A la différence de ses œuvres précédentes (1), le dernier roman de Negovan Rajić – qui porte en effet un titre double Vers l’autre rive ou Adieu Belgrade (2) – représente un récit à caractère autobiographique. Le personnage principal est un jeune Belgradois qui se prépare de quitter son pays natal ; il est à la fois le jeune double de l’auteur et le narrateur qui raconte son histoire. Sur le plan structural, une telle composition permet à Negovan Rajić d’alterner tout au long de son roman la voix de la jeunesse avec celle de la maturité ; dualisme fructueux qui réussit à présenter et à expliquer les impulsions de son jeune héros par des réflexions et des méditations de son homologue âgé.
Le sujet de cette histoire personnelle est le parcours intérieur d’un homme qui, à l’aube de sa vie, décide de la risquer et de se lancer dans une aventure qui s’appelle la recherche de la Liberté. Non seulement le jeune double de l’écrivain ressent le pays entier comme une sorte de vaste prison (p.130) qu’il a envie de quitter mais il est également à la recherche de sa liberté spirituelle. (3)
Entre le mal du pays et la soif de liberté
En décrivant les conditions et les motivations qui l’ont poussé dans cette aventure dangereuse – car quitter le pays à l’époque après guerre, un pays soigneusement surveillé par des gardiens du Grand Serrurier (4), n’était ni facile ni sans risque – l’auteur s’affronte également aux questions éthiques et métaphysiques qu’une telle décision peut engendrer. Il nous avoue, dès le début, que son pays ravagé par la guerre ressemble au visage brûlé et défiguré d’une jeune fille qu’il croise chaque matin en allant au travail. (5) Cette comparaison illustre bien la douleur du jeune homme devant la détresse de sa patrie. Dans ces conditions-là, quitter le sol natal, le pays qui a besoin d’aide, de solidarité et de compréhension pose beaucoup de problèmes moraux qui n’arrêtent pas de tourmenter l’esprit du narrateur. (6) Son âme est déchirée par le dilemme : rester ou partir. Les deux possibilités sont également dangereuses pour lui ; s’il reste, il est persuadé qu’il terminera sa vie en prison, car il lui est impossible de se « mettre en accord avec l’air du temps », le temps où « le Grand Serrurier disait ‘une culpabilité peut toujours s’inventer’ » (p. 24 et 87). S’il part, il est obligé de couper tout lien avec le monde de son origine, ce qui est équivalent à une sorte de mort spirituelle.
Cette ambiguïté se reflète aussi dans le choix du titre du livre. La première partie du titre, en exprimant l’envie de la liberté que le jeune Belgradois reconnaît au fond de son être correspond à son inclinaison naturelle d’aller vers l’autre rive (7) ; tandis que le sous-titre évoque un grand adieu que le héros adresse non seulement à Belgrade, à la ville de sa jeunesse, mais également à Užice, sa ville natale, à sa famille, à ses amis, à son pays d’origine et à tous ses ancêtres qui tissent son image historique et son identité nationale.
On peut dire que cette dualité structure l’histoire romanesque en créant la continuité parallèle de deux différents genres de questions qui bouleversaient la jeunesse belgradoise à l’époque après la deuxième guerre mondiale.
Adieu Belgrade
Le premier aspect de ce dualisme que nous venons d’évoquer est celui du départ. Même s’il est mis au second plan, l’adieu que l’auteur dit à sa jeunesse est le thème central de son livre. Car c’est l’adieu à la vie qui nous est prédestinée par nos ancêtres, la seule, la vraie vie qui contient en elle une identité nationale et historique donnée. Faut-il donc dire adieu à la naissance cosmique, celle qui ne s’accorde qu’une fois comme l’appel du destin ? Dire adieu non seulement à la famille mais aussi à la langue qui est porteuse métaphysique de l’identité spirituelle d’un peuple ? Dire adieu à soi-même, aux souvenirs, à l’enfance et ses connaissances, aux prédécesseurs qui ont mis tous leurs espoirs dans les générations futures ? Partir, est-ce que cela signifie abandonner tout ce qui fut bâti tout au long de l’histoire ? Ce sont les questions qui se posent au protagoniste de Négovan Rajić et qui, en même temps, peuvent être partagées par chaque homme qui a pris le dur chemin de l’exil. Comment changer d’identité et devenir quelqu’un d’autre ? D’autant plus que nos racines sont là, sur ce petit morceau de terre marqué par les monuments comme la Tour des Crânes à Niš ou par « la pleine doucement vallonnée » et sur laquelle « les Serbes avaient livré au Turcs le 28 juin 1389, la célèbre bataille du Champ du Kosovo ou la bataille du Champ du Merle » (p. 127).
