sans fioritures était fréquemment de signification égale à créer une nouvelle. Matavulj s’est évertué consciemment à se libérer de ces fardeaux et à mettre en œuvre – ce sont ses mots – « une manière narrative plus naturelle et plus simple ». Mais comme tous les autres, il acquittait lui aussi le tribut à payer à son époque et tombait dans ses travers ; des traces se font jour dans certaines parties de ses nouvelles, souvent aussi dans une nouvelle vue dans son ensemble. Mais sitôt qu’il s’affranchissait des conventions, sitôt qu’il parvenait à être lui-même, il produisait une prose inexistante en Serbie avant lui : facile, naturelle, simple, mais en réalité superbement imaginée et réfléchie, substantielle, rigoureuse de structure, comme taillée dans un rocher du littoral. Néanmoins, comme cela arrive aux bons écrivains, semble-t-il de manière incidente, surgissent dans ses textes à peine ébauchés, dans un récit conventionnel et superficiel, une kyrielle d’observations nouvelles et de vérités prégnantes, avec beaucoup de détails sur les conditions existentielles dans l’une de nos contrées intéressantes et de ses non moins intéressants habitants.
La nature ensoleillée et l’homme harmonieux possédant un équilibre inné entre les pulsions et la rigueur de l’esprit, sans propensions visibles pour ce que nous nommons les sombres passions et les profondeurs de l’existence, Matavulj, en artiste authentique et écrivain de grand talent à l’œil perçant, a par ailleurs introduit dans sa prose plus qu’il n’en avait le désir conscient et que la critique de son époque n’a su noter et souligner.
À feuilleter ses recueils de nouvelles, il me semble qu’en dépit de la réception que son œuvre a toujours connue tant auprès de la critique que des lecteurs, la maîtrise de ce conteur n’a pas été appréciée à sa juste valeur ni mise en lumière. (D’autant plus que ce mot de « maîtrise » n’a nulle connotation péjorative mais recouvre ce qu’il doit signifier d’un grand écrivain, son esprit d’observation et sa capacité à exprimer ce qu’il a observé.) Comme il y a de nombreuses années, et aujourd’hui bien davantage, je suis émerveillé par une telle maîtrise.
Je regarde la façon dont s’ouvre la nouvelle « Amen » et celle dont s’achève la scène principale. L’auteur nous livre d’abord une grande et audacieuse ellipse : « Sur le versant du Velebit, montagne aux confins de la Lika et de la Dalmatie, s’est creusée une plaine que traverse une rivière que borde une forêt. » Et après avoir avec aisance, habileté, l’air de badiner, tracé les frontières, il développe entre elles une action intéressante qui met en scène une foule de paysans réunis pour assister à la liturgie au monastère. Et la scène s’achève sans pathétique, sans déclarations superflues ni leçons de morale : « Au coucher du soleil, tous ces orthodoxes étaient fins souls et s’en redescendirent de la montagne en titubant. »
Cet art de donner au détour d’une phrase, dans une image bien sentie, une tranche de vie de toute une époque ne fait jamais totalement défaut à Matavulj et se manifeste souvent jusque dans la plus humble de ses nouvelles. Dans l’une de celles consacrées à Belgrade, alors qu’il parcourt les rues de la capitale et ne fait usage que de sa seule ouïe, il nous offre cette image de la structure sociale de Belgrade à la fin du XIXe siècle : « Quelque part dans des maisons de maître des pianos couinent, et autre part le bétail beugle. »
Et ainsi, tout au long de notre lecture, nous rencontrons de pareils lieux de vie dépeints par des images appropriées qui éclairent la surface grise alentour, font progresser l’action de la nouvelle, tout cela sans accentuation complaisante, sans lourdeur ni didactisme, sans arrêt intempestifs, sans contemplation ni autosatisfaction de sa manière d’écrire. Car Simo Matavulj est de ces écrivains, de ces créateurs qui n’ont jamais fait de leurs moyens d’expression un problème ni un objet de discussions mais qui, sans s’étendre à leur propos, se sont attachés à les peaufiner et à les perfectionner sans relâche.
Matavulj n’était pas en avance sur son époque par sa seule technique narrative, mais aussi par sa thématique ; il a introduit des nouveautés et l’a enrichie comme aucun autre écrivain de son temps. Il a élargi la base géographique de la nouvelle serbe jusqu’alors exclusivement balkanique et centre-européenne ; il y a inséré des éléments de la vie du littoral, de la mer, de tous les lointains et possibilités que la mer ouvre à l’homme. « Nova York, Gibraltar, la Côte de l’Afrique » ne sont pas les uniques continents et villes à entrer dans la vie de ses personnages et à donner de la couleur à son récit. Il y a aussi les « comptoirs de l’Inde », et la Crimée, et Odessa, et le canal de Suez. Le « percement du canal de Suez », par exemple, entre dans la vie de ses personnages qui y participent par leur travail physique ou intellectuel et, longtemps encore après l’achèvement des travaux, ce canal exercera une pression réelle sur eux et sur leurs familles.
Chaque personnage de ces nouvelles mène une double existence, l’une sur le continent dans son milieu patriarcal, l’autre, directement ou indirectement, sur la mer synonyme de monde entier. Et ces marins, exilés et voyageurs qui parcourent le vaste monde, parviennent au prix d’expériences pénibles et de grands efforts à de nouveaux savoirs sur la vie et, à la lumière de ces savoirs, s’accoutument à considérer sous un autre jour les conditions qui prévalent dans le pays qu’ils ont laissé derrière eux.
Dans ce monde immense, étranger, ils apprécient et perçoivent mieux l’arriération de leur propre milieu où règnent de multiples préjugés et le désuet partage en religions et statuts sociaux. (« D’un côté la vieille loi, de l’autre la nouvelle, les paysans par ici, les redingotes par là. ») Là-bas ils ont pu prendre conscience que « ni la foi, ni la langue, ni autre chose ne devraient séparer les hommes si la bravoure les unissait. »
Mais dans ce monde immense, la possibilité leur a été donnée aussi de se rendre compte de ses contradictions, de l’inégalité et des conséquences d’une terrible exploitation. À Gênes, embarquant sur un navire, ils ont pu voir des milliers d’émigrants italiens partant gagner leur vie en Amérique du Sud ; et les observer sur ce bateau leur a permis de tirer leurs propres conclusions sur l’ordre capitaliste. « Qui n’a pas voyagé avec eux n’a pas vu l’infortune humaine sous toutes ses formes et ne saurait comprendre l’aspiration à un bouleversement social. »
Ces découvertes ne suffisent pas, on l’aura compris, pour déboucher sur des changements fondamentaux ou des ajustements là-bas, « au pays ». Pourtant elles ne se délitent pas, elles se transmettent de génération en génération et, tôt ou tard germeront, se transformeront en une force qui actionnera ou aidera les mouvements sociaux progressistes dans leur action.
Tout cela se remarque, à tout le moins s’annonce dans les nouvelles du littoral de Simo Matavulj et confère à son œuvre de conteur un caractère de maîtrise et le cachet de la permanence.
Traduit du serbe par Alain Cappon
"O majstoru pripovedaču", In Književne novine [Le Journal littéraire], 14 septembre 1952, à l’occasion de la commémoration du centenaire de la naissance de Simo Matavulj.
> Simo Matavulj
Date de publication : décembre 2015
Date de publication : janvier 2017
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
- See more at: http://serbica.u-bordeaux3.fr/index.php/revue/sous-la-loupe/164-revue/articles--critiques--essais/764-boris-lazic-les-ecrivains-de-la-grande-guerre#sthash.S0uYQ00L.dpuf
|