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À LA SUITE DU GOUVERNENMENT SERBE DE NICH A CORFOU

20 octobre 1915 - 19 janvier 1916

par

AUGUSTE BOPPE 

  

Auguste Boppe
(1862-1922)

Homme de lettres et diplomate. Licencié en droit et diplômé de L'École des Sciences Politiques, il a commencé sa carrière officielle en 1888, travaillant à Paris et surtout à l'étranger (Bruxelles, Constantinople, Saint-Pétersbourg, Lima, La Haye, Jérusalem). En poste à Belgrade à titre d'attaché, en 1891, puis à Cetinje (chargé d’affaires), en 1901-1902, c’est en qualité de Ministre de France en Serbie pendant la Première Guerre mondiale, qu'il fit la retraite avec l'armée serbe, en 1915-1916. […] Avant de sortir le petit livre dont nous avons tiré deux fragments, Boppe a fait paraître dans les numéros du 15 décembre 1916 et du 1er janvier 1917 de la Revue des Deux Mondes le récit de cette traversée, sous le titre : À la suite du gouvernement serbe. De Nich à Saint-Jean de Medua.

[Note de Mihailo Pavlović]


—  EXTRAITS  —

IX

Ipek [Peć]


Toute la ville est sur pied pour nous attendre, et c'est au milieu d'une cohue bariolée d'Albanais, de Turcs, de Monténégrins que nos voitures défilent. Comme à Diakovo la légation de France est logée chez le curé catholique ; nous y retrouvons notre caravane arrivée sans encombre de Prizren ; elle s'est augmentée du gendarme que les autorités monténégrines ont décidé de donner comme escorte à chacun des ministres alliés. De la cure, dernière maison de la ville, une prairie s'étend jusqu'à l'ancien patriarcat d'Ipek, placé, comme le monastère de Detchan, à l’entrée du défilé.

Célèbre dans l'histoire de la Serbie, le patriarcat d'Ipek a été jusqu'au milieu du XVIIe siècle le refuge des traditions nationales ; les persécutions turques obligèrent alors le patriarche Arsène Tchernojevitch à fuir avec tout son peuple et à accepter l'asile que l'Autriche lui offrait sur les bords du Danube et de la Save. Autour du patriarcat de Karlowitz, héritier du patriarcat d'Ipek, les Serbes purent longtemps se développer, mais le joug de l'Autrichien leur est devenu aussi odieux que celui du Turc et, par un singulier retour de l'histoire, lpek voit maintenant revenir, fuyant devant les Austro-Allemands, les descendants de ceux que les Turcs ont chassés.

Les saintes reliques du roi Stéphane "le Premier Couronné'' conduisent l'exode. Apportées du monastère de Stoudenitza par quelques popes serbes, elles sont depuis deux jours déposées dans l'église patriarcale à côté des châsses où sont conservés les restes des titulaires du siège d'Ipek. L'archevêque d'Ipek à la garde duquel sont confiés ces précieux souvenirs de l'Église serbe ne cache pas les inquiétudes que la situation lui inspire. Les musulmans et les Albanais ont jusqu'ici respecté l'antique demeure patriarcale, ses églises, ses trésors ; les envahisseurs autrichiens et bulgares auront-ils la même tolérance ? Ne voudront-ils pas faire disparaître ces monuments du serbisme ? Ne chercheront-ils pas à rendre les Albanais complices de leurs crimes ? L'archevêque se rend compte que les Albanais n'attendent qu'un signe pour massacrer Monténégrins et Serbes ; il craint pour sa vie, car il a conscience de n'avoir rien fait pour empêcher les autorités monténégrines de faire trop durement sentir à la population albanaise leur récente domination ; il se prépare à fuir. Abandonnées dans l'église, les reliques du "Premier Couronné" seront emportées par l'armée serbe en retraite et les sentiers neigeux du Tchakor verront les soldats porter à tour de rôle sur leurs épaules la lourde châsse suivie par quelques popes, marchant péniblement, tenant d'une main un cierge allumé, se soutenant de l'autre sur un long bâton et chantant tristement les prières de l'Église serbe. Avec son armée, avec son peuple, avec son roi, le "Premier Couronné" marchera ainsi sur la route de l'exode où nous l’avions précédé de quelques jours.

[P.73-76.]

