Marija Džunić-Drinjaković

AUX AGUETS DE L’INVISIBLE

 

Velmar-Jankovic - Abîme

 Svetlana Velmar-Janković
L'Abîme / Bezdno

Le Fardeau de l’histoire

L’observation faite jadis par Valéry : « Dans l’état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut[1] », n’a apparemment rien perdu de son actualité en ce qui concerne la littérature serbe au crépuscule du XXe siècle. Et ce, pour une bonne raison : le fardeau de l’Histoire n’a cessé de peser lourd autant sur le destin collectif que sur le destin individuel des Serbes qui, de toute évidence, ne font pas partie de « ces heureuses nations qui n’ont point d’Histoire », si l’on en croit un proverbe italien. Dans la production romanesque, le « hors-texte » et le référentiel font leur intrusion notamment vers les années 1980, avec l’éclatement de l’ex-Yougoslavie et les bouleversements qui s’ensuivirent. Se penchant sur divers problèmes dans la fiction historique serbe de cette période, David A. Norris observe qu’elle « n’est pas le miroir de la crise des années 1980 par ce qui la relie directement à l’anticommunisme ou à la propagande nationaliste, elle en est le reflet par l’articulation de l’agitation sociale dont s’accompagnent la chute des mythes officiels, l’achèvement d’une histoire et la quête d’une autre[2] ».

Pour le critique Tihomir Brajović, le roman L’Abîme se présente comme une « histoire sur l’Histoire et l’émancipation [3]». En effet, Svetlana Velmar-Janković, dont l’intérêt pour le passé est à n’en pas douter animé par l’actualité et les questions qu’elle engendre, se penche sur une période  fort prometteuse dans l’histoire de son pays : sept années de règne du prince Mihailo Obrenović qui, venant de succéder à son père Miloš Obrenović[4], s’applique à perfectionner les institutions naissantes. Svetlana Velmar-Janković procède à la recréation de ces personnages réels, mais la figure centrale reste celle du jeune prince qui rentre dans son pays après dix-sept ans d’exil et s’évertue à le faire évoluer, voire à l’amener « à la tête des pays balkaniques ». Ses grandes espérances sont vouées à l’échec, de même que celles de son peuple : il ne s’est pas passé beaucoup de temps, après le retour des Obrenović, et la conviction « que le changement de dynastie modifierait la situation difficile que connaissait le pays se révélait de plus en plus illusoire [5]». Quelle est la part de responsabilité du jeune prince dans ce désenchantement ? Fut-il trahi ou bien trahit-il son idéal ? Pourquoi les illusions se brisent et les égarements se répètent? Autant de question auxquelles Svetlana Velmar-Janković nous invite à réfléchir avec elle. 

Cependant, la trame historique est loin de constituer le seul intérêt de ce roman, car le regard oblique que Svetlana Velmar-Janković porte sur l’histoire officielle, permet de transposer le drame d’un peuple en drame de l’individu et d’aborder certaines questions existentielles. Le critique Vasa Pavković voit en effet l’une des principales valeurs de cet ouvrage « majeur » de Svetlana Velmar-Janković, dans « la destruction de l’historique[6]», dans « le recul de l’histoire » devant les problèmes ressortissant d’autres sphères – vie sentimentale, famille,  gestation d’une  classe bourgeoise.  

