Milovan Danojlić

DUČIĆ  ET  LES  FRANÇAIS
 

 

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Jovan Dučić

 

Jovan Dućić (1871-1943) est parti pour l’Europe alors qu’il était déjà un poète de renom, réputé dans tous les pays serbes. De son premier recueil de poèmes, dont il avait laissé le manuscrit à Mostar, Bogdan Popović sélectionnera pour son Anthologie plusieurs pièces achevées et de valeur. Néanmoins, son départ pour Genève où, durant six ans, il poursuivra des études à la Faculté de philosophie et sociologie, représentera un saut qualitatif dans son œuvre et un tournant dans sa vie. Les premières aides financières ont été collectées par les amis de Mostar, le gouvernement serbe prenant ensuite en charge ses études. L’ancien pays paysan, qui rejoignait à grands pas la modernité, était conscient de la nécessité, pour ses élites, de parfaire leur formation à l’étranger. Ses études terminées, Jovan Dučić, à l’orée de la quatrième décennie de sa vie, entre au Ministère des affaires étrangères dont il rejoindra le service diplomatique proprement dit en 1910. Gravissant les échelons, de secrétaire à attaché, d’ambassadeur à ministre plénipotentiaire, le poète a été en poste à Constantinople, Sofia, Rome, Athènes, Madrid, Genève, Le Caire, Budapest, Bucarest et Lisbonne, dans certaines de ces capitales à plusieurs reprises.  

De cette vie toute entière passée en pays étrangers, il y a peu de témoignages directs mais l’empreinte spirituelle de ses séjours en Occident est manifeste tant dans la poésie de Dučić que dans la prose, des essais et des récits de voyage. Son deuxième recueil (Pesme / Poèmes, SKZ, 1908) peut être considéré comme un second début, novateur et plus explicite. La forme est plus rigoureuse, marquée par les expériences nouvellement acquises, le dessein plus conscient, la langue plus pure. A partir de ce moment, l’énergie créatrice connaîtra une croissance progressive permanente avec un rétrécissement du nombre de thèmes et un approfondissement réflexif. Les meilleures créations verront le jour entre 1920 et 1943, période où on parlait peu du poète et où, dans certains cercles belgradois, il était dénigré comme arriviste et carriériste.  

La même année où il commence ses études en Suisse, le poète fait connaissance avec Paris, la capitale culturelle de l’Europe, le phare spirituel de la planète.

Je suis venu pour la première fois à Paris le 31 décembre 1899, soit le dernier jour  du XIXe siècle.

La rencontre provoquera un bouleversement aux conséquences durables et profondes. Qui parmi nous, dans sa jeunesse, n’a connu le ravissement d’un séjour dans la ville lumière. Dučić l’exprime avec une franchise  juvénile :

Sentir qu’on vit à Paris suffit pour croire à sa bonne étoile.

Dans son idolâtrie de la civilisation et du pays gaulois, le pèlerin des Balkans fait preuve d’un enthousiasme que même le grand francophile italien, Curzio Malaparte, déclarant que, sans la France, « l’Europe ressemblerait à une grande Bulgarie » ne dépasserait pas. Le Français est, pour notre poète, l’hôte le plus libre du globe terrestre. 

Je divise les humains en deux espèces : ceux qui aiment la France et ceux qui ne l’aiment pas…Celui qui hait la France n’est pas seulement homme d’inculture et de faible intelligence, et un rustre, mais c’est aussi un homme sans cœur, un vaurien injuste et méchant. 

Le XIXe siècle finissant, les dernières lueurs des poétiques parnassienne et symboliste, la joie de vivre et la chaleur domestique de la Belle Époque, semblent avoir fourni une ambiance propice au poète de l’amour et de la nature qui, tout en posant les questions les plus graves, ne se prive pas d’en jouer. L’influence de l’atmosphère de cette fin de siècle et des poétiques régnantes n’agit pas sur le poète mécaniquement, du dehors. Le jeune homme de vingt-huit ans y était prédisposé d’instinct et comme préparé à y adhérer. Ce fut une heureuse rencontre, une compréhension mutuelle pour ainsi dire. On a beaucoup insisté chez nous sur les influences littéraires dont Dučić aurait été tributaire, avec force exagérations et sans véritable connaissance du sujet. J’ai, à l’occasion de ce papier, relu intégralement la poésie de Sully Prudhomme, Albert Samain, Catulle Mendès, Heredia et Henri de Régnier. Notre poète rappelle par certains côtés chacun d’eux et aucun de façon déterminante. Chez l’un, il a peut-être vu comment on fait revivre les événements et les hommes d’époques révolues, comment actualiser les lieux de mémoire, ce qui l’aidera dans la composition de ses poèmes  ragusains ; chez l’autre, appris l’art de raisonner les peines de cœur ; un troisième l’aurait encouragé à développer ses propres tendances à l’humour et à la satire ; et tous l’ont confirmé dans le culte d’un orgueil spirituel sans compromission et la préservation de l’autonomie d’un art poétique trouvant en lui-même sa justification et son but ultime.  