XIV

Départ de Scutari. L’Embarquement à Saint-Jean de Médua


Le 14 janvier, dès trois heures du matin, la caravane se préparait sous la surveillance de M. Briot, notre hôte dévoué ; à six heures, tout était prêt ; la caravane du ministre d'Angleterre passait devant notre porte ; nous la suivons. Il faisait encore nuit ; les rues étaient silencieuses, désertes, le bazar endormi. Dans la lumière naissante, nous longeons la forteresse ; nous sommes déjà assez loin dans la campagne quand le jour est complètement levé.

La route est sèche, facile ; elle est très animée ; des groupes, des cavaliers isolés, des piétons en grand nombre se hâtent vers Alessio et Saint-Jean de Médua. Des détachements de cavalerie dirigés sur Durazzo nous dépassent.

La plaine entre la Bojana et le Drin est monotone ; le ciel est gris ; les villages, rares, paraissent abandonnés; une impression générale de tristesse plane sur la région.

Soldat serbe-Albanie


Les soldats serbes traversent une rivière en Albanie


Des vols de corbeaux tachent de noir l'horizon.

Les cadavres de chevaux que, dès la sortie de Scutari nous avions fréquemment trouvés sur notre chemin, se montrent plus nombreux ; par endroits, il y en a cinq, six, dix, étendus les uns à côté des autres. Enlisés dans la boue, maintenant séchée, ils gonflent la route qui en est comme pavée; de ces bouffissures se dégage une odeur qui effraye nos chevaux ; ils s'arrêtent ; il faut un effort pour les amener à marcher sur ces cadavres.

Le charnier à travers lequel nous cheminons s'accroît sous nos yeux : épuisé, le cheval d'un soldat ou d'un réfugié ralentit sa marche et tombe ; aussitôt l'homme défait la charge, prend sur lui ce qu'il peut porter, abandonne le reste sur le sol ou le jette sur un char, s'il en vient à passer un en ce moment et, sans un regard sur la bête qu'il abandonne, il continue sa marche vers la mer. Un instant le cheval reste couché, puis, comme dans un mouvement de lassitude et de désespoir, il se jette sur le côté et, quand on passe auprès de lui, on le voit la tête étendue sur le sol, l’œil éteint, la bouche haletante. Il meurt et, quelques mètres plus loin, un autre meurt comme lui.

Ceux qui nous ont suivis sur cette route d'épouvante ont vu des hommes mourir. Cette tristesse nous a été épargnée, mais bien des vivants ne valaient guère mieux que des morts parmi les soldats des cantonnements d'Alessio.

Vers une heure de l'après-midi, nous faisons une courte halte à Kakarich dans la chaumière où le colonel Givanovitch a installé l'état-major de sa division. Là, nous apprenons que le Gouvernement a passé il y a peu de temps. Partis à trois heures du matin de Scutari, M. Pachitch et ses collègues avaient l'intention de s'arrêter à Alessio ; malis, la nouvelle s'étant répandue qu'un bateau était arrivé dans la matinée à Saint-Jean de Médua, ils s'étaient décidés à aller directement jusqu'à la mer, car ils supposaient que le bateau signalé était celui que le Gouvernement et les ministres alliés attendaient pour s'embarquer.

A partir de Kakarich, la route devient mauvaise ; des fondrières ralentissent notre marche, et ce n'est que tard dans l'après-midi que nous apercevons de l'autre côté du Drin la forteresse d'Alessio. A quelques centaines de mètres du pont d'Alessio, nous rencontrons le médecin-major Blanc ; ils nous confirme que la Città-di-Bari chargée de pain de guerre et de farine est arrivée dans la matinée à Saint-Jean de Médua et qu'elle doit repartir dans la soirée avec des soldats ; le docteur suppose que les contre-torpilleurs italiens qui escortent ce petit transport sont destinés à embarquer le Gouvernement serbe et le corps diplomatique ; ce dont il est sûr, en tout cas, c'est du départ des 1 200 soldats dont il vient de passer la visite ; il les a vus quitter Alessio et se mettre en route en chantant; il pense qu'ils sont maintenant en train de monter sur le bateau qui les conduit vers le salut.

Il n'y avait pas une minute à perdre ; un bateau était à Médua ; il fallait aussitôt que possible arriver à la mer ; la caravane se hâte. La fatigue avait déjà commencé à se faire sentir ; la pensée du bateau sur la rade nous rend des forces ; on presse les chevaux ; mais la route tourne autour de la baie et s'allonge interminable ; bientôt d'ailleurs elle est si encombrée que nous n'avançons plus qu'avec difficulté ; il faut lutter pour se frayer un passage à travers le lent et continu défilé de chars à bœufs, de voitures et de convois de chevaux ou d'ânes portant les milliers de caisses de biscuits et les sacs de farine hâtivement débarqués de la Città-di-Bari et dirigés vers les cantonnements des troupes serbes.