Ce qui relie L’Abîme à la production littéraire contemporaine, c’est que ce roman, à l’instar de la plupart des ouvrages parus vers les années 1990, offre de multiples « variations sur le thème de la répétition de l’histoire, force de destruction dans l’espace balkanique [7]», comme le fait judicieusement observer Vladislava Ribnikar. Là où il s’en démarque, c’est qu’il invite à sonder les événements passés pour les comprendre : Svetlana Velmar-Janković est en effet convaincue que dans le processus historique il y a bel et bien des liens de causalités[8], seulement, il faut les déceler derrière les apparences, afin qu’on puisse par la suite agir sur elles et changer son « destin ». Autrement dit, au lieu de subir l’histoire, il est possible de la créer. À l’opposé de Valéry s’exclamant que l’histoire « n’enseigne rigoureusement rien car elle contient tout et donne des exemples de tout[9]», Svetlana Velmar-Janković croit qu’il est possible de voir en l’histoire une sorte de magistra vitae. « L’histoire de l’humanité nous montre que ni les peuples, ni les individus, ne sont prêts à apprendre en tirant une leçon de leur propre expérience[10]», observe-t-elle. Néanmoins, oubliée ou refoulée, cette expérience et cette sagesse ne se perdent point : leurs alluvions restent dans la langue et la littérature. L’écrivaine accentue « l’importance essentielle » de la connaissance (relative) de formes de la vie du passé, tant historiques que mythologiques, pour la compréhension de diverses formes de la vie dans le présent. D’où le souci de préserver dans ce roman une variante langagière archaïque qui, pour être désuète, n’en garde pas moins de nombreuses traces d’une époque qui commence à disparaître sous le voile de l’oubli. Cette variante langagière désuète lui permet par ailleurs de réussir une étrangéisation, tant importante dans toute œuvre d’art.

« L’histoire ne détermine pas sans reste le destin d’un peuple et d’une collectivité ; il n’est pas possible qu’ils ne soient pour rien dans ce qu’il leur arrive, eux aussi pèsent sur elle et la déterminent à leur tour[11] », tient-elle à faire observer. L’être d’un peuple, quelle que soit la grille de lecture dont nous usons pour le « déchiffrer », est loin d’être un facteur passif : subissant l’histoire, il lui reste toujours une marge de manœuvre dans laquelle il peut la déterminer à son tour et changer ainsi son destin…

Peu soucieuse en revanche d’innovations formelles, Svetlana Velmar-Janković opte dans ce roman pour une forme classique (genre épistolaire) et certains procédés conventionnels, tel le topoï de « document trouvé ». La forme d’échange épistolaire s’avère d’ailleurs parfaitement fonctionnelle : outre la mise en place de l’illusion d’une authenticité, elle permet l’entrecroisement de différentes perspectives. Peu de pans de la vie sociale restent à l’abri des regards du prince Mihailo Obrenović, de sa femme Julija Hunyadi et de leur ami Anastas Jovanović, alias Molerčić : défilent ainsi, devant les yeux du lecteur, paysages – lacs et rivières, monts et vallées, forêts vierges et chênes séculaires –, mais aussi figures marquantes de l’époque, ministres, hommes d’Etats, représentants de partis politiques. Les regards entrecroisés de ces personnages dévoilent de même les institutions – justice, police, Eglise –, les coutumes, fêtes et croyances d’un peuple qui n’est encore connu en Europe que pour sa lutte héroïque contre les Turcs et pour ses chansons de geste.

En ne cessant de réfracter les mêmes phénomènes sous différents angles de vue, de confronter diverses conceptions sur les moyens à emprunter pour faire évoluer la Serbie, Svetlana Velmar-Janković met à l’honneur une démarche dialogique, au cœur de son écriture. Une polyphonie de voix qui ressuscite une époque révolue tout en soulevant de nombreuses questions existentielles, fait par ailleurs un bon contrepoids à « l’éminente présence du narrateur », judicieusement signalé par Vladislava Ribnikar[12], lequel, avec ses multiples interventions qui orientent la compréhension des événements décrits, donne parfois l’impression de vouloir s’arroger une hégémonie narrative. 

Personnages, intrigue

La triade Mihailo, Julija et Molerčić et la tension de leurs rapports constituent une des principales lignes de force du développement romanesque, dont la dynamique est également déterminée par les relations binaires (les couples Miloš – Mihailo et Julija – Mihailo) et leurs rapports d’une symétrie inversée.

