LA ROUE ÉPIQUE DE DOBRICA ĆOSIĆ
par
GEORGES NIVAT
Le Temps de l'imposture
Le Temps de la Mort, le Temps du Mal, le Temps du Pouvoir, le Temps de l'Imposture... Les trompettes sonnent, les sceaux de l'histoire sont brisés, le cheval blême descend du ciel sur cet ancien petit paradis terrestre qu'était Prerovo, Prerovo le bourg assoupi, odorant, oriental et homérique, la racine de toutes les Serbies du dernier romancier épique de l'Europe, Dobrica Ćosić. « Je sais tes œuvres : tu as renom de vivre, mais tu es mort » dit l'ange a l’église de Sardes, Sardes en Serbie !
Pour un long narratif épique il faut une terre endeuillée, des hommes vaincus, écrasés par la colère de Dieu et par leur aveuglement, il faut une lignée humaine, une cordée de générations qui d'abord monte à l'assaut du rocher, puis en redescend prudemment au début, puis précipitamment, enfin roule dans le gouffre du temps. Ćosić est un poète épique. Il a été partie du grand aveuglement utopique de l’Europe bolchevique, il a entendu l'ange de l’église de Sardes beaucoup plus tôt que les autres, il a servi celui qui dans cet ultime tome de l’épopée de Prerovo est le grand imposteur, il l'a scruté et haï, il s'en venge ici, dans ce dernier soubresaut romanesque, mais la vengeance est inscrite dans quelque chose de bien plus grand : la dégringolade de l’épique dans le grotesque. Ici nous n'allons pas, nous lecteurs de Ćosić, retrouver le temps perdu, ni marcher à rebours et à tâtons dans la nuit des temps humains : imposture, pouvoir, mal et mort vers une réconciliation furtive ou solennelle. Non, il n'y aura pas de catharsis romanesque, pas de « temps retrouvé » proustien. L'un après l'autre les Temps ont sombré dans le gouffre du Rien. La Mort, le Mal, le Pouvoir sont partis dans un glissement torrentiel du terrain de l'Histoire. Nous voici à la fin de la glissade. C’est le temps du Pouvoir qui, tel un virus, a pris possession de l’âme du dernier des Katić, Dušan – Dušan le maquisard de légende, l'apparatchik spartiate, le bolchevik intègre, le complice des meurtres et des bagnes titistes où Ivan, son oncle, est allé pourrir - Goli Otok, « l’Île nue », l’île-bagne pour staliniens engoulagués par le petit rebelle Tito. Mais petit rebelle est devenu Grand Maître du socialisme reformé, grand prêtre de l'autogestion et de son aura gigantesque sur l'intelligentsia occidentale.
Dušan a suivi le Maître, l'illusionniste ; il monte et il descend l’échelle des courtisans que décrit si bien Alexandre Herzen à propos de la Russie tsariste de Nicolas Ier. Il s'est forgé une armure de fanatique obéissant. En lui le Pouvoir mute et organise ses métastases fulgurantes dans les différentes alvéoles de son âme de fer. Mais l'Imposture est à l'œuvre : à l'œuvre dans la Yougoslavie de Broz-Tito, le partisan communiste, toujours méfiant à l’égard des Serbes, couvert de médailles en son uniforme de maréchal, vagabondant avec sa cour de villa somptueuse en palais régional tel un roi mérovingien, refugié dans son île de Brioni comme en un Versailles plus grandiose que celui du petit Roi-Soleil, banquetant avec les grands, recevant Khrouchtchev repentant, comme le pape Grégoire VII avait reçu l'empereur Henri IV à Canossa, organisant un show magnifique des « pays non alignés », tout en cachant soigneusement ses propres bagnes – mais vieillissant, isolé par la vaste barrière de récifs de la flatterie, incapable de designer un dauphin, préférant organiser la décomposition de son pays, programmée selon le principe « après moi, le Rien », vaincu enfin par la sénilité malgré sa force de lion, circonvenu par les laquais les plus vils, et purgeant le Parti de tous ses meilleurs compagnons, et pour finir, vieillard incontinent et impuissant, roulant sur le tapir devant ses deux caniches adorés.
Mais si Tito est le repère central, le héros du roman est bien, lui, Dušan Katić, serviteur d'autant plus obéissant qu'il est plus rongé par le doute, fanatique du Pouvoir qui renonce à aller enterrer sa mère à Prerovo pour courir à une figuration d'évènement à la Cour de Brioni. La déchéance de Katić a une grandeur bien supérieure à celle du Monarque socialiste. Elle s'exprime dans cette « Chronique de notre Pouvoir » écrite clandestinement durant sa disgrâce, une disgrâce « douce » due au Rire irrépressible qui a suivi le Pet royal.
