IN MEMORIAM

Grozdana Olujić

1934 -2019

 

Olujic 3

Grozdana Olujić
photo : Branko Belić


La loi des séries…

 par

Alain Cappon


Sans doute chacun d’entre nous a-t-il connu ces instants où, comme guidé par une petite voix intérieure, sans même savoir pourquoi ni en avoir conscience, on fait certaines choses que l’on ne pensait pas faire l’instant d’avant. Ainsi le 18 mars je me suis connecté sur le site de
Политика [Politika] pour consulter la rubrique Culture. La première chose que j’y ai vue, c’est le titre en gros caractères

ΠΡΕΜИНУЛА  JЕ  ГРОЗДАНА  ОЛУЈИЋ

Grozdana Olujić est décédée. La nouvelle m’a atterré… D’autant plus que j’avais vu Grozdana Olujić à Belgrade en octobre dernier. Je savais que sa santé s’était altérée, mais quand même…

*

En toute personne publique coexistent deux êtres : celui, public, connu pour son œuvre, artistique ou autre, et celui, secret, qui s’expose peu ou pas. J’ai eu la chance et le bonheur de connaître les deux Grozdana Olujić en parallèle, la femme qu’elle était, et la femme de lettres. Mes souvenirs sont nombreux mais j’en garde un précieusement dans ma mémoire.

En octobre 1990 à Belgrade où j’étais allé pour le salon du Livre, j’avais réussi à contacter Grozdana Olujić au téléphone et je lui avais avoué avoir beaucoup aimé Afrička ljubičica [La Violette africaine]. Nous nous donnâmes rendez-vous l’après-midi dans le salon de l’hôtel où j’étais descendu. Le lendemain Mme Olujić m’expliqua – à tout le moins vertement, et toujours au téléphone – qu’elle m’avait attendu une heure… mais en vain ! Je lui présentai mes excuses et expliquai à mon tour, dans mon pauvre serbe puis en anglais, la stupéfiante mais exacte vérité : soudainement frappé par la grippe, j’avais été cloué au lit pratiquement vingt heures ! Nous nous redonnâmes donc rendez-vous pour le jour suivant. Cette fois plus de « lapin » de ma part : quoique faible, je suis bien présent à l’heure dite et je vois Grozdana Olujić arriver et m’offrir… des médicaments contre la grippe qu’elle était elle-même procurés dans une pharmacie ! Son geste m’a évidemment beaucoup touché mais, autre geste important pour le traducteur quasi débutant que j’étais, elle me donna son aval pour que je traduise Afrička ljubičica. La Violette africaine sera publiée en France, une soirée de promotion sera organisée à Paris au Centre culturel (alors) yougoslave à laquelle Grozdana Olujić tiendra à être présente.

Notre relation s’est renforcée au fil des années, elle ne manquait jamais de venir me saluer aux Rencontres internationales des traducteurs à Belgrade, ni de m’inviter à lui rendre visite pendant mon séjour pour partager un repas où, très curieusement, j’étais… le seul à manger !

*

Grozdana Olujić, femme de lettres, est certes beaucoup plus connue, quoique… N’ont paru en France que trois de ses livres, dont deux dans ma traduction, ce dont je m’honore : La Violette africaine[1], bien sûr, et Des voix dans le vent[2], roman-saga qui se vit décerner à Belgrade en 2009 le prestigieux prix NIN, le Goncourt serbe. Mais il ne faut surtout pas oublier le premier roman qu’elle fit paraître en 1958, à l’âge de 24 ans, Excursion dans le ciel[3]. Bien que publié en Yougoslavie dans une version expurgée (censurée ?), ce livre qui raconte les interrogations et le mal-être d’une jeune fille connut un énorme succès de librairie avant d’être transposé au théâtre, adapté au cinéma, et, surtout, traduit dans de nombreux pays dont la France où les thèmes développés et leur traitement valurent à leur auteur le qualificatif de « Françoise Sagan yougoslave ». D’autres romans suivirent qui connurent eux aussi un beau succès et furent traduits dans de nombreuses langues : Glasam za ljubav [Je vote pour l’amour, 1963, élu meilleur roman à Zagreb), Ne budi zaspale pse [Ne réveille pas les chiens endormis, 1964], Divlje seme [Graines sauvages, 1967]. Aucun n’a paru en traduction française…

