DESTINS INDIVIDUELS ET FUREURS DE L'HISTOIRE
par
GILLES LAPOUGE
La Serbie, plus encore que la Pologne de Jarry, est nulle part, mais elle écrit beaucoup de livres, peut‑être, précisément, pour savoir où elle se trouve, et il n'est pas fortuit que le chef-d’œuvre de Milos Tsernianski porte le titre de Migrations, comme si ce peuple avait eu besoin de vagabonder aux quatre coins de la géographie, et surtout vers la Terre Promise qu'était la Russie, pour reconnaître son identité.
Miloš Tsernianski / Crnjanski : Migrations Trad. du serbo-croate par Velimir Popovic. Intr. par Nikola Milosevic Julliard / L'Age d'Homme, 1986, 885 p.
C'est au dix‑huitième siècle que s'accomplit la diaspora russe des Serbes. Ceux‑ci, occupés par les Turcs depuis trois siècles, étaient devenus les soldats d'élite de l'Impératrice d'Autriche, Marie‑Thérèse. Soumise à la menace de l'Orient, l'Autriche se protège grâce à ces guerriers serbes, ces hommes terribles, moustachus comme des diables, ivrognes et chevelus, "qui dorment dans la boue et meurent quand il le faut, qui coupent des gorges, arrachent les pommes d'Adam avec leurs mains, brisent des crânes comme des calebasses séchées."
Vient le jour cependant où l'Impératrice Marie‑Thérèse en a assez de ces soldats délirants. Ils sont sauvages et ils sont intraitables. Ils sont Slaves et pratiquent la religion orthodoxe, ce qui n'est pas convenable dans l'Autriche de la Contre-Réforme. Pour comble, ils sont fidèles à des coutumes grotesques. Par exemple, ils s'obstinent à enterrer leurs morts dans des cercueils ouverts, quelles brutes ! L'administration de Vienne va mettre de l'ordre dans ce fourbi. De ces reîtres, on va faire des laboureurs, on les implantera dans les plaines de Hongrie et le tour sera joué.
C'est alors qu'une partie de ces soldats en exil pense à la Russie. La Russie a toutes les séductions. Elle est peuplée de Slaves, elle est de religion orthodoxe, c'est l'Eden. "Oui, il devait certainement exister ailleurs une vie meilleure, des événements limpides qui confluent agréablement comme des cascades pures, fraîches, écumantes. Il fallait donc partir vers cet ailleurs, pour y trouver la paix comme auprès de la surface propre, claire, lisse des profonds lacs de montagne… loin de cette confusion terrible…"
Par milliers, par centaines de milliers peut‑être les Serbes prennent le chemin de la Russie, troquent les terres où coulent le Danube et la Tisza contre les prairies lumineuses qui bordent le Dniepr.
Raconter pareille épopée exige un talent exceptionnel. Milos Tsernianski appartient à cette race d'écrivains qui ne donnent leur mesure que dans des romans sans mesure. On évoque, à propos de Migrations, Guerre et Paix : même énormité (850 grandes pages très serrées) même coulée de mots, et ce passage des hivers et des printemps, des années, et ce mouvement de fleuve qui emporte les hommes et les femmes dans le flot des guerres. Comme Tolstoï, Tsernianski sait marier les destins individuels et les fureurs de l'Histoire. Pourtant, les moyens littéraires de Tsernianski et de Tolstoï ne sont pas semblables. Tsernianski est à coup sûr un plus grand artiste que le Russe. Pas une phrase de son livre qui n'enchante par ses sombres, scintillantes beautés. C'est sans doute pourquoi, paradoxalement, Tolstoï est un plus puissant romancier. Guerre et Paix semble parfois n'avoir été écrit par personne, alors qu'on ne peut jamais ignorer que les épisodes de Migrations ont été conçus par un créateur de génie. La brillance du style forme un impalpable écran entre la réalité que décrit Tsernianski et le regard du lecteur.
Un créateur de génie
Les personnages qui nous pilotent dans la diaspora serbe appartiennent à une seule lignée, les Issakovitch, Vouk et Archange. Vouk est un officier qui a passé toute sa carrière sur les confins de l'Empire austro‑hongrois. Il a guerroyé sur les marches de la Turquie, en Italie ou même sur les bords du Rhin. Vieilli, grossi, les cheveux jaunâtres, rêches comme des poils de sanglier, les yeux révulsés et exorbités, mais irrémédiablement bon et innocent, "il ne voit plus, au bout du fil, que l'amertume de la mort".