Mais qui est donc Dušan Katić ? Un double de l'auteur ? Un personnage composé comme le sont certains rôles au théâtre ? Un alliage de tous ceux qui ont été protagonistes dans l’épopée des maquis communistes de Yougoslavie, dans la mise sur pied du nouveau Pouvoir, dans le refus du diktat de Staline à Tito en 1948, dans la montée en scène du despote yougoslave sur le théâtre du monde bipolaire, aux acclamations des deux camps ainsi que du chœur tiers-mondiste, dans l'insidieux retour des nationalismes des peuples composant ce petit empire balkanique, puis dans l'éclatement rapide de l'utopie yougoslave dans la déchirure, dans la guerre civile, à ce jour inachevée puisque les six pays issus de l'implosion sont loin d'être réconciliés ?
Katić est tous ceux-là. Il est le personnage principal de la pièce. Un personnage dans la main de l'Écrivain. Un alter ego en révolte contre l'Écrivain. Ce surprenant stratagème d'écriture apparaissait déjà au tome I du livre (Le Temps du Pouvoir, dont ce Temps de l'Imposture est le second tome). Ici, le stratagème occupe toute la machinerie romanesque.
« Quelques jours après la parution de ce premier tome, Dušan Katić m'a appelé au téléphone.
- C'est une honte ! Tu as écrit un pamphlet contre le pouvoir. Selon tes convictions plébéiennes, le pouvoir ne peut être que le mal. Alors que tout ce qui est bien et remarquable sur notre planète est le fruit du pouvoir. Si Dieu existe, le pouvoir en est la personnification. »
Étrange entrée en matière que cette remontrance téléphonique du Personnage à l'Écrivain, comme si Hegel téléphonait à Ćosić ! Et pas pour se plaindre mesquinement du sort qui lui est fait, mais pour une protestation de principe contre l'Art en tant que dissidence du Pouvoir. Le dernier Katić a vu juste: si l'Écrivain a su s'arrêter sur la pente insensée, ce n'est pas qu'il ait ri à la vue du Roi nu, torturé par la colique. C'est qu'il a trahi la Cause pour une autre cause : le Roman. Ces altercations avec son Personnage, le rappel de tous les autres personnages du clan Katić ou du Club des écrivains ont un effet saisissant : voici l'Écrivain entouré par ses amis réels et imaginaires, le clan des vivants et celui des morts se mélangent. Dušan est irrité par les élucubrations et le démocratisme – vrai ou faux – de son Créateur, il soupçonne même l'Écrivain d'être en train de séduire sa femme Radmila. L'Écrivain passe le voir pendant sa disgrâce, alors que Dušan, chassé par l'œil de lynx du souverain de Brioni, réduit à l’état de simple amateur de pêche au silure sur le Danube, est revenu à Prerovo en compagnie de sa femme et tente de vivre la vie des anonymes dans la demeure presque en ruine de ses ancêtres. Prerovo, c'est pour l'Écrivain (la moitié de Ćosić qui est poète) la Serbie rurale, embaumante, patriarcale, c'est l'utopie chtonienne qui a nourri tous les grands visionnaires du roman européen et surtout russe au XIXe siècle. C'est de Mickiewicz la Lituanie chérie et le dernier banquet chez le Sénéchal ; c'est de Pouchkine la maison Larine abandonnée par Tatiana et fuie par Eugene Onéguine ; c'est de George Sand le Berry magique de la Mare au Diable, c'est l'Oblomovka utopique de Gontcharov, c'est le manoir d'Otradnoïe de Guerre et Paix. Mais pour Dušan Katić (la moitié politique, idéologique de Ćosić), Prerovo, avec sa vie paysanne misérable et cruelle, n'est qu'un fantasme de Serbie « dupée par elle-même et par le monde ». Les senteurs de Prerovo, l'ivresse paradisiaque de Prerovo – Katić ne l’éprouve pas, il en hait les manifestations. Ce retour à la crasse paysanne, cet été passé à récurer la vieille demeure, à désherber le pavé de la cour, à remettre en place la vigne vierge sur l’auvent est insupportable au dernier des Katić, malade d'une autre utopie : le progrès, l'industrialisation, le socialisme à ériger. Prerovo rit de l'apparatchik déçu ; et lui apprend que « la chute est plus dure que l’élévation ».