Miloš Obrenović, qui pour son courage et pour son rôle dans la libération de la Serbie, fut jadis qualifié par Alphonse de Lamartine de « patriote antique [13]», est autoritaire et porté aux extrêmes. Sa nature violente l’a poussé plus d’une fois à des actes de cruauté : à titre d’exemple, après avoir étouffé l’insurrection menée par Vučić en 1842, il ordonne que les têtes de rebelles soient mises en pal, comme le faisaient les Turcs. Se considérant au-dessus de la loi, enclin à l’abus de pouvoir,  l’« hospodar » ne présente pas moins certains traits qui le rendent digne d’estime, voire d’amour, de la part de ses sujets. L’une des raisons de cette inclination serait que cet homme abrupt, en perpétuel mouvement de va-et-vient entre crimes et prouesses, agissements infâmants et actions d’éclat, évoque dans leur imaginaire collectif la figure du héros populaire Marko Kraljević (en qui Goethe voyait un « héros barbare ») ; d’autre part, Miloš sait montrer qu’il est proche de son peuple, dont il connaît bien l’âme et la mentalité, et qu’il partage son destin. Ainsi, lors d’une tournée en Serbie, à un âge déjà avancé, il refuse de prendre le carrosse fermé, malgré une pluie battante dont il ne veut pas s’abriter « alors que son peuple, sur son passage, se faisait tremper ». Et le peuple, planté dans la boue, l’acclame.  

En un mot, c’est un personnage complexe. Avide de pouvoir à un point tel qu’il est prêt à écraser son fils et n’hésite pas à jouer avec l’amour que le peuple voue au jeune prince[14], Miloš veille cependant sur l’avenir de Mihailo. À titre d’exemple, plutôt que de réprimer Anastas Jovanović d’avoir révélé sa trahison à Mihailo[15], l’hospodar approuve ce geste : à ses yeux, c’était la seule manière pour son fils, à qui « le mal ne paraît pas », de comprendre « qu’à personne il ne peut se fier ». Sentant sa fin approcher, il tient à faire part de sa dernière volonté à Molerčić : « qu’il garde bien son Mijajlo de tous, et surtout de lui-même », car le jeune prince  est « faible à cause qu’il est bon [16]».  Ici et ailleurs, tout au long de ses récits, Svetlana Velmar-Janković démontre que l’être humain n’est ni angélique ni démoniaque, que rien n’est noir ou blanc. L’ambiguïté est inscrite dans tous nos gestes, tous nos sentiments, et les moments où la trahison apparaît comme le seul moyen de sauver celui ou celle à qui nous tenons, ne sont pas aussi rares que nous le pensons[17].  

Prince Milos Obrenovic

Le prince 
Miloš Obrenović
1780-1860 
Prince Mihailo

Le prince 
Mihailo Obrenović
1823-1868

Mihailo, lui, est construit à l’antipode de Miloš : c’est un sensitif, plutôt indifférent à la gloire du pouvoir, mais l’aisance ne lui fait jamais défaut lors de nombreux échanges avec ses homologues des pays européens. Lorsque son père rentre en Serbie, peu désireux de quitter son domaine d’Ivanka,  le jeune prince fait le vœu que « le Seigneur le tienne éloigné du pouvoir le plus longtemps possible [18] ». Lorsqu’il accède au pouvoir, il ne tardera pas à en connaître les délices, mais aussi les affres, surtout « un sentiment de salissure et le goût de la bourbe [19]». Cultivé, Mihailo lit Flaubert et Stendal, fréquente les théâtres européens. Il est conscient que sa tendance à mesurer son pays à l’aune des cultures étrangères – alors que Miloš n’a jamais cessé de mesurer tous les autres pays à l’aune de la Serbie – ne saurait être vue d’un bon œil par son entourage. Son idéal, c’est de conduire son peuple vers « un degré de démocratie tel qu’on ne vive plus sous la menace permanente du sang et de la révolte[20] ». Il sait pertinemment que cela ne peut se faire du jour au lendemain, qu’il faut avoir de la patience, se souvenant du conseil que lui avait jadis donné le prince Metternich : lorsqu’il s’agit d’un peuple petit, voire arriéré, « il ne faut point brûler les étapes mais agir dans le respect de l’ordre[21] ». Voyant plus d’une fois ses tentatives pour faire régner la justice en Serbie  entravées par le vieil hospodar, qui se considère encore au-dessus de la loi, Mihailo désespère. Bien que désirant faire le bien de son pays, il se sait incapable d’agir contre son père : non seulement car il s’agit de son maître et de son géniteur, mais aussi car dans son for intérieur, il est conscient que Miloš le surpasse en force et en énergie. Il ne se dissimule ce sentiment d’infériorité : « à la cheville de père je n’arrive point [22]» lit-on dans son Journal.

