Predrag Palavestra
JOVAN DUČIĆ : LE PRINCE DES POÈTES
Jovan Dučić
1874-1943
Jovan Dučić est le plus important des poètes du modernisme serbe, porteur et représentant du style symboliste et le meilleur poète de l’âge d’or de la littérature serbe. Il a reçu les plus grands honneurs pour avoir perfectionné l'expression poétique de la poésie lyrique serbe contemporaine et contribué au rayonnement du vers serbe, qui commençait à se déliter, se modifier et se transformer après avoir atteint les sommets où Dučić l’a hissé. Même s’il a souvent été contesté par les adeptes de critères et de goûts esthétiques différents des siens, personne ne lui a jamais contesté sa grande maîtrise dans la composition des vers ni sa manière de façonner le langage poétique.
Il a sorti l’idiome lyrique serbe de son schéma désuet et romantique par une phrase poétique cultivée, formidablement bien construite, porteuse d’un potentiel extraordinaire. Il a apaisé et bridé les formes dissoutes, lissé les mots, sublimé la beauté sensuelle des images et renforcé l'assurance du langage poétique. Le développement et l'essor de la poésie moderne serbe, l'enrichissement de la forme et l'expansion des tropes, les changements sémantiques et la maturation de la réflexion atteignent des sommets avec Dučić. Il n’y avait qu’une seule évolution possible : abandonner et proscrire les formes parfaites et sans faille de cette langue polie qui, entre ses mains, est devenue une institution culturelle. Grâce à son art, atteint dans la première période du modernisme de la littérature serbe, Dučić a préparé l’étape suivante de désintégration du lyrisme objectif en provoquant la transformation de l'esprit poétique et de la sensibilité, le renouveau de la sensualité et la restauration de l'individualisme, la reconquête romantique de l'irrationnel et du mystère.
En ce sens, il peut sembler paradoxal que Dučić, en tant que poète le plus brillant de ce système esthétique solide, global et d’une compréhension clairement définie de la littérature, soit en même temps celui qui ouvre la voie à une nouvelle période de l’évolution littéraire. Déjà institution culturelle de son temps, heureux «prince des poètes» du modernisme serbe, modèle incontournable pour la conscience collective, Dučić a toujours été loué et critiqué pour avoir été un poète qui se démarque de la foule, s’élevant au-delà de la triste médiocrité de celle-ci. Au moment où il a atteint une renommée jamais égalée par un poète dans l’histoire de la littérature serbe, et en dépit de sa propre vanité, il a rejeté une grande partie des poèmes déjà écrits, et n'a retenu que ce qu'il avait fait de mieux. Avec un nouveau cycle de poèmes, écrit à la fin de sa vie, il a dans une large mesure compensé les faiblesses et les défauts évidents de sa poétique précédente, de son sens originel du descriptif, parfois pompeux et kitch.
En plaçant aussi haut ses exigences face à l'art poétique et la langue littéraire serbe – suffisamment mûries dans leur lutte pour la transformation et l'abandon des anciennes formes spirituelles de la vie du peuple au profit de nouvelles formes européennes de réalisations culturelles modernes – Dučić a finalisé et surpassé ce qui avait été accompli avant lui par Vojislav Ilić. En moins de cinquante ans, depuis le triomphe du principe de Vuk Karadžić qui a placé le parler populaire comme fondement de la langue littéraire, le style et la phrase littéraires serbes ont gagné en éclat et en légèreté, alors que d’autres cultures ont mis plus de cent ans pour y parvenir. Le premier et le plus engagé parmi ceux qui ont su dépoussiérer le vocabulaire littéraire serbe, Dučić avec sa nouvelle expression littéraire a eu pour mission de présenter une pensée plus sérieuse, complexe et abstraite. D’une langue mordante, dure, sobre et uniforme – utilisée par les romantiques et les réalistes populaires serbes qui s’adressaient globalement à la patrie tout en essayant d'être claire et aussi proche que possible de la population – elle a, en seulement deux générations de poètes, été modifiée à la base. Le nouveau langage poétique est devenu plus lisse, plus élevé et plus subtil, direct et précis, plutôt agile et vaporeux, imprégné d’ambiguïtés mystérieuses et ombré de sens nouveaux. Il est devenu plus coloré et plus brillant, convenant non seulement aux messages clairs, aux arguments de la raison, aux descriptions sérieuses et aux simples comparaisons, mais aussi à l’imaginaire, aux tropes mystérieux, et à la haute sphère métaphysique de communication spirituelle à travers des allusions et des symboles.