Cette polémique entre le Personnage et l’Auteur court maladivement entre les deux. Le fanatique déchu, réduit à son cabanon de pêcheur sur le Danube (mais rêvant de capturer le Roi des Silures, car il n'a pas renoncé à l'emphase) sait que l'Écrivain va dire sa chute, accompagnée de la fracassante chute de toute la Yougoslavie, ce Royaume des Slaves du Sud dont avaient rêvé les Serbes sous le joug ottoman, les Croates et les Slovènes sous le joug des Habsbourg, Royaume érigé après la chute des deux empires – l'Ottoman comme l'austro-hongrois – et que l'Atlante du socialisme réformé, Tito, le petit monarque socialiste et le grand leader du Tiers-monde, semblait avoir rétabli à jamais.
Tout a chuté, l’austérité de Katić, vécue comme un noviciat absurde à côté du Souverain jouisseur de Brioni, ne veut plus rien dire. Bagnoles et musique pop ont envahi même Prerovo. Des adolescents qui ont reconnu l'apparatchik crient sur son passage « A bas la clique rouge ! ». L'Écrivain va faire un sort romanesque au Fanatique. Mais Katić refuse son juge, son Auteur-Créateur. Il va assumer seul sa défense. Devant le tribunal de la Mémoire.
Et c'est cette défense gauche, raide, toute en soubresauts d'aveux et en reprise de la posture de Croyant qui constitue le texte dans le texte qu'est cette « Chronique de notre Pouvoir ». Une demi-confession mise en abîme dans l'ultime chaînon des Temps de la Mort, du Mal et du Pouvoir. Jusqu'au dernier moment l'accusé se raidit, retarde l'aveu de sa disgrâce – épisode grotesque qui disqualifie le Souverain comme le Domestique. L'Écrivain intervient-il dans ce texte incruste dans son immense saga ? Pourquoi laisse-t-il la parole a Dušan Katić ? Serait-il incapable d'assurer, lui, Dobrica Ćosić, la défense de Dušan Katić – cette part morte de lui-même ?
A cette question je vois deux réponses. La première est politique. Ćosić a été un croyant communiste, un proche de Tito (moins que son personnage Dušan Katić), un disciple de Djilas dont le fameux livre La Nouvelle Classe eut un impact extraordinaire sur de nombreux croyants communistes à travers le monde, mais en définitive Djilas fut réduit au silence (il fit son autocritique et connut la prison titiste) dès 1968 ; Ćosić fut un dissident de l'intérieur. Pressentant la ruine de la Yougoslavie, qui devait inévitablement engendrer la méfiance du Croate Broz envers les Serbes, et tout particulièrement la nouvelle Constitution de 1974 avec sa présidence tournante, Ćosić nationaliste serbe alarmé par tous ces signes précurseurs du démembrement de la Yougoslavie pour laquelle lui et tant d'autres s'étaient battus contre les Allemands, se retira sous sa tente et prit la plume. Nationaliste serbe modéré, il a une position politique quasiment intenable : d'où le recours au roman.
La thèse politique du Temps de l'Imposture est évidente : la ruine du pays des Slaves du Sud, la guerre civile que cette ruine a engendrée, les excès commis par tous les bords, et à commencer par le sien, Ćosić les explique par la grande imposture de Tito. Le chef clandestin des partisans, la bête politique redoutable qu'était Tito a préféré jouer l’écroulement du pays plutôt que renoncer au pouvoir. Élève de Machiavel, sans avoir lu Machiavel, il savait que le Pouvoir a pour seul et unique but le Pouvoir. La scène remarquable du roman où, accompagné de Katić, il se rend à une représentation du Jules César de Shakespeare, le montre en vrai tyran shakespearien : « Qu'en penses-tu, Katić, qui pourrait être un Brutus, ici, chez nous ? » La pièce fut prohibée : des Brutus, il en voyait partout, il limogea ses plus proches amis, même ceux qui l'avaient tant aidé à tenir tête à Staline. Katić a une occasion de tuer César : le couteau est là, sur la table, le tyran a éloigné sa garde. Mais Katić se dérobe à la tentation par ce mélange de fascination et de dégout qui empreint toutes les tentatives de sa « Chronique » pour tenter de découvrir la vraie nature de Tito. Eh bien, Katić n'est pas Brutus ! Et pour se justifier, il se répète à soi-même qu'il n'a pas de Cassius à ses côtés. « Frappe-le dans le cou ! Dans le cou ! », lui dit une voix. Au lieu de frapper, Dušan écrase son verre dans son poing serré...
