PRÉFACE par Auguste Gauvain
Milenko R. Vesnitch est un des meilleurs artisans diplomatiques de l'unité yougoslave. A Belgrade, par son enseignement à l'Université et par sa collaboration au gouvernement, dans les diverses capitales étrangères où il a représenté la Serbie, à Paris notamment, où il dirige la légation royale depuis 1904, il a défendu les intérêts de son pays avec une courtoisie, un tact et une fermeté qui lui assurent la reconnaissance des nouvelles générations comme celle de ses compagnes de lutte. Durant toute la guerre et pendant la conférence de la paix, il a joué un rôle des plus actifs et des plus utiles. L'Académie des Sciences morales et politiques a tenu à lui marquer sa sympathie pour sa personne et son estime pour son talent en l'élisant membre correspondant. Enfin, l'an dernier, au moment où le nouveau royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes se débattait au milieu de graves difficultés gouvernementales, c'est à M. Milenko Vesnitch que le Prince-régent a confié le soin de former le ministère chargé de préparer les élections à la Constituante. […] Après les élections, il s'est démis des fonctions qu'il n'avait acceptées qu'à titre temporaire et il a repris son poste à Paris.
Le livre qu'il présente aujourd'hui au public est un recueil des études qu'il a publiées et des discours qu'il a prononcés pendant la guerre pour faire connaître en Occident les affaires et le monde serbes. Il aborde tous les sujets: historique, ethnique, politique, militaire, littéraire. Bismarck avait dit en 1868 : « Parmi les peuples on peut distinguer, comme dans la nature, des mâles et des femelles. Les Germains sont des mâles... Les Celtes et les Slaves sont féminins. Ils sont incapables de rien produire eux-mêmes, de rien engendrer. » Le chancelier de fer répétait encore cette affirmation en 1895, en disant à une députation universitaire de Graz, venue le saluer dans sa retraite : « Quand vous avez affaire à vos rivaux slaves, même aux moments de colère les plus violents et dans les situations les plus critiques, garder toujours la conviction la plus profonde mais secrète, que vous êtes au fond leurs supérieurs et que vous l'êtes à jamais. » Le soldat serbe s'est chargé de démentir le fondateur de l'empire allemand. Le peuple serbe, tel que M. Vesnitch le peint et tel que l'ont montré cinq ans d'épreuves effroyables, est bien de la catégorie des mâles. En 1912 le soldat serbe a battu les Turcs, dont certains étrangers disaient qu'ils étaient les premiers soldats du monde. En 1913 il a battu les Bulgares, que les Occidentaux proclamaient les premiers soldats de l’Orient. En 1914 il a battu les Autrichiens. Il n'a succombé, à l'automne de 1915, que devant les phalanges allemandes unies aux Bulgares.
Et, dans le grand désastre, quoique abandonné ou trahi par ses alliés de 191 2 et de 1915, il ne s'est pas avoué vaincu. Il n'a pas capitulé. Tous les Serbes en état de porter les armes ont passé en Albanie, puis à Corfou, puis à Salonique, au milieu des plus terribles difficultés, pour échapper au vainqueur et reconstituer la patrie sur un sol libre. Ils ont vécu près de trois ans en exil. Mais ils ont eu leur revanche : en septembre 1918, regroupés en Macédoine sous le commandement français, ils ont culbuté les Bulgares de positions réputées imprenables et couru d'une haleine à Belgrade en chassant devant eux, comme des troupeaux, les régiments allemands. Il eut été juste que Bismarck assistât à ce spectacle. Si Guillaume II et François-Joseph Ier sont les auteurs directs de la guerre mondiale, les idées bismarckiennes en sont la cause profonde. C'est l'idée de la supériorité du Germain sur le Slave, du droit des peuples supérieurs de gouverner, au besoin de détruire les peuples inférieurs, qui a déterminé le choc de 1914… […]
La Serbie s'est sauvée. […] En lisant le livre de M. Vesnitch on comprendra pourquoi. Durant les siècles d'adversité où le joug turc l'opprimait, le peuple serbe n'a jamais perdu l'espoir de la délivrance. Il a toujours entretenu le feu sacré au foyer. Rien n'a abattu, son courage. Il vivait les yeux fixés sur un avenir dont la perspective lui faisait oublier les misères du temps présent. Sa conscience nationale était plus forte que tout. Elle est peinte en ce trait d'un jeune porte-fanion que son officier voulait persuader de s'abriter, en disant que d'ailleurs personne ne regardait : « Tout de même, répondit le jeune guerrier, il y aie drapeau qui me regarde! » Et il fut tué.