Grâce à ce développement dynamique d’idiomes linguistiques de la poésie serbe, et par une transformation rapide des mots de tous les jours en discours littéraire, le mérite des modernistes serbes, sous la houlette de Dučić a une valeur inestimable. Dučić a purifié et enrichi la langue littéraire serbe ; il a libéré les champs sémantiques internes cachés, lui a redonné de la dynamique, de la rondeur, du pittoresque et une légèreté de ton, a tiré des profondeurs l’inépuisable force créatrice et a ouvert la perspective d’une expression poétique plus raffinée et plus dense. Cette œuvre éminente a été réalisée avec la conviction de répondre aux vœux des poètes, car le poète "est l’exemple le plus marquant et le plus complet qui soit","mesure du génie, de la sensibilité et de l'idéologie – le poète est la quintessence de la terre qui l'a vu naître". [1]
Sous l'influence des poètes français de la fin du XIXe siècle (Albert Samain, Henri de Régnier, René-François Sully Prudhomme, José-Maria de Heredia), qu’il a souvent imités et qui ont en grande partie déterminé son destin littéraire, Dučić a sans aucune difficulté surpassé sa poésie de jeunesse, un peu pâlotte de romantique parnassien, irradiée et encensée par la tradition vojïslaviste[2] comme le plus vital des courants de la littérature serbe de fin-de-siècle. Dans ses Œuvres complètes (1929-1932) il a sélectionné les poèmes qu’il a reconnu comme siens, craignant que les disparités et les inégalités ne nuisent à l’idéal de Beauté auquel il a consacré toute sa vie de poète.
Sa rencontre avec la culture occidentale, qui a profondément transformé l'ancien maître d’école et éditeur littéraire d'un petit journal provincial, n'a pas seulement été cruciale pour la future carrière du brillant diplomate de cour et grand amateur d'art, fortuné, courtois et à l’aise parmi les grands de ce monde, mais aussi pour son ancienne attitude envers la littérature. A partir de ce moment, sa poésie change. Déjà dans sa première lettre de Suisse, écrite en 1900 à partir des impressions toutes récentes, Dučić prononce des paroles prophétiques : « Il me semble qu’aujourd'hui, je ne veux déjà plus la même chose qu’hier. Je sens que cette obscurité froide me transformera fondamentalement. J’arrêterai d'être bon et doux ; je haïrai la musique et les rimes ; je ne reviendrai plus vers une femme que j’ai aimée ».[3]
Pero Slijepčević a interprété cette allusion comme un adieu à l'ancienne Muse, croyant que tout le modernisme serbe et le début du symbolisme étaient liés au séjour de Dučić en Occident. Voilà que son regard s’élargit, ses goûts s’affinent, les thèmes se dessinent ; là, « de ses yeux de nomades, il happe les parnassiens, les décadents et les symbolistes. »[4] Il est cependant raisonnable de supposer qu’avant même son départ en Occident, Dučić ressentait la couleur, le style et l'esprit de l'époque et comprenait bien les variations insaisissables de l’imagination symboliste.