Revenons à l'implicite démonstration politique : Tito a joué un « après moi le déluge ». Bien... mais pourquoi Katić n'a-t-il pas saisi le couteau ? Pourquoi pas un seul conjuré, pas un seul Claus von Stauffenberg ? Katić, dans sa « Chronique » superpose des arguments parfois contradictoires, en particulier celui-ci : le socialisme autogestionnaire inventé par Kardelj, adopté par Tito, et appelé à devenir objet de vénération à travers tout le monde occidental, était un leurre, mais il donnait à chaque Yougoslave un peu de pouvoir, et ce peu, surtout monnayable en dénigrement des autres, en menue monnaie de micro-autoritarisme répondait à l'instinct humain. Ici Ćosić rejoint Alexandre Zinoviev et son « ratorium », ou encore son « lit de Procuste » généralisé en quoi Zinoviev voit la clé même de toute société. La « Chronique » de Katić est cependant bien différente du cycle perpétuel (ou « mauvais infini » à la Hegel) des Hauteurs béantes et de toutes les autres variantes de la cruelle bande dessinée zinovienne. On n'y trouve pas non plus le pur gout de la cruauté qui explique la dynamique de l'œuvre de Cholokhov – Le Don paisible, par certains aspects, est comparable à la saga des Katić. Dušan Katić est un Savonarole condamné non au bûcher mais au cabanon sur le Danube et à l'infarctus. Son créateur lui inflige une déchéance qui est sans bûcher ni martyre, mais également sans l’humilité chrétienne.
La raison en est peut-être l'impuissance – en définitive – à assurer la défense de cette cause aujourd'hui incompréhensible même aux plus révoltés des jeunes Serbes de Belgrade ou de Prerovo. Et c'est ici qu'intervient le poète épique. L'homme politique rumine amèrement sa défaite. Le poète épique en fait sa substance poétique. L'échec est le moteur des très grandes œuvres. Ce Temps de l'Imposture doit être jugé comme œuvre poétique, comme une coda pathétique et ubuesque à une épopée-désastre. La controverse aigrie entre le Personnage et l’Écrivain, élément fascinant de cette œuvre, camoufle l'absence de catharsis, et attenue le grotesque du Rire final, et fatal, de Katić face au Souverain.
C'est que l'Écrivain, en tant qu'auteur, fait don à son personnage d'un ultime amour, l'amour de T., qui est comme le dernier don du Seigneur de la Vie, à qui Katić ne croit pas. Cet amour de vieillesse, cette « lumière d'adieu », comme dit le poète russe Fiodor Tioutchev, c'est le cadeau de l'Auteur à son héros revêche et ingrat. Et c'est un crépuscule accordé à son immense saga, un crépuscule de bonheur caché sous les ruines et gravats de l'Histoire.
La moitié du ciel est prise dans l'ombre Mais au couchant, là-bas, luit un rayon. (Tioutchev)
J'ai l'impression que Dobrica Ćosić, qui s'était voulu demiurge en quatre temps de la mort, du mal, du pouvoir et de l'imposture, a voulu s'imposer avec ce « temps » ultime une sorte de pénitence romanesque. La confrontation avec Katić était pénible, seul un Rire mauvais pouvait y mettre fin. Mais le Tsar Silure du Danube et l’énigmatique et superbe T. ont circonvenu l'Écrivain. Non, Dobrica Ćosić, vous ne couriez pas après le Vent, vous n'êtes pas arrivé au terminus du Rien, vous avez frôlé le grand Silure de l’épopée, et entrevu cette énigmatique Marguerite qui a sauvé le Maître de Mikhail Boulgakov ! Les temps se succèdent, les aveuglements de l'Histoire s'épanouissent puis s'évanouissent, la sono hurle dans les pommeraies de Prerovo et de tous les Prerovo de l'Europe, mais l'Écrivain qui a parcouru le Zodiaque immense de l'humain reste : la roue du roman sera toujours et toujours poussée par des hommes jeunes qui entreront dans le livre, et vous liront, vous l'Écrivain.
Esery, 1er aout 2008
In : Le temps de l'imposture ou Le roman de Tito. – Lausanne (Suisse) : l'Age d'homme, 2008, p. 361-368.
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