M. Vesnitch rappelait ces choses avant la victoire. L'événement a justifié sa confiance et la nôtre. […]
(P. IX – XII)
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LE SOLDAT SERBE
Les journées de la seconde moitié de novembre dernier [1914] ont été remplies d'une suprême angoisse, non seulement pour nous autres Serbes, mais en même temps pour tous nos amis, et Dieu sait qu'en France leur nombre est égal à celui des habitants de ce noble pays.
Après une résistance très tenace de notre armée, qui a duré quatre mois, et dans laquelle nos troupes avaient à deux reprises infligé des pertes considérables à l'ennemi, celui-ci avait conçu un plan, approuvé par le grand quartier général allemand, de frapper le coup décisif contre la Serbie, de passer par-dessus son corps, et de tendre ainsi la main aux Turcs. Le général en chef de « l'Armée des Balkans » avait cru être sûr de son affaire, à tel point qu'il avait invité à son quartier général les correspondants de guerre, afin de faire connaître et de chanter ses victoires dans l'univers entier ! Pour inspirer plus de courage à ses hommes, le général Potiorek leur apprenait, dans un manifeste resté célèbre, qu'à la fatigue du soldat serbe, inévitable après deux guerres sanglantes et acharnées, s'ajoutait le manque en vivres et en munitions. Il disait, hélas! la vérité, et cette offensive foudroyante a eu pour résultat une retraite de plusieurs jours, ordonnée et systématique, il est vrai, mais combien pénible tout de même. Notre armée avait reculé jusqu'au centre du pays, jusqu'aux dernières positions stratégiques qu'il offrait à ses défenseurs. Et l’on s'attendait à la rencontre suprême qui devait décider de la destinée de toute une nation, en exerçant en même temps une grande influence sur la guerre générale. C'est à ce moment historique entre tous, qu'un fait inattendu s'est produit, que ma plume est trop faible pour décrire, malgré tous les renseignements, aussi bien écrits qu'oraux, qui me sont parvenus.
Tout perclus de rhumatismes, accablé par la goutte, notre vieux roi, qui depuis des mois vivait retiré à Vranjska-Bagna, a pris une résolution subite, et, sans consulter qui que ce soit, il a quitté sa retraite à la nouvelle du recul de ses armées. Précipitamment, à neuf heures du soir, il a pris, suivi d'un seul aide de camp, un train ne comportant, en dehors de la locomotive, qu'un wagon, le sien. Il a demandé d'urgence au premier ministre de se trouver à minuit à la gare de Niche. Là, il lui a fait savoir qu'il allait droit à Kragouiévatz tenter le dernier effort pour arrêter l'ennemi et pour le chasser du sol national. Arrivé dans cette ville, à sept heures du matin, il a réuni le conseil de guerre, il a vite remonté le moral de ses braves, et deux heures après tout le monde est reparti pour le front. Tout son entourage était plein de souci pour sa santé, déjà si chancelante. Il a défendu de lui en parler. Là où il ne pourrait pas marcher, on le porterait. Arrivé parmi ses troupes, il s'est dirigé vers le premier drapeau, il l'a pris énergiquement – tel Bonaparte au pont d'Arcole, – et il a dit à ceux de ses soldats qui l'entouraient : « Il paraît que l'ennemi, n'ayant pas pu vous vaincre, cherche à vous corrompre en vous conseillant la désertion, et en vous appelant vers lui si vous craigniez la rigueur de nos lois. On me dit aussi, que plusieurs parmi vous ne sont plus aussi braves comme nos amis et nos ennemis eux-mêmes les croyaient. Eh bien, si cela est exact, allez, rentrez chez vous, garder vos femmes et soigner vos enfants. Moi, votre vieux roi, je reste ici, je mourrai avec cette enseigne, fidèle à mon serment, au drapeau national, et respectueux du sang que nos ancêtres communs ont versé pour nous ! » Et, sans repos aucun, le roi Pierre s'est dépensé jour et nuit, allant d'une tranchée à l'autre, pointant des canons, tirant des coups de fusil, encourageant par-ci, conseillant par-là.