Le poème « le Retour », écrit en 1896, se caractérise par la transformation suggestive et frappante d'images poétiques en métaphores filées, par un procédé typiquement symboliste qui consiste à remplacer ce qui est invisible et caché par ce qui est externe et symbolique. Bien que dans ce poème il n’y ait pas d’effets directs des grands symbolistes dans son organisation interne, le style et l'articulation de la forme poétique témoignent sans équivoque de l'unité de l'esprit du poète avec sa perception symboliste « décadente » du monde. L’atmosphère sombre de l'automne, le froid, la mort, la pâleur, la mélancolie et la résignation complètent de manière presque exemplaire le topique symboliste. Les couleurs, les sons, le rythme, les images, les associations, les symboles, les personnifications, même la synesthésie sont conçus de manière hautement symbolique et mis au service de l’esquisse de la motivation, imprégnée de lassitude et de l'aliénation caractéristiques de l’état et de l’humeur symbolistes. L’uniformité parnassienne pittoresque a été remplacée par une procédure cohérente qui suggère, plus qu'elle ne montre. Ce procédé très prisé du symbolisme « fait d'ambiguïté poétique et d’indications poétiques déraisonnables » [5], a servi par la suite à Dučić à créer son modèle de beauté lyrique. [Pour illustrer ses propos, l‘auteur cite un extrait du poème «Повратак» / «Le retour», non traduit en français . – Note du redacteur.]
Pour illustrer ses propos, l‘auteur cite un extrait du poème « Залазак сунца » [Coucher de soleil] non traduit en français. [Note du rédacteur.] - See more at: http://serbica.u-bordeaux3.fr/index.php/164-revue/articles--critiques--essais/898-jovan-ducic-prince-des-poetes-par-predrag-palavestra#_ftn2
Jusqu'à ce qu'il ait publié les « Poèmes solaires » dans la revue Zabavnik paruе à Corfou en 1918 et indiqué par là-même un changement plus décisif vers le symbolisme, Dučić ne s'est pas dévié de sa route, avançant de manière uniforme, et bien que mûrissant rapidement, il était créateur et porteur de la mode poétique de son temps. Une fois enrichie son expression poétique et dépassé sa désorientation juvénile causée par diverses influences, il opte pour une poésie de pureté formelle et de perfection stylistique. C’est elle qui par sa logique imparable et la confiance dans les vertus tangibles a favorisé l’esprit positif du matérialisme bourgeois. Accepté à cause de la concomitance presque idéal de son idiome poétique avec le langage culturel général à l'ère du libéralisme et de l’européanisation de la société serbe, l'ascension de Dučić a été la plus rapide en ces moments de consolidation entre la conscience nationale d’un côté, et celle des classes populaires serbes de l’autre. Puis, il a été salué comme le « prince des poètes » et exalté avec le soutien des critiques faisant autorité à l'époque. Dans l'Anthologie de la nouvelle poésie serbe de Bogdan Popović, il tient une large place, bien plus que tout autre poète des XIXe et XXe siècles. L'analyse d'un seul de ses poèmes des Légendes bleues a servi pour élaborer tout un concept théorique sur les normes de la beauté et de l'harmonie esthétique.
Selon l’avis de Milan Kašanin, l’importance des poèmes de Dučić écrits à cette période – entre son premier et son deuxième livre (Poèmes, 1901 ; Poèmes, 1908) – est bien plus marquante sur le plan historique qu’esthétique. « Pour la poésie serbe, c’est la fin d’une époque et le début d’une nouvelle ère, que ce soit en termes de temps ou de fond. Ses poèmes marquent une rupture avec la tradition poétique de l'Europe centrale et orientale et, avec eux, la poésie serbe entre dans l’ère du sentiment poétique à la française. Plus un produit de l’intellect que de l'émotion, cette poésie est rationnelle, plus calculatrice que spontanée. L'amour dans cette poésie n’est pas tant un sentiment, mais plus une réflexion, la femme n’est pas seulement un être, mais elle représente également la destinée, la relation entre les femmes et les hommes est plus complexe que dramatique [...] Ce ne sont plus seulement des mots nouveaux, mais aussi une nouvelle sensibilité. Autant la parole poétique est pleine de symbolique et d'images, autant la curiosité spirituelle est toute en intuitions. Si ce n’est pas de la grande poésie, c’est du grand style »[6].