Il faut savoir que la mort de Miloš change Mihailo en profondeur. Deux personae paraissent dorénavant habiter le prince : la première, « armée de patience » ; la seconde ignorant la patience, qui le presse de ressembler à père : « Je me fais quelquefois l’impression de recourir aux paroles de père, et en usant de sa voix. A mon corps défendant [23]».

De même qu’elle tient à apporter certaines lueurs dans le portrait de Miloš, brossé de couleurs sombres, de même Svetlana Velmar-Janković ne manque pas de dévoiler le fond ténébreux de cette âme « innocente » de  Mihailo, dont la  «  bonté » et la « noblesse » ne cessent d’être mises en avant par Julija et Molerčić. C’est notamment la figure de « visiteur nocturne » au cylindre blanc qu’utilise l’auteur pour mettre en cause cette image angélique : certes, il n’y a pas de doute que Miloš a commis des crimes impardonnables, parmi lesquels le plus terrible est l’assassinat de son koum Karađorđe, mais le prince ne porte-t-il pas, lui aussi, une part de responsabilité dans l’assassinat de Vučić, en fermant les yeux devant cet acte criminel ? – telles sont les paroles que ne cesse de chuchoter à Mihailo son alter ego, qui l’invite alors à faire son examen de conscience.  

Un rapport de symétrie inversée relie Mihailo non seulement à son père, mais aussi à sa femme Julija : à la nature quelque peu mélancolique de son époux, la princesse Hunyadi oppose une vivacité d’esprit et une grande énergie intérieure. Ne désespérant jamais, elle arrive à trouver une solution pour les nombreux problèmes auxquels ils se trouvent confrontés une fois rentrés en Serbie. Lorsque sa « trahison », découverte par Anastas Jovanović, met Julija en situation de femme répudiée, elle ne se laisse pas aller à vau-l’eau, mais se met à batailler de toutes ses forces pour regagner son mari. « Un émoi véritable qui m’a projeté au cœur même de l’existence. Comme si m’avaient emportée un tourbillon, un orage, les éléments en furie[24] ».  

Le regard « ingénu » que cette jeune femme porte sur un peuple dont elle ne savait pas grand-chose avant d’épouser Mihailo Obrenović, sert de prisme à travers lequel se réfracte l’image de la Serbie. Dans ses lettres, la princesse souligne les vertus des Serbes dont les mœurs sont, selon Lamartine, « pures comme celles de peuples pasteurs et religieux [25]» : elle les trouve merveilleusement doués pour les arts, ce qui rappelle l’observation de Mickiewicz désignant les Serbes comme un peuple « enfermé dans son passé, destiné à être musicien et poète de toute la race slave, sans savoir même qu’il deviendrait un jour la plus grande gloire littéraire des Slaves [26]». Mais tout en se mettant à aimer ce peuple dont elle se plaît à examiner l’originalité des rites et croyances, en particulier sa manière originale de célébrer les Pâques, où elle découvre « une remarquable proximité entre le monde des morts et le monde des vivants », Julija ne songe point à passer sous silence ses tares et ses défauts. Les Serbes savent-ils seulement tenir compte de leurs intérêts quand ils permettent qu’un étranger, venu comme conseiller pour les questions militaires, « siège dorénavant au sein du gouvernement serbe avec le portefeuille de ministre des Armées[27] » ? se demande-t-elle. Ce que Julija trouve insupportable par-dessus tout en Serbie, c’est la force de l’inertie qui y règne. Sur ce chapitre, son constat est des plus amers : elle a beau s’engager pour la conservation de précieuses antiquités, pour l’éducation des femmes serbes, pour le retour aux anciennes coutumes…, tout ce qu’elle met en œuvre « débute bien mais reste quasiment sans suite », en dépit de toute son énergie. « Vous ne pouvez pas imaginer, chère maman », se plaint-elle dans une lettre à sa mère, la comtesse Hunyadi, « à quel point la force destructrice de l’inertie est ici omniprésente ». Cette inertie, le sentiment que l’on ne cesse de « trébucher sur quelque chose de lourd, de statique[28]  » – que Radoje Domanović stigmatisera quelques décennies plus tard dans ses satires, en dépeignant la Serbie comme « une mer morte » –, ne pèse pas moins sur le prince. « La vanité de ses efforts », si l’on en croit Julija, mène d’autant plus au désespoir son mari, « qu’il ne connaît « aucun repos dans sa volonté d’arracher son pays à l’arriération et de prendre la tête des autres pays balkaniques [29]».

