Borislav Mihajlović Mihiz

Un choix [d’Ivo Andrić]



Obradović by Uroš Predic
Borislav Mihajlović Mihiz
(1922-1997)

Un jour de printemps Vinko Vinterhalter nous emmena en voiture Ivo Andrić, Nika Milićević et moi de Sarajevo à Travnik pour la journée. Un déplacement privé, non officiel, où Andrić ne fut pas, comme ce serait le cas par la suite, accueilli par la municipalité, les élèves et leurs enseignants avec fleurs et discours de bienvenue qu’il supportait difficilement.

Nous passâmes la matinée et le début de l’après midi au pays de la jeunesse d’Andrić et lieu d’action d’un de ses romans. Je pensais entendre l’auteur de La Chronique de Travnik raconter quantité de choses sur la vieille ville du vizir et sur la kasaba au temps de sa scolarité, mais rien de tout cela. Andrić était enfermé dans un silence pensif. Parlait à sa place Nika Milićević, un homme intéressant aux divers savoirs, un spécialiste de la Bosnie et de ses croisées historiques et sociologiques, un conteur oral de grande classe qui, hélas, écrivait peu et que la province absorbait.

Tous mes efforts pour ouvrir Andrić et l’intégrer dans le brillant soliloque de Nika s’étaient avérés vains jusqu’à ce que, juste avant le retour, de but en blanc, et toujours aussi absent, il me demande :

Chez vous, là-bas à Irig, tout le monde était serbe si je ne m’abuse ? Et vous Mihailović, vous avez eu une enfance heureuse ?

Elle avait été heureuse, je le lui dis mais en ajoutant aussitôt que l’enfance n’est heureuse qu’après coup ; quand on la vit, elle regorge de terreurs, d’interdictions, de la tyrannie exercée par les adultes, de traumatismes de toutes sortes.

Et d’une immense solitude, ajouta pensivement Andrić en mettant un terme à la conversation.

Je restai avec l’impression que cette question inattendue posée à Travnik révélait la profonde tristesse de l’enfance d’Andrić et, peut-être, le début pour lui d’une longue recherche de son identité nationale.

Catholique de Bosnie, nationaliste yougoslave dès le temps du lycée, détenu à la prison de Marburg, membre de la jeune poésie lyrique croate, diplomate du Royaume aux trois noms, locuteur narratif iékavien ayant opté pour l’ékavien du style belgradois, écrivain dépeignant des populations obéissant aux trois lois en vigueur dans son vilajet balkanique, Andrić était prédestiné pour devenir un Yougoslave intégral, ce qu’il fut indubitablement jusqu’au tournant et l’amère déchirure de 1941. Contraint de refaire un choix, il opta pour le retour à Belgrade afin de partager le destin du peuple serbe.

Je lui demandai un jour comment il se pouvait que du cloître franciscain, de ces très humbles petits frères dont il avait décrit l’humanité et l’honnêteté avec tellement de chaleur, ait pu se déverser un aussi grand nombre de tels malfaiteurs et bourreaux revêtus de la soutane de cet ordre.

Je l’ignore. C’est une question que je me pose fréquemment. De mon temps ils étaient réellement tels que je les voyais et que je les ai décrits. Ce qui est survenu ensuite, je ne le comprends tout bonnement pas.

Même lui, l’auteur de ces mots spectraux : « Parfois on se demande si l’âme de la majorité des peuples des Balkans n’est pas à tout jamais empoisonnée et si, peut-être, elle sera un jour capable d’autre chose que de subir la violence ou, elle-même, de l’infliger », ne pouvait comprendre le plus grand massacre connu dans l’histoire des Balkans.

Au Književni petak [Le Vendredi littéraire] à Zagreb, et dans un petit billet plié, cette question fut lancée à Meša Selimović : « Pourquoi vous, Mehmed Selimović, vous sentez-vous Serbe ? » Après avoir déplié le billet Meša lut la question à haute voix et répondit :

Jusqu’en 1941 je me sentais Serbe, mais sans me demander pourquoi. Depuis 1941, je le sais.

Mihiz i Selimovic

Meša Selimović et B. M. Mihiz

Je n’oserais l’affirmer mais je suis convaincu que c’est cette année-là, en 1941, qu’Andrić est définitivement devenu Serbe. Il n’en parlait pas ouvertement mais avec la discrétion et la réserve qui lui étaient propres, il le donnait à comprendre.

À la rédaction de la collection Srpska književnost u sto knjiga [La littérature serbe en cent livres], la question de savoir s'il était écrivain serbe ne se posait absolument pas. Andrić demandait seulement avec insistance que le nombre de ses livres suggérés fût moindre. Quand certains membres "éveillés" de la rédaction tentèrent de soulever le problème des "écrivains monténégrins", Andrić prit résolument notre parti à nous qui refusions de débattre sur la nationalité de Njegoš, Marko Miljanov, et Stjepan Mitrov Ljubiša. Eux-mêmes le savaient mieux que quiconque et l’avaient affirmé suffisamment de fois. Andrić en personne résolut la question concernant Mihailo Lalić et de son roman Lelejska gora [Diable noir, mon frère] : "Nous allons lui adresser une lettre et lui laisser la décision. Lui seul a le droit de dire s'il est écrivain serbe ou non."

Alors que je préparais l'anthologie Srpski pesnici između dva rata [Les écrivains serbes de l'entre-deux-guerres], et ne voulant pas inclure le jeune poète lyrique croate (qu’était à l’époque Andrić) parmi les poètes serbes sans son autorisation, je lui avouai que ses poèmes me plaçaient face à un dilemme ; il me répondit de manière détournée mais claire :

Si ma poésie vous pose problème, laissez-la donc de côté. Je ne suis pas poète. Mais s'il s'agit du titre de votre anthologie, vous avez mon plein accord.

Le destin aura voulu que l’un des plus grands écrivains serbes le devient de son propre choix.

Andrić nous a choisis, et non l’inverse.

 

In Autobiogafija – o drugima [Autobiographie – des autres], Evno-Giunti, 2008, p. 398-400.


Traduit du serbe par Alain Cappon


Date de publication : juin 2021


Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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