Traduction :
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De tous les réalistes serbes originaires d’autres contrées, les plus éminents sont Simo Matavulj et Stevan Sremac. L’un et l’autre ont fait preuve de plus de largeur de vues et de diversité, tout d’abord parce qu’ils ont su, mieux que les autres, surmonter les faiblesses de la littérature régionaliste. Originaire de Dalmatie, Matavulj a souvent déménagé, découvrant ainsi diverses régions : le littoral dalmate, Šibenik, sa ville natale, Zadar où il étudia à l’Ecole normale d’instituteur, la région de Zagora, d’abord comme écolier au monastère de Krupa, puis comme instituteur dans ce même monastère, la baie de Kotor comme professeur d’italien, le Monténégro où il exerça les fonctions de professeur de lycée, inspecteur des écoles, précepteur des enfants du Prince, et enfin la Serbie où il vivra à partir de 1889 et travaillera comme professeur de lycée, puis comme écrivain indépendant. Toutes ces régions lui serviront d’inspiration dans son œuvre littéraire. Bien que Matavulj ait commencé à écrire relativement tard, vers l’âge de 30 ans, il a légué une œuvre importante : une centaine de nouvelles, deux romans, quelques textes de mémoires et plusieurs récits de voyage, deux drames, un certain nombre d’essais littéraires, plusieurs traductions du français et de l’italien. La première phase de son œuvre est marquée par des éléments folkloriques. C’était un formidable conteur, capable d’amuser l’assistance par des récits comiques, parfois même osés ou égrillards. Ayant longtemps vécu dans des régions qui conservaient un parler populaire authentique, il avait acquis, comme il l’affirmait, « une connaissance exceptionnelle de la phraséologie populaire et une abondance de synonymes ». Si ces caractéristiques le rapprochent des autres réalistes serbes, certaines particularités de son œuvre le distinguent d’eux : l’esprit critique et l’autodiscipline. Critique vis-à-vis de lui-même et de son travail, Matavulj s’est constamment développé et perfectionné, enrichissant son savoir par la lecture. Il était l’un des écrivains les plus cultivés de son époque. Ce sont les prosateurs italiens et français, en particulier Maupassant, qui ont exercé la plus grande influence dans sa formation d’écrivain. Deux tendances contraires de son tempérament artistique se sont en permanence opposées dans son œuvre : son talent spontané, effréné de narrateur, et son sens de la mesure, de l’harmonie et de la sobriété dans la composition. Au fur et à mesure qu’il mûrissait en tant qu’écrivain, Matavulj s’est efforcé de maîtriser ses penchants naturels, son sens du récit et de l’humour, de les dompter et les mettre au service de desseins artistiques. Il reprenait souvent ses œuvres déjà publiées, les corrigeait, les retravaillait. Il existe ainsi trois versions de son premier roman Uskok [Le rebelle, 1886, 1892, 1902], et deux du second Bakonja fra Brne [Bakonja, en religion frère Brne, 1888, 1892]. Son évolution artistique va de la narration spontanée, teintée de folklore et insuffisamment structurée à la prose moderne où rien n’est laissé au hasard ou à l’improvisation, mais où chaque détail est soigneusement choisi, pesé et harmonieusement intégré dans l’ensemble organique de la nouvelle. Cependant, il ne faudrait pas négliger les dissemblances entre les diverses périodes de l’œuvre de Matavulj. Ses nouvelles monténégrines, qui datent de ses débuts littéraires et de son séjour à Cetinje (dont certaines furent des commandes de la Cour) sont exagérément romantiques, ethnographiques, tendancieuses, et on ne dénombre parmi celles-ci que quelques rares œuvres relativement réussies. Son roman Le rebelle, sur l’histoire monténégrine, souffre des mêmes faiblesses : c’est le récit romantique de la vie d’un rebelle tchèque réfugié au Monténégro et de son amour tragique pour une Monténégrine. Le récit est surchargé de détails ethnographiques et historiques. Le tableau réaliste le plus complet du Monténégro sera peint plus tard par Matavulj dans son autobiographie inachevée intitulée Bilješke jednog pisca [Notes d’un écrivain], dont la majeure partie est consacrée à son séjour à Cetinje. Les nouvelles ayant pour cadre le littoral ont été écrites pour la plupart après l’installation de l’auteur à Belgrade, en 1889. Elles sont donc contemporaines