Ce qui sans aucun doute l’a fasciné, c’était la perfection de la versification codifiée de la poésie française. Le vers français, et la syntaxe française, ont à cette époque derrière eux trois cents ans de développement continu et contrôlé. Les canons ont été édictés par Boileau et Malherbe, Montaigne et Pascal, Lafontaine et Flaubert. Elève talentueux et assidu, Dučić adapte sa métrique à l’impeccable technique des maîtres français, d’autant plus parfaite que les contenus  thématiques des symbolistes tardifs étaient légers et superficiels. Grâce à lui, et à Rakić, le vers serbe  atteint une élégance, une souplesse et un raffinement inimaginables avant. Nos romantiques, qu’ils soient d’inspiration épique ou lyrique, sont souvent d’un naturel brut et les classicistes, par contre, raides ; et les uns et les autres, ça et là, négligés. Avec Dučić, notre vers apparaît tout à coup le visage resplendissant. Un épurement semblable apparaît dans la prose de ses essais, laquelle, comme chez Isidora Sekulić, Slobodan Jovanović et Bogdan Popović, adopte la clarté de la syntaxe française, entée sur le fond robuste de Vuk Karadžić. Dučić est un des plus valeureux architectes de ce qu’on appellera le style belgradois en prose, fait généralement ignoré,  à cause, sans doute, de la prévalence de l’œuvre poétique. Notre oreille apprécie la construction symétrique de la phrase et même la trop fréquente répétition de « jedan », sur le modèle de celle de l’article indéfini « un » en français, ne semble pas nous gêner.  

La francophilie de Dučić doit être comprise comme une reconnaissance de dette envers des maîtres éminents ; la gratitude est la vertu des esprits nobles. L’Europe a sa verticale intellectuelle dans la ville de Sainte Geneviève ; « Le Français est toujours clair parce qu’il est logique. » L’adoration de l’esprit français va jusqu’à la démesure comme dans l’affirmation :

Il y a plus d’esprit exprimé en un jour dans les rues entre le Luxembourg et Montmartre qu’à l’académie des sciences allemande ou au parlement anglais en un an,

ou encore

le niveau de la culture de certains pays européens s’apprécie par rapport à leur proximité avec la culture française.

J’ignore si les « certains pays » en conviendront mais il est évident que l’influence française a aidé notre poète à se trouver lui-même, à mettre à jour son soi authentique. Car l’originalité n’est que très partiellement un don de la nature reçu à la naissance. Ce n’est là qu’une base sur laquelle, par l’effort et l’étude, se construit la vraie singularité créatrice. Aux critiques éventuels de sa sensibilité aux influences étrangères, Dučić répond en observant que

une œuvre doit être vraiment très mauvaise pour ne rappeler personne d’autre au monde.

Lui, il savait exactement ce qu’il voulait et ce que nous devions prendre dans le grand monde pour nourrir notre propre originalité.

L’Europe – pensaient nos ancêtres alors – c’est un gouffre qui commence de l’autre côté du pont de Zemun sur la Save et qui s’étend ensuite de Zemun jusqu’aux confins du monde, toujours plus profond et plus noir.

Ceux qui ont osé franchir ce pont, notre poète en tête,

hisseront la langue serbe au plus haut  niveau de son potentiel poétique.

Dans un essai sur le poète de "Pretprazničko veče" (Veille de fête), Dučić remarque :

Si Šantić avait, au contraire, eu la force de s’arracher à son milieu et de partir voir le monde, toute son œuvre poétique eût été différente.