Mais voici qu'aux convois se mêlent des soldats ; ils marchent, ils marchent en file ininterrompue ; ils ont la tête basse, la mine farouche ; leurs officiers en nous croisant nous regardent d'un air sombre ; que se passe-t-il dans ces cerveaux ? Nous ne devions le savoir qu'en arrivant à Médua : ces malheureux refaisaient dans un morne silence le chemin qu'ils avaient, dans la matinée, fait si gaiement en chantant ; ils avaient vu le bateau sauveur ; déjà ils étaient rangés sur la rive prêts pour l'embarquement, quand un contre-ordre était venu ; ce n'était plus des soldats serbes que devait prendre à son bord la Città-di-Bari, mais M. Pachitch, ses ministres, quelques députés avec leur famille et le corps diplomatique. Quelle ne dut pas être la déception de ces hommes ! Et comme on comprend la tristesse qu’avait pour eux l'étape du retour vers ces cantonnements de misère qu'ils avaient cru avoir abandonnés pour toujours !

L'embarquement de l'armée devait commencer dès le lendemain. En moins de cinq semaines, elle devait être tout entière transportée à Corfou, sans un seul accident, grâce à l’activité de la flotte des Alliés et particulièrement au zèle incomparable de la marine française.

Longtemps nous marchâmes sous le ·regard de ces soldats, obsédante vision dont le souvenir fait mal.

Mais la nuit était venue ; à l'approche de la mer nous sentions le vent se lever, bientôt il souffla en tempête ; nous traversions un véritable grain de neige fondue, de pluie glaciale, sous cette rafale les chevaux hésitaient ; nous avancions avec peine et dans l'obscurité, nous ne pouvions plus suivre nos gendarmes. Il fallait à chaque instant s'interpeller, s’appeler, pour s’assurer que la caravane était au complet.

Subitement dans cette pluie sinistre, des lumières pointent de tous côtés. Assez près de nous sur la gauche, les feux d'un bateau ; de la terre on échangeait avec lui des signaux lumineux ; nous étions donc enfin à Saint-Jean de Médua dont nous ne distinguions pas encore les quelques maisons. Mais les lumières qui nous entouraient nous indiquaient bien que nous nous trouvions sur cette plage funeste ; leur faible éclat provenait de ces foyers autour desquels se serraient, tremblants de fièvre, les réfugiés, vieillards, femmes et enfants, qui depuis des semaines attendaient, sans abri, un bateau chaque jour promis. Nous passons, pleins de pitié, à travers ces groupes, nous guidant sur les fenêtres éclairées qui annoncent les bâtiments de la douane et du commandant du port de Médua. Mais un obstacle se dresse devant nous dans la nuit ; c’est la foule des réfugiés qui se presse aux environs du point d embarquement, cohue sans nom, hauts fonctionnaires, officiers, députés, s'efforçant de se pousser dans l’espoir d’être l’un des élus qui seront autorisés à prendre, avec le Gouvernement, passage sur la Città-di-Bari.

La caravane réussit à franchir cette muraille humaine, et tandis que le Iieutenant Hassan Sirdari met nos bagages à l’abri, nous gagnons la douane.

Une échelle plutôt qu'un escalier conduit au premier étage de cette baraque secouée par la tempête. Sur un étroit couloir où s'entassent, à l'abri de la pluie, ministres serbes et secrétaires de légation, trois petites portes donnent accès à de misérables pièces.

Dans l'une, qui sert de bureau à la station de radiotélégraphie italienne, le ministre d'Italie s'est réfugié. L'amiral Trowbridge fait les honneurs de l'autre, recevant avec son flegmatique sourire les ministres serbes, les représentants alliés qui successivement arrivent, épuisés, glacés par les misères dont ils ont été les témoins et sans doute aussi un peu inquiets du sort qui les attend. S'embarqueront-ils réellement dans la soirée ou devront-ils passer à Saint-Jean de Médua, et dans quelles conditions, une nuit et peut-être la journée suivante ? D'un mot l'amiral rassure son monde : "Le bateau partira ce soir, les ordres de l'amirauté italienne, parvenus dans la journée, par T. S. F. sont formels ; mais il faudra attendre « le moment propice », et tout en donnant des instructions à ses officiers, tout en lisant les télégrammes qu'il ne cesse de recevoir, il réconforte l’un d'un verre de wisky, l'autre d'une tasse de thé.

