L’expérience vécue est la matière brute de ce roman lyrique (1922), qui a une place à part dans la littérature serbe du XXe siècle. Tel son héros Aleksije Jurišić, étudiant en droit jeté malgré lui dans le tourbillon de l’Histoire, Dragiša Vasić a bien connu servitude et grandeur militaire, après avoir passé six années pénibles en uniforme, dans les deux guerres balkaniques d’abord, dans la Grande Guerre ensuite. Que le romancier partage avec son héros, au-delà de souvenirs douloureux, les inquiétudes et incertitudes d’une génération obligée de sacrifier sa jeunesse sur l’autel de la patrie, c’est ce que l’on perçoit jusque dans le procédé narratif : les frontières entre leurs voix sont poreuses, c’est un va-et-vient perpétuel entre le discours du narrateur/auteur et le discours intérieur du personnage, jusqu’à l’impossibilité de les distinguer.
Les scènes de guerre, saisies sur le vif, participent d’une technique réaliste, mais la phrase nerveuse et saccadée témoigne de la sensibilité moderne de cet auteur qui s’intéresse avant tout à la psyché et au drame intérieur. Or, si Vasić choisit de focaliser les tumultes d’une conscience déchirée, c’est qu’il se propose d’interroger, au-delà d’inquiétudes de l’âme, nombre de valeurs qui commencent à s’effondrer. En effet, alors que pour les générations précédentes le culte de l’héroïsme et du sacrifice entier étaient presque innés, indissociables de l’attachement à la terre natale, une acceptation inconditionnée du dévouement pour les valeurs collectives ne va plus de soi pour sa génération, qui ne voit plus seulement le patriotisme comme une affaire du cœur, mais aussi comme celle de la raison. Ne se limitant pas à l’amour pour la « terre sainte » et la fidélité au passé glorieux, le patriotisme devient en effet tributaire de valeurs qui ne sont pas le fait d’une seule nation, d’un seul peuple – justice, liberté, droit au bonheur, bonne gouvernance… Vasić s’emploie à enregistrer cette lente métamorphose des mentalités que ses compatriotes ne savent guère articuler, et la cristallise autour d’une douloureuse question qui l’obsède : le sacrifice a-t-il eu un sens ? Face à la réalité d’après guerre dont le visage n’est pas moins hideux que le spectacle de luttes sanglantes et de corps mutilés, la désillusion et l’écoeurement de Jurišić sont à l’évidence ceux de Vasić, qui fait le même parcours que son héros – d’un nationalisme fervent à un scepticisme désabusé. De son amertume témoigne par ailleurs cette observation de Milan Bogdanović, à savoir que certaines de ses nouvelles « ont le caractère d’un anathème ».
Les figures de Hristić et de Jurišić ont pour fonction d’illustrer différentes situations face à la guerre mais aussi différentes attitudes devant le problème de l’acceptation du sacrifice entier. Si l’histoire de Hristić – combattant auréolé de gloire dans les guerres balkaniques, devenu déserteur dans la Grande Guerre en donnant primauté à son être charnel –, sert à illustrer les conséquences désastreuses de l’effondrement des anciennes valeurs, en l’occurrence le culte de l’honneur, celle de Jurišić – un idéaliste dont la propension à tout problématiser le fait apparaître comme une conscience jalonnée de conflits insolubles –, vise à mettre en lumière la force destructrice du doute qui « empoisonnant tout », conduit à une désagrégation de l’être. L’image obsessive d’un brouillard gluant « qui descend sur son âme », « menace de l’étouffer », devient symbole de son flottement identitaire et de son incapacité à ancrer ses certitudes. Se chargeant au fil du roman de nouvelles significations, l’image d’un brouillard rouge devient par ailleurs la métaphore d’un nouveau leurre qu’on fait miroiter aux yeux de « misérables et humiliés » – la révolution communiste. Ici aussi la réaction de Jurišić est ambiguë : il l’appréhende, pressentant de nouvelles hécatombes, mais il se sent en même temps irrésistiblement attiré par le feu qu’elle est susceptible d’allumer en tout être assoiffé de justice et d’une humanité mieux ordonnée, croyant qu’aucune entreprise visant à améliorer le monde n’est réalisable sans un « incendie de l’âme ». Autrement dit, il y a chez Vasić du Barbusse, avec sa réflexion sur l’absurdité de morts et de sacrifices n’aboutissant qu’à de nouveaux partages de richesses, mais il y a aussi du Romain Rolland, avec son idéal panhumaniste, son parti pris de juger les événements à la lumière des principes universels et non en fonction de ses propres appartenances.
Tel le héros tchékhovien, qui aspire aux cimes mais n’a pas assez de force pour les atteindre, Jurišić aspire à l’idéal, mais se sent incapable de résoudre les contradictions et les absurdités dont il rend coupable sa « raison démoniaque ». Aussi ne voit-il pas d’autre issue que de s’en libérer, finissant en impasse de la folie : dans la dernière scène on le voit enfermé dans un asile, mais serein et plein d’amour pour tous les êtres. Ce dénouement, impliquant que l’égoïsme, la haine et le Mal ne sauraient disparaître qu’avec l’annihilation de la Raison, est un important indice de la sensibilité moderne de Vasić qui, en frayant le chemin aux forces salvatrices de l’irrationnel, s’inscrit dans le fil des tendances spirituelles de son époque et des mouvements avant-gardistes : la sérénité mystique de Jurišić, dont les yeux restent fixés au ciel, fait écho à celle de son confrère Petar Rajić de Crnjanski, dont le regard, détaché de la terre, ne cherche plus que les astres et les cimes de montagnes…
Outre cette méfiance envers les forces de la Raison et le refus d’asservissement aux valeurs collectives, de la modernité des Brouillards rouges témoignent de nombreux traits expressionnistes – fragmentation qui se substitue à la linéarité, prédominance du noir, blanc et rouge, rythme effervescent traduisant merveilleusement les changements abrupts entre différents états d’âme de personnages –, surtout le fait que Vasić ait su transformer le dialogue avec son peuple en dialogue avec l’humain. Et si par ailleurs dans certains écrits, tel Caractère et mentalité d’une génération, ce romancier, nouvelliste et essayiste tend à présenter son peuple en tant que héros homogène, sa littérature, avec ses interrogations et sa polyphonie, démontre heureusement que ce concept est insoutenable, comme le fait judicieusement observer Milo Lompar. Cela dit, le regard critique, voire désabusé que Vasić porte sur son peuple, ne le conduit jamais à la tentation de l’écrasement de tout sentiment national, et de l’effacement de toute antécédence historique.
Littérature : Milan Bogdanović, Dragiša Vasić: ''Crvene magle'' dans Dragiša Vasić, Crvene magle / Kritičari o Dragiši Vasiću, priredio Gojko Tešić, Beograd, Prosveta ,1990, p. 217-223 ; Đuza Radović, Dragiša Vasić, SKG, n.s. knj. XLIII, 4 i 5, Beograd 1934 ; Milo Lompar, ''Tamna senka dvoumice. Jurišić – Hristić: protivrečje dvoumice'' dans Dragiša Vasić, Crvene magle / Kritičari o Dragiši Vasiću, op. cit., p. 246-293; Milo Lompar, ''Profil Dragiše Vasića'' dans Dragiša Vasić, Izabrana dela, Izbor i predgovor Milo Lompar, Beograd, Narodna knjiga Alfa, 2004.
Marija Džunić-Drinjaković est professeur associé à l’Université de Belgrade et membre de l’équipe CLARE (EA 4593) à Bordeaux Montaigne
Date de publication : juillet 2014
> Bruillards rouges - extrait
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