Se libérant des traces et de l'influence de la poésie parnassienne et des courants positivistes du symbolisme français, dans ses poèmes plus récents Dučić a converti les images en métaphores plus profondes et spirituelles par le prisme de la vision symboliste et efficace, et a clairement indiqué les contours du drame métaphysique de l'homme dans le temps et l'espace. Dans les poèmes dédiés aux thèmes de la fin et de la mort, à Dieu, à l'éphémère, à la solitude et aux mystères de l'existence, il a exprimé tout ce qui fait vivre la poésie moderne et qui, en dépit de tout, fait de lui un grand poète des temps modernes.[7]
Le cercle ainsi refermé a démontré que la véritable continuité dans la littérature serbe du XXe siècle échappe souvent à toute catégorisation ou classification hâtive et grossière. Jovan Dučić est un exemple éloquent de cette continuité masquée dans le développement du vers serbe. Il voulait être « un bon disciple des professeurs français de poésie, des parnassiens et des symbolistes. Il y est en grande partie parvenu, et est allé beaucoup plus loin : dans ses poèmes postérieurs, il dépasse les limites de l'école symboliste, va au-delà de ses conventions et de ses clôtures, et se range du côté des poètes qui même dans la littérature européenne représentent une nouvelle génération, une autre ère. [...] Ce sont essentiellement des poètes qui sont d’une grande individualité créatrice et qui, par conséquent, ne constituent pas un groupe ou un mouvement, mais qui ont en commun leur expérience de l'école symboliste, et le fait d’avoir donné aux principes de la poétique du symbolisme la meilleure traduction possible, souvent bien meilleure que les poètes symbolistes. »[8]
Lorsqu’il a retouché, arrangé et finalisé son œuvre poétique, Dučić a établi une nouvelle composition de l’ensemble qui ne suit pas la chronologie réelle des poèmes et des cycles. Le but était d’atteindre une unité intrinsèque dans l'harmonie et l'intégrité de l'œuvre, qui demande à être comprise et interprétée de l'intérieur, conformément à des lois esthétiques immanentes, indépendantes de tout contexte historique ou de la biographie même du poète. La poésie s'est élevée au-dessus de l’histoire et placée dans son étendue temporelle propre, bien différente de l'histoire ou de la géographie, conforme seulement à elle-même et à sa réalité poétique, à une notion non-euclidienne de la réalité. A la tête de la grande symphonie poétique de Dučić, régie par ses propres règles d'harmonie artistique, on trouve les Poèmes solaires, parmi lesquels se distinguent un grand nombre de poèmes d'anthologie qui marquent les plus belles réalisations de l'ensemble de la poésie serbe.
Dans ce livre, le cycle des « Poèmes vespéraux» englobe les versets tardifs de Dučić réunis dans Lyrique (1943) qui se caractérisent par leur contenu métaphysique teinté du mystère ineffable et de l’éternel qui dirige la nature, et que l’on classe parmi les meilleurs poèmes symbolistes de la littérature serbe. [L‘auteur cite ensuite le poème «Запис» / «Inscription», voir : 47 poèmes . – Note du redacteur.]