L’angoisse qui surgit d’un tel état d’âme dans lequel se trouvent la jeunesse yougoslave au moment de l’instauration du nouveau pouvoir, angoisse provoquée par tant de questions et d’inquiétudes est illustrée aussi dans le roman par les scènes dures de la vie quotidienne. Le mal-être du protagoniste principal, inspiré par le mal que traverse son pays se confirme entièrement dans la vie de ses amis ou celle de leurs familles.
A son retour de l’armée, le narrateur s’installe chez sa tente à Belgrade ; il est très content de pouvoir y retourner et continuer ses études. Mais sur sa joie de retrouver Belgrade « planait une ombre d’angoisse » (p. 39). Car le jeune homme va bientôt découvrir que la ville de sa jeunesse est devenue une ville fantôme où derrière l’apparition extérieure orchestrée par le pouvoir communiste se cache l’image triste d’une vie brisée et étouffée par la peur. (8) Une des scènes qui illustrent amplement le désordre moral qui régnait dans le pays est celle de la visite que le narrateur et son copain Milenko rendaient à leur amie d’enfance Buca R. Ils sont allés la chercher à son domicile parce qu’elle possédait l’adresse de quelqu’un qui est déjà parti à l’étranger. Comme beaucoup d’autres Buca R. et sa famille ont été chassés de leur grande maison et installés dans une pièce encombrée par leurs meubles. Ce que découvrent deux amis, c’est la détresse d’une famille traitée comme l’ennemi du peuple dont les conditions de vie étaient plus qu’humiliantes. (9)
Le moment crucial qui va prévaloir dans la décision de risquer sa vie en quittant le pays est certainement celui qui s’annonçait par la conférence universitaire intitulée « la théorie des électrons de Bohr et le matérialisme dialectique ». Pour le jeune homme « c’est le temps de ficher le camp ! Le matérialisme dialectique a pénétré jusque dans l’atome ! » (P. 106.) Symboliquement le titre de cette leçon inaugurale du professeur Ivanović est pour le narrateur l’image de l’oppression communiste qui imbibe tous les niveaux de la vie.
En se demandant comment survivre dans un monde privé de vérité et de liberté, le jeune homme envisageait la possibilité de rester à Belgrade et de se faire, lui aussi, un visage double qui le protégera des mensonges idéologiques dans lesquels la vie est nouée. Etre ingénieur, travailler sans trop se demander de ce qui se passe autour de lui, voilà un mode de survie qui lui permettra de garder la liberté de l’esprit. Mais la conférence a nié ce dernier espoir : l’idéologie vient de pénétrer dans la science ; il n’y a plus aucun lieu préservé du mensonge imposé. C’est la raison pour laquelle le jeune homme accepte donc la mort de son être natal afin de préserver la possibilité de renaître ailleurs, de devenir lui-même. De la même façon qu’il quitte le pays pour lui rester fidèle (10), il risque sa vie et part à l’étranger pour pouvoir vivre librement, pour pouvoir préserver l’essence de son âme et de son être.
Bonjour la liberté
Le second aspect de ce récit autobiographique est marqué par l’idée de l’autre rive. En se sentant métaphysiquement condamné à la mort s’il restait à Belgrade, le jeune double de l’écrivain voit de l’autre côté de la frontière une autre rive, celle de la liberté vers laquelle son âme s’incline désespérément. A part cette signification symbolique que la rive imaginée suscitait dans son esprit, il y a aussi dans le roman celle d’un vrai rivage de la rivière slovène, Mura, que le narrateur et son ami vont traverser afin de passer clandestinement la frontière.