des nouvelles belgradoises. C’est à ces nouvelles, ainsi qu’au roman Bakonja, en religion frère Brne sur la vie en Dalmatie, que Matavulj doit sa renommée de grand écrivain réaliste. Le tableau qu’il donne de la vie sur le littoral et dans la région de Zagorje où franche joie de vivre et profonde tristesse, cruauté et douce humanité, foi et superstition, humour et poésie se heurtent, révèle son excellente connaissance de la région, mais aussi ses profonds sentiments et sa réelle sympathie. Dans ces nouvelles non plus Matavulj n’est pas parvenu à se libérer de certaines de ses faiblesses antérieures – ethnographisme, descriptions trop détaillées, imperfections de la composition – mais elles sont riches de ce qui faisait précisément défaut aux nouvelles monténégrines : l’humour, la création d’une véritable atmosphère dans la description d’un milieu et de personnages vivants, hauts en couleurs. Les œuvres les plus importantes de cette seconde période sont quelques longues nouvelles de la vie sur le littoral : « Pošljednji vitezovi » [Les derniers chevaliers], « Novi svijet u starom Rozopeku » [Le monde nouveau dans le vieux Rozopek], Svrzimantija [Le défroqué] etc., ainsi que le roman Bakonja, en religion frère Brne. Imaginé au départ comme une nouvelle, Bakonja se transforme au cours de son écriture en roman humoristique composé comme une nouvelle et présentant un vaste cadre réaliste où, autour du destin d’un moine, ses études et son entrée dans les ordres, sont dépeintes la réalité de la vie d’un monastère catholique et la société campagnarde qui l’entoure. Son réalisme, le fort sentiment de joie de vivre qui l’imprègne, le rire méditerranéen de Matavulj, plus spontané, enjoué et franc que jamais, font de ce roman l’une des meilleures œuvres de la prose réaliste serbe. C’est dans les courts récits de la dernière période que l’œuvre de Matavulj atteint vraiment la perfection dans la composition et l’expression : « Povareta », « Pilipenda », « Oškopac et Bila », et « Našljedstvo » [L’héritage]. Classiques par leur profondeur, leur simplicité et leur composition harmonieuse, ces quatre nouvelles dalmates sont, avec Bakonja, en religion frère Brne, ses plus grandes œuvres. Par leur qualité artistique, les autres nouvelles dalmates de cette époque s’en rapprochent, ainsi que les meilleurs récits belgradois (« Frontaš » [L’officier du front], « Pop Agaton » [Le pope Agaton], « Arandjelov udes » [Le sort d’Arandjel], « Naumova slutnja » [Le pressentiment de Naum], « Beogradska deca » [Les enfants de Belgrade], etc.), auxquels la critique n’a commencé à accorder un véritable intérêt que récemment. Matavulj souffrait moins de préjugés que les autres réalistes serbes. Si c’est toujours avec beaucoup de plaisir et d’amour qu’il mettait en scène les petites gens, les gens du peuple, il les décrivait sans illusions ni sentimentalisme. Il n’avait pas non plus la nostalgie du bon vieux temps. De tous ses contemporains le plus proche du réalisme européen moderne, il a créé à ses meilleurs moments des œuvres affranchies de tendances moralisatrices, édifiantes et critiques, et dont le seul but était la vérité sur la vie et l’art. Simo Matavulj est un classique de la prose réaliste serbe et, avec Laza Lazarević, son plus grand maître, « un maître conteur », comme l’a qualifié Ivo Andrić. ♦ Etudes et articles en serbe. Vido Latković, Simo Matavulj u Crnoj Gori [Simo Matavulj au Monténégro], Skoplje, 1940 ; Ivo Andrić, « O majstoru pripovedaču » [Un maître conteur], Književne novine, 14 septembre 1952 ; Stanko Korać, Književno djelo Sime Matavulja [L’Œuvre littéraire de Simo Matavulj], Belgrade, 1982 ; Dušan Ivanić, « Majstor pripovijedanja » [Un maître de la narration], in Svijet i priča [Le Monde et le récit], Belgrade, 2002, p. 265-285 ; Književno djelo Sima Matavulja i njegovo mjesto u istoriji srpske književnosti : zbornik radova [L’Œuvre littéraire de Simo Matavulj et sa place dans l’histoire de la littérature serbe : recueil de travaux], dir. Olivera Doklestić, Herceg Novi, 2007 ; Dragana Radojičić, Mediteranski svjeti sa majstorom pripovedačem : antropološko čitanje dela Sime Matavulja [Les mondes méditerranéens avec un maître conteur : lecture anthropologique de l’œuvre de Simo Matavulj], Belgrade, 2014. Jovan Deretić Traduit du serbe par Brigitte Mladenović |