LA ROMAN DU POETE
A propos du Journal de Tcharnoïevitch [Čarnojević]
par
NINA ŽIVANČEVIĆ
Dans mon bagage, outre divers poèmes, je trame aussi Le Journal de Tcharnoïevitch qui a pris du volume. Pareil à un vieux grimoire. Que ne renferme-t-il pas ! Le rédacteur du Contemporain a reçu, de ma part, un texte en prose, et il m'écrit de continuer à lui envoyer de la prose. Très certainement, il faut que j'écrive de la prose.
On voit clairement ici l'origine du Journal, ainsi que le moment de sa création : Crnjanski emportait avec lui, à travers le champ de bataille, des cahiers et des papiers qui s'entassaient, à partir desquels se construira le futur Journal de Tcharnoïevitch. On comprend également que l'auteur lui-même ne pouvait pas définir exactement le genre du texte qu'il écrivait : comme dans "un vieux grimoire", il y avait là des annotations, des poèmes et des fragments en prose – l'auteur se décidait à peine à écrire de la prose ! Ce n'est que plus tard, à son retour de la guerre, dans son Ilanča natale, que Crnjanski a commencé à travailler sérieusement sur ce manuscrit inachevé auquel il donnera sa forme et son titre final, Le Journal de Tcharnoïevitch :
J'ai passé l'hiver 1918 dans mon village, comme dans un songe. Je rassemblais les poèmes que je voulais publier à Belgrade, et composais le manuscrit du Journal de Tcharnoïevitch qui avait pris du volume.
Et, comme nous le voyons, bien que le Journal ait été rédigé et finalement publié sous la forme d'un roman, jusqu'à ce jour, chez beaucoup d'interprètes contemporains de l'œuvre de Crnjanski, la question de la détermination de son genre et sa forme, dans un sens large, reste posée. Cette sorte de texte poétique nous ramène à Rilke et à ses Cahiers de Malte Laurids Brugge, au Portrait de l'artiste en jeune homme de Joyce, ou au Mrs Dalloway de Virginia Woolf, dans lesquels le courant de la conscience et le monologue interne sont plus importants que le genre : si nous pouvons affirmer avec certitude ce que cette création littéraire n'est pas, il est justement difficile de dire ce qu'elle est. Il est tout à fait certain que, dans ce type de roman poétique, ou roman écrit par un poète, nous ne trouvons pas d'histoire complète et cohérente, mais des fragments entrecoupés, souvent oniriques, incohérents, juxtaposés et qui, comme l'a remarqué Pierre BruneI, construisent un certain sens en fonction de cette position, une histoire même, ou plusieurs histoires parallèles, où domine non pas l'intrigue, mais une certaine atmosphère. Dans le cas du Journal de Tcharnoïevitch, l'auteur nous présente une histoire de guerre, ou des histoires de guerre qui se déroulent parallèlement, mais qui confluent à la fin en une seule histoire, ou mieux, dans un sentiment d'histoire unique, celle de la guerre et des conséquences d'une telle catastrophe sur les hommes. Crnjanski lui-même a parlé beaucoup plus tard de la naissance de ce roman ainsi que des efforts épuisants pour le rédiger et le publier chez Cvijanović :
Pendant la guerre, je tenais un journal que je traînais avec moi comme un vieux grimoire ... Ce que j'avais décidé de publier, à l'Université de Belgrade, atteignait, je crois, au moins douze feuillets ... (Je) me mis à chercher un éditeur pour le Journal, auquel je donnai le titre de Tcharnoïevitch. Je trouvai un éditeur pour Djerzelez d'Ivo Andrić, mais le Journal était trop long. Cependant, [Stanislav] Vinaver eut plus de chance que moi. En automne 1920, il réussit à obtenir des Amis de la Librairie Panslave de publier une collection de modernes, Dans cette collection devait figurer d'abord mon livre Tcharnoïevitch, puis le sien, le Paratonnerre, et l'Iris de Rastko [Petrović]. Seulement, après de longues discussions, la librairie exigea qu'aucune œuvre ne dépassât sept feuillets.
Malgré les efforts, réellement amicaux, de Stanislav Vinaver pour publier le manuscrit de Crnjanski dans sa version abrégée, des difficultés supplémentaires sont apparues : la librairie avait suivi l'avis d'un critique, Vladimir Ćorović, qui avait trouvé que la majeure partie du Journal était du matériel pornographique et extrêmement pessimiste et qu'il fallait en tant que tel supprimer par la suite. A cette époque (1920), Crnjanski se préparait à partir pour Paris et on lui annonça au moment du départ que le Journal serait publié, mais seulement en cinq feuillets. Crnjanski dut accepter, mais il a malheureusement brûlé toutes les autres parties et a laissé les cinq feuillets commandés par Vinaver, qui a ensuite édité ce texte abrégé et l'a préparé pour la publication. Bien que nous n'ayons probablement jamais connaissance de la forme originale du manuscrit du Journal de Tcharnoïevitch, sa forme abrégée elle-même a suscité beaucoup de bruit dans le public et représenté une véritable révolution dans la littérature serbe, Aussi bien avant Crnjanski qu'après lui, beaucoup de modernistes ont écrit sur la guerre, mais aucun d'eux n'a approché ce thème difficile d'une manière aussi lyrique. A propos de ce roman de Crnjanski, mais aussi des suivants, les critiques serbes et étrangers ont souvent comparé l'auteur à Tolstoï, à cause de son approche profonde et poétique de cette thématique. Cependant, la profondeur poétique, caractéristique de ce roman court, marque le lecteur d'une façon tout à fait différente de celle des Migrations, et c'est peut-être justement là que se trouve le point de rencontre entre ces deux auteurs : l'adresse avec laquelle est écrite la Sonate à Kreutzer ne dépassera jamais la complexité du roman Guerre et paix, mais, d'un autre côté, ce roman n'ôtera jamais à la Sonate sa luminosité fulgurante et son lyrisme que seule cette forme courte possède.