Son frère Archange est taillé dans un autre bois. Il a la bosse du commerce et ses petits bateaux bariolés, qui sillonnent le bassin du Danube, transforment tout en or. Riche et cynique, Archange est obsédé par la femme de son frère Vouk, Daphina, si belle, avec son visage d'une blancheur parfaite, ses yeux d'hiver et "ce regard qui fait croire qu'on est arrivé au bord d'une mer profonde et bleue". Pauvre Daphina ! Sans cesse abandonnée par son soldat de mari, "elle procréait sans savoir pourquoi, déménageait sans savoir où elle allait. Ses joies et ses peines arrivaient au hasard, pas le moins du monde par sa volonté. Une chose, voilà ce qu'elle était, ce que seraient ses filles, épousées puis abandonnées, aimées puis délaissées, caressées puis rossées, sans qu'il y eût un sens à tout cela".
Les rêves d'Archange sont hantés par le corps blanc de Daphina et le malheur va éclater le jour où la femme cède, dans le dégoût, à la convoitise de son beau‑frère. Quand la jeune femme meurt, un peu plus tard, c'en est fait des deux frères Issakovitch, et c'est ainsi que naît, dans la grosse tête de Vouk, le rêve de l'Eden. "Issakovitch se représentait la Russie comme un Empire surnaturel. Il avait entendu dire que certains, qui y avaient échoué des quatre coins de l'horizon, étaient devenus riches et puissants. Ils avaient tout de suite obtenu un grade supérieur. La vie et la guerre y étaient celles de la noblesse. Les églises y étaient admirables et l'orthodoxie plus douce. Bref, tout le contraire de la vie qui l'attendait ici et qui finirait, avec son néant, son étrangeté, son désespoir, par triompher de lui au seuil de sa vieillesse."
Ce rêve, ce n'est pas Vouk qui va l'accomplir. C'est son neveu, le magnifique Pavle dont les tribulations en Autriche et en Russie vont remplir les deux dernières parties, dans un inextricable entrelacs de personnages et d'événements. Contre vents et marées, sans amertume ni vilenie, Pavle poursuit le beau songe fou de son oncle. Tsernianski a créé, avec Pavle, une figure aussi rare que celle du Prince Muichkine dans l'Idiot ‑ même innocence et même fidélité, même force ‑ et même malheur. Pavle a sans doute reçu la mission de nous dire la vision que Tsernianski se fait de l'Histoire. Comme tous les autres personnages de Migrations, mais avec une cruauté particulière, Pavle est la victime non pas d'un Dieu méchant, mais plutôt d'un hasard indifférent, frivole et, par là même, atroce, ce que Tsernianski appelle le "hasard comédien". Comment justifier par exemple que les meilleurs soient le plus durement frappés par le destin ? Et pourquoi est-ce au moment où Pavle atteint enfin les rives de son rêve, "cet infini cercle bleu, et en lui, un astre", qu'il est introduit en réalité dans les antichambres de l'enfer ?
"La mort a fauché des garçons magnifiques et respecte des monstres. Ce mal‑là est le grand mystère de la vie. C'est la lutte entre Osiris et Seth."
Milos Tsernianski est né en 1893. Son père était un notaire pauvre. Ses premières années et son adolescence sont assez insouciantes, à Rijeka, Susak, Venise, Trieste et Vienne. Passionné de littérature, et très fier d'être avant‑centre d'une équipe de football, il lit de nombreux livres en hongrois et en allemand, ainsi que les grands auteurs russes dans des traductions serbes. Il est également versé en philosophie et en histoire de l'art.
Miloš Crnjanski, 1914
En août 1914, il est enrôlé dans les armées autrichiennes et doit partir en guerre contre son propre pays, le Royaume de Serbie. Cette absurdité marquera une grande partie de son œuvre. Après la guerre, un nouveau pays se forme, la Yougoslavie. En 1928, il est nommé attaché de presse à l'ambassade de Yougoslavie à Berlin. En 1929, il écrit la première partie de Migrations. La Yougoslavie est occupée en 1941, Tsernianski rejoint le gouvernement yougoslave à Londres. Il y mène une vie précaire. Sa femme confectionne des poupées de chiffons. Milos est chasseur dans un hôtel.
En 1949, il commence la deuxième partie de Migrations. En 1965, il revient à Belgrade. Il écrit un roman sur son exil à Londres, que nous ne connaissons pas encore en français et que l'on nous dit bouleversant. Il est célèbre. Migrations est un classique de la littérature serbe. On l'enseigne dans les écoles. En 1977, il ne sort plus et refuse de s'alimenter. Il meurt le 30 novembre 1977. |
In La Quinzaine littéraire, n° 477, le 1er janvier 1987.
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