Mais la troisième pièce restait fermée. L'amiral m'y fait pénétrer avec mon collègue d'Angleterre, et, spectacle inoubliable de détresse, nous voyons accoudé sur la table de bois blanc, plongé dans ses réflexions, M. Pachich.


Pasic 1915


Nikola Pašić en 1915


Cet homme, si maître de soi, que les vicissitudes les plus diverses ont toujours trouvé ferme et droit, ne peut dominer l'émotion qui l'étreint. Il va quitter la terre serbe, emmener à l'étranger le Gouvernement, l'armée... Ses souffrances morales donnent à son masque sévère, à sa longue barbe blanche, un aspect tragique. Un instant, nous restons silencieux devant cette douleur ; mais notre entrée a fait sortir le président du Conseil de son rêve ; d'une voix éteinte, il dit ses tristesses, son angoisse devant la gravité du moment, ses appréhensions pour l'avenir : "C’est l'image de la Serbie qui va s'embarquer", répète-t-il ; mais peu à peu les ministres serbes, abattus, déprimés, désemparés, viennent se grouper autour de M. Pachitch comme s'ils cherchaient un appui, un réconfort. L'un d'eux, en entrant, tombe frappé par tant d'émotions, on couche le malade sur le petit lit de fer qui servait de siège à quelques-uns de ses collègues ; des soins le raniment bientôt, et l'inquiétude que cet accident avait fait naître disparaît heureusement.

Maintenant la petite pièce est comble mais aussi pleine de silence.

Nous laissons M. Pachitch et ses ministres à leurs pensées. Il est huit heures. L'amiral, qui s'est retiré dans la petite maison où il s'est établi près de la douane, a l'attention d'inviter le président du Conseil et les quatre ministres alliés à partager son dîner. M. Pachitch remercie ; il n'a pas faim. Mes trois collègues se rendent avec moi à l’invitation ; le vent souffle toujours avec rage ; la pluie glaciale coupe nos visages ; il faut que de vigoureux matelots nous soutiennent pour nous faire escalader, dans l'obscurité les quelques rochers sur lesquels est accrochée la baraque de l’amiral.

Réconfortant dîner ! On oublie un instant les fatigues et les émotions de la journée et, tout en mangeant, on écoute les récits de l'amiral. Il dit comment la Città-di-Bari et la Città-di-Brindisi sont arrivées, il y a huit jours, avec leur chargement de farine et le pain de guerre pour les Serbes et les Monténégrins, et comment, en entrant, dans le port, la Città-di-Brindisi, ayant touché une mine, a sauté et sombré en quelques  minutes. On voit encore ses mâts émerger au-dessus de l'eau dans le port, devenu, depuis les attaques de la flotte autrichienne, un véritable cimetière de navires. La Città-di-Brindisi avait de nombreux passagers ; infirmières américaines, volontaires monténégrins arrivant d'Amérique ; beaucoup disparurent avec le bateau, d'autres se jetèrent à l'eau, parmi ces derniers se trouvait mon voisin de table, aide de camp de l'amiral, qui revenait de Brindisi. Il nagea longtemps, presque nu, et réussit à se maintenir jusqu'au moment où il fui repêché. Avec d'autres naufragés, vivants ou morts, il fut apporté dans la petite pièce qui nous sert maintenant de salle à manger.*


*
Comme on aurait pu s'y attendre, le gouvernement serbe, avec son premier ministre, N. Pašić à la tête, des représentants étrangers, y compris l'auteur du livre A. Boppe, ainsi que quelques autres personnes se sont embarqués dans le bateau qui les a emmenés jusqu'au paquebot sauveur. [Note de M. P.]

[P. 126-137.]

 

Remarque : La note de M. Pavlović sur A Boppe et les extraits de l’ouvrage À la suite du gouvernement serbe de Nich à Corfou. 20 octobre 1915 - 19 janvier 1916 sont ici reproduits d’après : Témoignages français sur les Serbes et la Serbie 1912-1918, choix de textes, notes de présentation, traduction et commentaires par Mihailo Pavlović, édition bilingue, Belgrade, Narodna knjiga, 1988, p. 156-165.

 

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