Le roi Pierre 1er sur le front, 1914
Renforcées par une nouvelle classe qui n'avait que deux mois de préparation, réconfortées par l'arrivée de quelques munitions d'artillerie, les troupes serbes ont été pour ainsi dire électrisées par cette intervention de leur vieux roi, et la victoire a couronné ce suprême effort. Après dix jours de luttes, qui ont infligé la plus honteuse débâcle à l'armée autrichienne, les Serbes ont repris Belgrade, et le roi Pierre y est entré pendant que l'on se battait encore dans certaines rues. Avec sa petite escorte, il est allé tout droit à la cathédrale, où il s'est agenouillé, et quand il est sorti, il n'y avait plus un seul Autrichien sur le territoire serbe. Après avoir fait une courte visite à son palais, que le représentant de François-Joseph n'avait abandonné que quelques heures auparavant, – et dans quel état ! – il a repris son petit train de vie journalier, et il est reparti pour Vranjska-Bagna, soigner sa goutte et ses rhumatismes, en laissant à son fils et à son gouvernement le soin des affaires d'État.
Si j'ai insisté sur cet épisode de notre histoire contemporaine, ce n'est point pour glorifier le geste de mon souverain, mais plutôt pour faire voir, par un exemple frappant, la sensibilité du soldat serbe pour tout ce qui touche à son honneur. Ce trait caractéristique est tellement général aux Serbes, qu'on le constate partout et à toutes les époques. M. Bruère fils, consul de France à Raguse, écrit, le 28 mai 1805, à son ministre, à propos de l'influence que la Révolution serbe pouvait avoir en Bosnie : « On fait circuler les chansons martiales en langue slave qui, suivant l'usage de ces nations, louent les hauts faits de Cerni Georges, le dépeignant comme héros libérateur des chrétiens. » Cette sensibilité chez le Serbe pour tout point d'honneur prend sa source dans la vie domestique même, et se développe successivement. Jusqu'il y a peu de temps, nos familles étaient très nombreuses. Plusieurs dizaines de personnes de tous les âges vivaient ensemble, pour ainsi dire sous le même toit, ce qui amenait un contrôle réciproque parallèle au développement de l'esprit de solidarité. La zadrouga (communauté de famille) a été chez nous la première école et le premier embryon de la commune, du canton, du département, de la province et de la nation. Quand, à la fin du XIVe et au XVe siècle, l'État serbe a sombré sous la marée mahométane, toute la vie, aussi bien privée que publique, s'est retirée dans son foyer, et quotidiennement, pour ainsi dire, on s'est expliqué les fautes par lesquelles les aïeux avaient péché et facilité l'invasion étrangère. Pour affronter l'attaque turque à Kossovo, le prince Lazare avait dû durement adjurer ses contemporains :
Celui qui est Serbe et de père Serbe, Qui est de sang et de famille serbe, S'il ne vient pas combattre à Kossovo, Que, sous sa main, tout reste stérile ! Que le froment ne pousse dans son champ! Sur la colline que sa vigne dessèche.
Lors de la mobilisation de 1912, rien n'aurait pu retenir les réservistes de se rendre, avec la plus grande hâte, à l'appel militaire, et les cas n'ont pas été très rares où des malades se sont présentés, en sollicitant leur admission dans les rangs : « Nous guérirons en route. » Je connais des officiers, – et on m'a cité de simples soldats, – qui ont été blessés trois ou quatre fois, et qui se sont empressés de retourner au front dès que les médecins le leur ont permis. J'ai eu l'occasion d'expliquer dans un récent article de la Revue Bleue, le rôle qu'a joué dans l'œuvre de notre renaissance notre poésie nationale. Notre poésie nationale s'est appliquée tout particulièrement à chanter notre passé, à glorifier les vertus civiques et militaires : dès leur berceau, les adolescents serbes se les sont assimilées, ces vertus qui ont fortifié l'amour profond de la Patrie. Ceci a été remarqué même par les étrangers. Je ne puis pas m'empêcher de citer à ce propos un passage du beau livre de M. H. Barby, Les Victoires serbes : « Les zadrougas, dit-il, sont nombreuses. L'aïeul demeure avec ses descendants et leurs familles sous le même toit. Vivre avec son père, sous son autorité, emporte, pour le paysan serbe, plaire à Dieu et être honoré dans le village. Les vieux transmettent aux jeunes les traditions familiales, les principes de moralité et l'amour de la patrie... Tout soldat serbe, issu du plus petit village, connaît cette glorieuse histoire et il a choisi un modèle parmi les héros légendaires qui s'y meuvent et qui étaient chantés et glorifiés... ».
[P. 115-119]
La Serbie à travers la Grande Guerre - Milenko R. Vesnitch (texte intégral) |
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