Aidés par leur collègue d’étude, le Slovène Boris, dont la famille n’habite pas loin de la frontière qui sépare la Yougoslavie de l’Autriche, ils arrivent dans un petit village près de Maribor. Ils s’aperçoivent bientôt qu’il n’y a pas d’autres moyens de quitter le pays sauf de traverser la rivière à la nage. Un projet trop dangereux car la Mura est en pleine crue. Puisqu’ils risquent gros s’ils abandonnent leur plan de partir, ne pouvant plus rentrer à Belgrade, les jeunes gens décident de prendre quelques affaires nécessaires, de les attacher sur leurs têtes et de tenter leur chance. C’est ainsi qu’ils quittent la vraie rive de leur patrie. (11) L’autre, celle d’en face, le bord qui encadre difficilement le courant fort de la Mura, si lointain et si près les attend comme la terre promise ; c’est là où leur propre vie les attend, c’est là où la liberté commence. Une raison de plus qui fait que les deux amis se trouvent « au cœur de l’action. Une seule chose comptait : nager vers l’autre rive ! » (P. 204.)
Cependant, il était beaucoup plus difficile et dur de traverser le courant fort de la rivière que les jeunes belgradois n’imaginaient. Le narrateur nous confirme qu’en vérité il « ne saurait jamais clairement ce qui se passa vraiment. La rivière impétueuse eut-elle pitié de notre jeunesse ou indifférente à notre sort, nous rejeta-t-elle sur la rive comme elle faisait échouer les cadavres de brebis ? » (P. 207.) Une fois de l’autre côté, après une vraie bataille entre la vie et la mort, les amis se jettent sur le sol pour se reposer et calmer leurs esprits. Le fait qu’ils ont réussi de passer la frontière sans avoir été aperçus par les gardiens, qu’ils sont désormais de l’autre côté, sains et libres, les a enivré à tel point qu’ils ne se rendaient pas compte qu’ils étaient « couchés dans les orties » (p. 208). C’est ainsi que la sensation de brûlure sur leurs corps devient, d’une manière symbolique, l’image du territoire inconnu, des aventures qui les attendent sur leur chemin de la recherche de la liberté et du sens de la vie.
Parmi les témoignages qui rendent cette confidence encore plus émouvante, on peut en citer deux qui nous paressent particulièrement intéressants ; le premier raconte les conditions qui incitent le narrateur de prendre à faire partie de l’armée des partisans de Tito et le second décrit la façon dont les frontières étaient protégées des fugitifs clandestins à l’époque de l’après-guerre.
Le premier épisode nous dévoile que dans le feuilleton sanglant des Balkans chacun des trois camps – la résistance nationale, les partisans du Grand Serrurier et l’armée allemande – « espérait voir les deux autres se saigner à mort, afin de rester le seul vainqueur » (p. 13). Or en automne 1944 le jeune double de l’auteur décide de s’engager « dans le détachement des partisans qui opérait autour d’Užice » (p. 13). Curieusement, ce ne sont pas des idées révolutionnaires qui le poussent à rejoindre les partisans, mais tout simplement des paroles d’une voisine qui a perdu son fils unique lors de la bataille de Cer. Elle jalousait la grand-mère du narrateur car ses fils portaient des lunettes et n’avaient donc pas été appelés au front. L’idée d’appartenir « à une famille avare de son sang » (p. 13) poursuivait le jeune homme en l’incitant à intégrer l’armée de Tito.
Le deuxième témoignage montre, d’une manière tragi-comique, comment « les gardes-frontière avaient inventé un dispositif de surveillance aussi simple qu’ingénieux et mortel : des boîtes de conserves vides, remplies de quelques cailloux, étaient accrochées aux fils tendus aux passages les plus fréquentés. Il suffisait que les fugitifs effleurent ces fils dans l’obscurité pour faire tinter les cailloux. » (P. 189.) On peut déjà imaginer la suite d’un tel malheur : la patrouille ouvre désormais le feu en direction des fugitifs clandestins. Ce qui est particulièrement intéressant dans cet épisode du témoignage, c’est le contraste entre le poids de l’oppression que le gouvernement communiste exerce dans le pays et la façon dont il garde les frontières : le Grand Serrurier qui se tenait comme le grand maître du destin d’un peuple entier devait d’abord fermer les frontières de son royaume afin d’empêcher les camarades désespérés de s’enfuir. Le malheur du peuple était si grand qu’il risquait tout pour traverser l’interdit. Le sort de la plupart de ces malchanceux était de se faire piéger par le bruit des boîtes à cailloux et de se faire ensuite fusiller en plein milieu des fils arrachés.