L’activité littéraire de Grozdana Olujić ne s’est pas limitée au romanesque. Parlant parfaitement anglais, elle a traduit des pièces d’Arnold Wesker et la romancière indienne Amrita Pritam, et, parallèlement, composé plusieurs anthologies dont Antologija savremene indijske poezije [Anthologie de la poésie indienne contemporaine, 1980] et Antologija ljubavnih bajki sveta [Anthologie des contes amoureux du monde, 2001]. Elle se sera également illustrée comme essayiste, se penchant sur l’œuvre d’écrivains tant serbes – Piši o sebi [Des écrivains parlent d’eux-mêmes, 1959] – qu’étrangers au nombre desquels Thomas Wolfe, Kafka, Marcel Proust, Virginia Woolf.

Chose sans doute surprenante en France où on aime cloisonner et installer dans des cases, mais symptomatique d’un parfait éclectisme, Grozdana Olujić a acquis une solide réputation aussi comme auteure de contes qu’elle publie dès la fin des années 1970 : Sedefna ruža [La rose de nacre, 1979], Nebeska reka [La rivière des cieux, 1984] (dont Serbica a publié la nouvelle éponyme), Zvezdane lutalice [Les vagabonds des étoiles, 1987], Kamen koji je leteo [La Pierre qui volait, 2002], Snežni cvet [La fleur de neige, 2004], Jastuk koji je pamtio snove [L’oreiller qui gardait les rêves en mémoire, 2007].

Outre celles dites « grandes », ses recueils de contes ont été publiés dans plus de vingt langues. Aucun en français, plusieurs éditeurs français m’ayant affirmé que le conte était passé de mode…

Qu’on me permette cet autre souvenir personnel : lors de la promotion de La Violette africaine au Centre culturel yougoslave que j’ai évoquée précédemment, le public fut naturellement ravi de rencontrer Grozdana Olujić en personne et la pria de lui lire un de ses textes. Elle s’exécuta tout aussi naturellement, mais loin de prendre une feuille de papier qu’elle aurait lue, elle récita « La rivière des cieux », s’attirant bien sûr des remerciements et applaudissements enthousiastes. Mais ce n’est pas ce que j’ai personnellement retenu. Je venais de terminer le premier jet de traduction de ce conte et, à l’entendre dans la langue originale, j’ai compris à quel point j’avais livré une traduction littérale sans intérêt aucun ! Où étaient les rimes à l’intérieur des phrases, le rythme et la poésie que dégageaient Grozdana Olujić dans son « interprétation » ? Nulle part. Envolés. Passés sous silence dans un texte français nullissime. J’espère que la version proposée dans Serbica aura réparé ce tort et rendu justice au texte.

Pour son immense œuvre littéraire Grozdana Olujić s’est vue décerner de nombreuses récompenses yougoslaves et serbes, mais aussi la « World Academy for Art and Culture » aux États-Unis. Toujours aux États-Unis elle fut proclamée membre de l’université d’Iowa en 1970, puis, au Danemark, décorée de l’ordre Dannebrog en 1977.

Ultime cadeau, Grozdana Olujić nous a laissé un roman publié à Belgrade en 2017, Preživeti do sutra [Survivre jusqu’à demain], un roman « oublié » dit le journal Politika, écrit au début des années 1960 et qui décrit la lutte que livrèrent les Partisans à l’occupant nazi.

   *

« La loi des séries… » disais-je en titre.

Après le décès en novembre 2018 de Žarko Rošulj, le mari de Svetlana Velmar-Janković, il me faut déplorer aujourd’hui la perte de Grozdana Olujić. De personnes qui m’ont beaucoup aidé et encouragé dans la voie que j’avais choisie. J’ajouterai le décès prématuré il y a quelques mois de Borivoje Adašević, un jeune écrivain prometteur…

Quand cette funeste série s’interrompra-t-elle ? « Jamais deux sans trois » dit le dicton populaire. Très sincèrement j’espère en sa véracité.

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[1] Miroirs éditions, 1992.

[2] Gaïa éditions, 2013.

[3] Julliard, 1960

25 mars 2019

> La rivière des cieux

> La saga des Aracki

> Des voix dans le vent : extrait

 

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