Pouvoir et savoir, mémoire et oubli. Foi en la Lumière

Si, parmi les nombreux thèmes abordés dans ce roman, le thème du pouvoir occupe une place centrale, c’est qu’il a la capacité de véhiculer aussi bien la réflexion sur les institutions qui l’intègrent, l’impact de la sphère politique sur la sphère privée, et, dès lors, le rapport entre l’histoire et le destin individuel : « …si l’Etat est fort, disait Valéry, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons[30] ») que sur les questions relatives à la nature profonde de l’homme. Svetlana Velmar-Janković en démontre la séduction, à laquelle on n’échappe guère, même s’agissant d’êtres qui tendent à la pureté dans les rapports humains et qui ont goût pour l’éloignement des affaires du monde, comme c’est le cas du prince Mihailo : subjugué par les délices et gloires du pouvoir, il finira par brûler ce qu’il a adoré. Devenu, tel son père, avide de succès, il mime les gestes du hospodar « à son corps défendant ». 

Svetlana Velmar-Janković s’interroge également sur un pouvoir non moins important pour l’homme, celui qui ne relève pas d’une sphère extérieure, à savoir sa capacité de maîtriser ses pulsions et ses passions. Au dénouement du roman, qui est un point stratégique très important, on voit Mihailo décidé à renoncer à Julija afin de pouvoir se consacrer entièrement à la mission qui est la sienne. Néanmoins, loin d’être apaisé, Mihailo tremble : le cœur brisé, il ne voit plus que le désert et l’abîme qui bée[31]. L’évocation de la détresse et du désarroi que suscite chez le prince un tel choix, démontre que Svetlana Velmar-Janković tend à problématiser tout sacrifice qui ampute l’homme de ce qu’il y a de plus précieux en lui et qui seul, selon Pascal, peut mener l’homme vers Dieu  – l’amour. 

S’employant à jeter plus de lumière sur les facteurs endogènes qui seraient à l’origine des problèmes auxquels est confronté son pays, Svetlana Velmar-Janković ne néglige pas les facteurs exogènes. Elle ne manque pas d’aborder, par la voix de ses personnages, le rôle des grandes puissances, qui tantôt « s’évertuent à fomenter la querelle et la discorde [32]», tantôt « accourent pour secourir les petits peuples », mais « visent avant toute chose à régler les conflits qui existent entre elles[33] ». Réfléchissant sur la relation entre le « destin » d’un peuple et son « être », elle tient à signaler qu’il est nécessaire de distinguer, dans ces concepts, des aspects philosophiques, anthropologiques et sociologiques, lesquels ne cessent de s’interpénétrer. Convaincue que l’impossibilité de changer notre condition humaine résulte dans une grande mesure de notre ignorance et de notre propension à oublier, Svetlana Velmar-Janković souligne l’importance de la mémoire pour se constituer une identité nationale, mais aussi pour tracer le chemin de la destinée. En un mot, les thèmes abordés dans ce roman sont si nombreux que le critique Tihomir Brajović n’a pas manqué de signaler une « prolifération du matériau thématique au dépens du dynamisme narratif [34]». 