L’autre rive, une fois gagnée, malgré les orties et autres difficultés qui guettaient les deux jeunes belgradois, portait la promesse de la liberté et d’une nouvelle naissance. Car le plus important pour le narrateur de ces témoignages c’est la possibilité de conquérir le droit de devenir soi-même. En préservant son propre être, le narrateur est persuadé qu’il assure la continuité des vraies valeurs de son pays et de son peuple.
En s’approchant de la fin de ce roman autobiographique qui décrit une période historique assez douloureuse pour les peuples yougoslaves avec beaucoup d’adresses, on attend la suite de témoignages avec impatience : les années passées au bord de l’autre rive dont Négovan Rajić prépare la rédaction.
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Notes
(1) Les titres du même auteur : Les Hommes-Taupes, Montréal, Pierre Tysseyre, 1978 ; Propos d’un vieux radoteur, Montréal, Pierre Tysseyre, 1982 ; Sept roses pour une boulangère, Montréal, Pierre Tysseyre, 1987 ; Service pénitentiaire national, Québec, éd. du Beffroi, 1988.
(2) Négovan Rajić, Vers l’autre rive, Adieu Belgrade, Lausanne, Suisse, 2000, coll. « Contemporains ».
(3) « Au fond... je crois... je ne sais pas... peut-être pour garder ma liberté d’esprit... pour rester moi-même. En continuant de vivre ici, je finirais par devenir un autre homme. » (P. 142.)
(4) C’est le surnom que Négovan Rajić a donné au président yougoslave Josip Broz Tito.
(5) « Chaque fois, immanquablement, du premier étage d’une maison nous regardait le visage défiguré d’une jeune fille brûlée dans un incendie de train. La chair rouge, mal cicatrisée, avait l’aspect d’une planche d’anatomie de muscles faciaux. (...) La Serbie occupée et ravagée par la guerre civile, portait le même masque répugnant. Pourrait-elle un jour retrouver son visage pur et serein ? » (P. 60.)
(6) « Pauvre Serbie qui, à peine sortie de la longue nuit ottomane, ne cessait de rêver de faire partie de l’Europe ! (...) Parfois, je ressentais cette misère comme une sourde douleur, mais que faire ? On ne renie pas ses douleurs sans se renier soi-même ! » (P. 35.)
(7) « Calé dans mon coin, le bourdonnement monotone des roues ne cessait de marteler : à Belgrade... à Belgrade... à Belgrade... Après ? Peut-être, encore plus loin ! » (P. 34.)
(8) « Ce monde dédoublé finit par nous dédoubler tous. Nous vivons dans un étrange et perpétuel carnaval où tout le monde porte le même masque, celui de l’homme conforme aux normes en vigueur. (...) Regardez ce qui se passe dans notre pays ! Ces Belgradois exécutés en novembre 1944, sous prétexte qu’il s’agissait de collaborateurs, ces élections truquées l’automne dernier ! Et cette nouvelle bourgeoisie rouge qui s’installe dans le quartier huppé de Dedinje, en mettant le plus souvent à la porte les anciens propriétaires ! » (P. 130 et 139.)
(9) « Avec son sourire un peu confus elle ressemblait si peu à cette jeune fille pleine d’assurance qui autrefois dansait dans nos bals de lycée. Finalement, elle nous invita à entrer dans une pièce encombrée de meubles. Ah ! Elle était vraiment navrée de nous recevoir dans ce capharnaüm, mais l’office des logements avait réquisitionné une grande partie de la villa pour les fonctionnaires et les officiers. » (P. 169.)
(10) « Une voix me disait : ‘Tu ne quitte point ton pays pour le trahir, mais pour lui rester fidèle.’ » (P. 153.)
(11) « C’est ainsi que ce 8 juillet 1946, vers quatre heures de l’après-midi, nous quittâmes les rives de notre pays. » (P. 205.)
Date de publication : juillet 2011.
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