Non, il n’est pas dangereux de traduire Dučić en français, comme la malveillance tenta de le faire croire ; pas dangereux mais difficile. Le professeur Ibrovac, avec l’aide de sa femme et de certains Français, a fait figurer onze titres dans l’Anthologie publiée en 1935. Les traductions n’y rappellent aucun poète français et paraissent de pâles ombres de l’original. Il leur manque le son limpide et l’aisance de la parole pleine de surprises heureuses. Feu Jean-Marc Bordier, avec mon aide, a traduit sept poèmes, qui sonnent beaucoup mieux, ne serait-ce que parce que le professeur Bordier a utilisé rimes et assonances. Son Dučić chante. Les meilleures traductions sont celles de Vesna Bernard, fille de Djuza Radović, qui a fait une partie de ses études en France puis travaillé à Paris, mais elles ne sont qu’au nombre de cinq. Tant Bordier que Mme Bernard ont privilégié le Dučić des dernières années, éloigné des poétiques parnassienne et symboliste. Après le cycle de Dubrovnik, les Carski soneti (Sonnets du Tsar), les poèmes d’amour et les chants patriotiques, l’alexandrin et le vers de onze pieds semblent perdre de leur force d’attraction première. « Ah, découvrir quelque rythme nouveau enfin » dira, dans un soupir, le poète, pour aussitôt se lancer à sa recherche. Le vers devient plus court et s’imprègne de chaleur humaine et d’accents dramatiques face aux questions ultimes de l’existence. S’égrènent alors les pièces de Sunčane Pesme (Poèmes solaires), Večernje pesme (Poèmes vespéraux), moments de confrontation avec la Nature et Dieu. La virulence païenne de ses adresses à Dieu était inconnue de ses anciens professeurs, élevés dans la tradition de l’obéissance catholique et de l’hypocrite dissimulation des affres du doute. Devant l’être suprême se tient non le croyant contrit  mais l’Homme.  

Les Français ont fait découvrir à Dučić le berceau de la civilisation judéo-greco-latine. Ses pèlerinages concerneront presque exclusivement le bassin méditerranéen : Espagne, France, Italie, Grèce, Egypte, Palestine. Le séjour en Méditerranée orientale fut d’une importance particulière. Son insistance dramatique sur l’intérêt de ce séjour conduit à penser que l’évolution qui fut la sienne ne parvint à son zénith que dans la mort, les étapes précédentes devant être considérées comme des phases de recherche ou des paliers dans une progression continue vers un but qui, incertain, n’apparaîtra qu’une fois atteint. 

Mes dix ans passés à Athènes et en Egypte, c’est le siècle d’or de ma  pensée… C’est alors que, du plus profond de mon être, j’ai cru que Dieu existait. 

Séjournant en Egypte, l’ardent francophile a l’occasion de découvrir l’arrière fond colonial de la civilisation européenne, la française comprise. Il se souviendra là-bas, nullement par hasard, comment

les héroïques insurrections de l’Herzégovine, conduites au nom de la chrétienté, furent qualifiées d’actes de brigandage,

et aussi que

aucun étranger ne sut discerner le nerf de ce peuple, une force indomptable et  une profonde spiritualité, endurant debout une pauvreté séculaire puis, avec dignité et patience, le pillage par ses nouveaux ennemis (l’occupation austro-hongroise – M. D.).

Parmi la foule des prédateurs et rapaces internationaux, Jovan Dučić verra au Caire aussi un colonialiste français,

un homme dont on ne sait ni le pays, ni l’appartenance, ni la culture, ni la morale, ni l’idéal, seulement la banque et la paroisse ; 

et sera confronté à la face sombre de la civilisation occidentale, partie de la base matérielle sur laquelle repose l’éblouissant édifice. Le christianisme enseigne d’endurer mais non de fermer les yeux sur la dimension sociale des destinées humaines. Dučić qui, dans sa jeunesse, flirta avec le dandysme, fait preuve à présent d’une sympathie chaleureuse envers les fellahs égyptiens, ces paysans dont la misère peut être comparée au dénuement de ceux de son pays. Les Européens accapareurs, les parasites, les exploiteurs de la détresse des autres, sont dépeints ainsi :

Ils ne se soucient guère les uns des autres et ne veulent du bien à personne. Encore moins au peuple égyptien, meilleur et plus sage qu’eux tous. 

Long est le chemin entre l’art pour l’art provocateur de Moja poezija (Ma poésie) et la solidarité avec les pauvres et les offensés. Ce chemin, un vrai poète l’a parcouru, et les poètes, comme il le dit dans un essai sur Bora Stanković, ne mentent jamais. Il leur arrive de se bercer d’illusions parfois pour, avec une vigueur accrue, dire la vérité sur le mal d’être des hommes, avec eux-mêmes et avec les autres, dans la vie et la mort. La poésie est assermentée à la vérité du vécu ; elle s’arrête là ou commence le mensonge. 

Les Français ont aidé Dučić à élever ses capacités d’expression à un niveau enviable puis à s’éloigner d’eux sans bruit.


Traduction de Vesna Bernard

Date de publication : novembre 2011

 

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