Dans la vision plutôt sombre que nous transpose Svetlana Velmar-Janković, des lueurs d’optimisme ne transparaissent pas moins : il ne faut pas perdre l’espoir, il est possible de riposter au Mal. Les répétitions de l’histoire doivent avoir partie liée avec les répétitions des égarements et des erreurs : le Mal ne peut être consubstantiel à un peuple et à un pays, le destin tragique serait un mythe comme tant d’autres. Aussi est-il très important de ne pas oublier les événements du passé et de faire face aux problèmes, au lieu de les refouler ou de fermer les yeux devant eux. Elle  incite ses compatriotes à faire un effort d’autoréflexion, à combattre l’inertie en travaillant sans trêve sur la réalisation de projets visant à renforcer leurs institutions, encore fragiles et vulnérables. Consciente que le chemin de l’ascension spirituelle passe toujours par la participation et par la solidarité, elle les invite à dépasser leur égoïsme et leur indifférence pour autrui. La mise en avant de ces valeurs est perceptible dans la description de la « plus grande félicité » de Mihailo : le prince l’éprouve non pas à Ivanka, insouciant et éloigné du monde, mais dans un combat acharné pour la réalisation de son idéal qui est d’apporter de la prospérité à son pays, un combat dans lequel Julija n’épargne pas ses forces pour lui prêter son concours. Et c’est à ce moment qu’il se sent effleuré par la grâce. Lors d’un office à l’église, le prince a l’impression que saint Sava le touche et lui chuchote un mot…  

L’histoire fourmille de périodes de ténèbres et de chaos, mais toutes ces périodes ont vu leur terme : rien n’est éternel, toute  chose a une fin, toute chose doit  prendre fin…. L’humanité garde espoir, de même qu’elle garde foi en l’heureux effet de la civilisation… Dans l’obscurité du temps, Svetlana Velmar-Janković choisit de rester aux aguets de l’invisible, décidée à chercher, jusque dans les alluvions d’un langage désuet, des traces de ces « courants souterrains » qui ont emporté avec eux de précieuses énergies spirituelles et créatrices, collectives ou individuelles. L’une des figures symboliques de cette foi et de cet espoir qui sous-tendent son univers, c’est Vračar, « un espace du merveilleux, espace de l’espoir », comme le fait judicieusement remarquer Vasa Pavković, « l’endroit où la lumière remporte la victoire sur les ténèbres [35]». Dans sa profession de foi en la Lumière[36], on peut entendre les vibrations d’une belle pensée d’Edmond Rostand, que Svetlana Velmar-Janković, nourrie de culture française, n’est pas sans connaître : « C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. »

Tout en cultivant – et non seulement dans L’Abîme – une forme classique,  Svetlana Velmar-Janković réussit une œuvre qui se démarque dans la littérature serbe. Elle se démarque d’abord par une pensée dialogique qui la sous-tend, même lorsque cette pensée apparaît sous la forme de soliloques, ses personnages n’ayant de cesse de réfléchir et de s’interroger sur tout ce qui leur arrive et qui les entoure. Elle se démarque ensuite par le parti pris de se distancier des nombreux projets narratifs qui visent à conduire son peuple vers un délire de grandeurs, en lui offrant une image un peu trop embellie de ses vertus et mérites, aussi bien que des ouvrages qui risquent de les amener à la haine de soi, sinon à la persécution, en mettant en évidence tout ce que son Histoire et son « être » présentent de plus hideux.

 


NOTES

[1] Paul Valéry, « De l’Histoire », Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1945, p. 35. 

[2] David A. Norris, « Raconter le passé : les problèmes dans la fiction historique serbe des années 1980 »,  La Littérature serbe dans le contexte européen. Texte, contexte et intertextualité, sous la direction de Milivoj Srebro, Pessac, MSHA, 2013, p. 305.

[3] Tihomir Brajović, ,,(Pre)oblilje stvarnosti” [Surabondance de l'histore], Srpski roman 95, Nin-ova nagrada kritike za roman godine, Belgrade, Nin, 1996. p. 75. 

[4] Avec Karađorđe, Miloš Obrenović est l’une des plus marquantes figures de l’histoire serbe. Le chef de la Deuxième insurrection contre les Turc (en 1815), il mène la Serbie vers l’affranchissement du joug ottoman. 