Voici comment le critique Svetovski commente le Journal dès 1922 : « C'est du lyrisme en soi. Une musique sentimentale pleine de réminiscences ; quelque chose qui ressemble à la symphonie de Debussy qui commence par 'Le matin d'un jour de fête' ». Nous ne pourrions affirmer avec certitude que la musicalité du roman rappelle particulièrement les pièces de Claude Debussy, mais il est certain que, comme ce grand musicien, Crnjanski s'est dressé contre les normes établies de la composition, dans son cas celles du roman. Avant tout, ce roman est une sorte de journal de guerre, mais il est écrit sans ordre chronologique et les déplacements dans le temps y sont très fréquents. Ainsi, par exemple, le Journal commence comme l'histoire de Petar Rajić pendant la guerre, pour remonter graduellement dans le temps à travers les souvenirs d'enfance et le souvenir du rêve de Rajić, qui appartient au héros Tcharnoïevitch, et c'est pourquoi le journal est celui de Tcharnoïevitch et non pas de Rajić. Nous ne saurons jamais, en fait, qui sont ces deux personnages et si une dualité en tant que telle existe ou non, ou si le héros est une sorte de « Dr Jekyll et M. Hyde ».
La structure du Journal est fondée sur des principes tout à fait différents de ceux sur lesquels est construit le roman classique. Les événements ne se succèdent pas dans un ordre chronologique et on n'y trouve pas l'intrigue d'un roman classique qui se déroule dans une continuité. Devant nous s'ouvre une narration poétique dans laquelle sont entremêlés différents plans temporels. Le Journal n'est pas divisé en chapitres particuliers indiqués par des dates, mais il est composé d'une série d'épisodes qui apparaissent dans le souvenir. Ces épisodes sont séparés par un changement thématique. Ils s'interrompent invisiblement et se succèdent par l'utilisation de différents segments temporels : ainsi, par exemple, aux souvenirs d'enfance succède un épisode du torrent de la guerre, et à la description du mariage malheureux la romance avec la Polonaise de l'hôpital militaire. Cependant, dans la succession d'événements à première vue rassemblés accidentellement, il existe un ordre et une chronologie, qui, selon le critique anglais David Norris, suivent le schéma d'émotions de l’écrivain : la durée et la succession des événements dans le Journal sont de caractère psychologique, car ils reflètent avant tout les vœux et les rêves du personnage qui écrit les lignes du journal.
L'approche temporelle de l'œuvre de Crnjanski est importante, car il a sérieusement étudié la philosophie de Bergson, en particulier la théorie de la signification du "temps psychologique" qu'il a utilisée dans son œuvre. Pour Crnjanski, en effet, comme pour Bergson, le temps psychologique d'un événement a la même valeur que le temps réel qui a déterminé la durée de cet événement. Ainsi, dans le Journal, l’auteur ne donne la priorité à aucune de ces deux sortes de temps et nous pourrions même dire qu'il les mélange délibérément. La dualité ou le parallélisme des temps sont ici fondés sur la différence soulignée entre le temps de l'écriture et le temps de la mémoire, celui où les événements se sont déroulés. Comme Proust, mais aussi comme les autres modernistes importants (Joyce, Woolf, Broch, Kafka), Crnjanski a minimisé dans le roman la valeur et la présence de l'action et des événements en faveur de la présence du narrateur, c'est-à-dire de la personne qui écrit le journal.
Peut-être ce type de changement moderniste dans le traitement du texte nous dit-il quelque chose sur le genre en tant que tel, qui a subi certaines transformations par rapport aux périodes précédentes. Le journal est un genre où celui qui tient le journal occupe la place centrale, mais, chez Miloš Crnjanski, le journal a reçu des caractéristiques de mémoire et est inclus dans le roman, ce qui fait que le personnage qui tient le journal, Petar Rajić, est également transformé en son double, Čarnojević. Il est difficile de dire dans quelle mesure ce dédoublement de personnage est conditionné par le genre, et quelle y est la part de la poétique particulière de Miloš Crnjanski. Mais il est certain que l'introduction d'un genre non littéraire comme le journal, contenant du matériel de mémoire dans un genre littéraire, le roman, a été bénéfique au croisement, à la substitution partielle et au dédoublement des personnqges. Le genre du journal lui-même a été modifié à tel point que, dès 1920, on a reconnu au Journal de Tcharnoïevitch le statut de roman.
Notes
M. Crnjanski, "Commentaires sur le retour d'Italie" dans Poésie [Poezija], Belgrade, éd. Prosveta, 1966, p. 169.
M. Crnjanski, Poésie, op. cit., p. 204-205.
* Nina Živančević, « La prose de jeunesse : Journal de Tcharnoïevitch », extrait, in Milos Crnjanski / La Serbie, l’exil et le retour, Pris, L’Harmattan, 2007, 133-138.
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