[5] Svetlana Velmar-Janković, L’Abîme, traduit du serbo-croate par Alain Cappon, Phébus, 2004, p. 171.

[6] Vasa Pavković, Kritički tekstovi : savremena srpska proza [Textes critiques : prose moderne serbe], Belgrade, Prosveta, 1997, p  49.

[7] Vladislava  Ribnikar, « Dans le tourbillon de l’Histoire : le roman historique serbe des années 1990 », La Littérature serbe dans le contexte européen. Texte, contexte et intertextualité, op. cit., p. 318.

[8] Selon Vladislava Ribnikar, dans le roman serbe de années 1990 « le présent historique et le passé évoqués par la fiction s’éclairent réciproquement mais sont montrés comme parties intégrantes d’un processus historique plus large où n’existent ni liens de causalité ni progression mais, uniquement, des résonances et des échos, des coïncidences et des répétitions ».  Ibid., p. 318.

[9] Paul Valéry, op. cit, p. 35. 

[10] Ljiljana Šop, « Jezik je naš putovođa ka oblicima iskoni… »,  entretien avec Svetlana Velmar-Janković,  Jefimija, n° 4-5, Trstenik, 1994,  p. 53-54.

[11] Ibid.

[12] Voir : Vladislava Ribnikar, op. cit.

[13] Alphonse de Lamartine, Vues, discours et articles sur la question d’Orient, Pars, C. Gosselin, Furne et Cie, 1840, p. 4. Cité d’après : Jelena Novaković, « Lamartine prosateur : Les textes sur la Serbie et les Serbes », dans Alphonse de Lamartine, Les écrits sur les Serbes, Belgrade, Utopija, 2006, p. 151.  

[14] Au moment où son rival Vučić, incarcéré et  empoisonné, se mourait dans d’atroces souffrances, Miloš  dépêche son fils à Šabac où le prince héritier devait assister à la consécration de la nouvelle église…

[15] Contre son fils,  Miloš  a  appuyé leur rival commun Vučić dans la rébellion que ce dernier avait organisée en 1842 contre la dynastie Obrenović.

[16] L’Abîme, op. cit., p. 236.

[17] Voir, à ce sujet l’article d’Alain Cappon, « La trahison : un thème permanent dans l’œuvre de Svetlana Velmar-Janković », Serbica. avril, 2011.

[18] L’Abîme, op.cit , p. 50.

[19] Ibid., p. 140.

[20] Ibid., p. 50.

[21] Ibid., p.52.

[22] Ibid., p. 211.

[23] Ibid., p. 254.

[24] Ibid., p. 365.

[25]Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant le voyage en Orient, Paris, Librairie de Charles Gosselin –Librairie de Furne, 1835, III, p. 382. Cité d’après : Jelena Novaković, op. cit, p. 149.

[26] Adam  Mickiewicz, Les Slaves, t. I, Paris, 1845, p. 33. Cité d’après : Boško. Bojović, « Réception de la poésie serbe en France dans la première moitié du XIXe siècle », La Littérature serbe dans le contexte européen. Texte, contexte et intertextualité, op. cit.,  p. 53.

[27] Il s’agit de Hippolyte Mondaine. L’Abîme, op.cit, p. 355.

[28] Ibid. p. 143.

[29] Ibid., p. 324.

[30] Paul Valéry, « Fluctuations sur la liberté », Regards sur le monde actuel, op. cit., p. 76.

[31] L’Abîme, op. cit., p. 453.

[32] Ibid., p. 191.

[33] Ibid., p. 191.

[34]Tihomir Brajović, op. cit., p. 75. 

[35] Vasa Pavković, op. cit., p. 47.

[36] « Je crois en la Lumière », dit-elle dans une interview accordée  à Jovan Janjić, « Vera u Svetlost »  [Foi en la Lumière],  Nin, 7 mai 1998. 

 

Marija Džunić-Drinjaković est professeur associé à l’Université de Belgrade et membre de l’équipe CLARE (EA 4593) à Bordeaux 3            

Date de publication : juillet 2013

 

DOSSIER SPÉCIAL consacré à Svetlana Velmar-Janković

 

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