Le deuxième livre se compose des Poèmes de l'amour et de la mort dans lesquels la femme apparaît comme le principal moteur de l'inspiration poétique. Bien qu’il ait consacré beaucoup de très beaux vers à la femme, et ait été considéré par les cercles littéraires comme un grand poète de l’amour, la femme n’était pour Dučić qu'un prétexte pour parler de lui-même ou sujet de réflexion sur la vie et la mort, et sur le caractère éphémère du plaisir. A propos de la femme, on s’aperçoit qu’il n’en avait pas une haute opinion, il a fait valoir que les poètes admiraient plus la femme comme un principe et la source de ravissement poétique, plutôt comme une personnalité en tout égale à l’homme. L'amour est ce qui rend une femme sublime, parce que c’est l'amour, et non la femme, « la principale source d'inspiration et d'action poétique ».[9] La femme est primordiale dans la mesure où elle déclenche chez l'homme le feu de la passion créatrice, quand elle soulève les sentiments qui sont la somme des expériences les plus pures et les plus nobles. Crééе sur ces hypothèses, la poésie amoureuse de Dučić ne pouvait être de la grande poésie. Elle semble si souvent superficielle et froide, décorative et rhétorique plutôt que réfléchie et expérimentée ; c’est plus un geste de galant de cour qu'une expérience réellement vécue, à l'instar de ce qu’on retrouve dans ses poèmes consacrés à la nature et à Dieu.
Dans le troisième livre, intitulé Sonnets impériaux, on trouve des poèmes historiques et patriotiques, ainsi que les ironiques « Poèmes ragusains », tandis que le quatrième livre comprend les Légendes bleues, célèbres et glorieux poèmes en prose, imités par de nombreux écrivains, même ceux qui n’aimaient pas Dučić, qui s’efforçaient d’écrire des miniatures lyriques tout en essayant d'atteindre la légèreté et le pittoresque du paysage lyrique, que Dučić atteignait sans effort.
En travaillant attentivement sur la version finale de son œuvre poétique Dučić a ainsi réussi, d’une part, à donner à son art la forme la plus aboutie et, d’autre part, à mettre en valeur la plus haute mesure de son talent créatif. Viser l'excellence et l'intégrité était l’idéal élevé auquel se soumettaient chaque réalisation et chaque mot, chaque texte littéraire, poésie, prose ou essai. Dans une lettre, juste au moment où il se préparait à l'édition des Œuvres choisies, Dučić a évoqué des critères prouvant une attitude juste envers son propre travail : « Pour moi, il est très important de laisser derrière moi chaque chose sérieusement étudiée et travaillée au maximum de mes possibilités et à la mesure de mon talent. »[10] En fonctionnant de la sorte, il essayait de renforcer de l'intérieur, dans le texte, toutes les parties de la structure littéraire, et de réaliser pleinement le principe selon lequel chaque grande poésie répond à ces trois grandes questions : Dieu, l'Amour et la Mort.
Dučić considérait que l’on ne pouvait devenir un grand poète que lorsqu’on exprimait la vérité sur « ces éternelles grandes questions de la vie et de l'art ». Dans les poèmes sur Dieu, pensait Dučić, « le grand poète donnerait le sens à tout ce qui lie l'âme humaine à la nature et à ses secrets. Dans ses poèmes sur l'amour, il parlerait de tout ce qui nous relie aux choses et aux êtres dans une beauté immense de puissance et d’attraction. Et enfin, dans ses poèmes sur la mort, il apporterait toutes ses idées sur le but final, toute l'amertume de l'incertitude de notre passage au travers des mystères de la vie ».[11] La structure interne des œuvres poétiques de Jovan Dučić parle d’elle-même ; il s’est lui-même imposé sans pitié ses propres principes, de sorte que sa poésie est conçue de manière à satisfaire et à répondre aux normes exigeantes de la grande poésie.
La conscience accrue et élevée, qui caractérisait le rapport du poète à la poésie, était au premier plan pour les poètes modernistes du courant symboliste. Les meilleurs poètes de l'âge d'or ont élevé et perfectionné la poésie serbe ; parmi les poètes de cette période Dučić a fait le maximum pour élever son niveau et renforcer la fierté de la conscience de soi. Selon le jugement de Slavko Leovac, « le poème lyrique de Dučić, en particulier celui de ses meilleurs cycles, est concis et fondamentalement simple. En raison de son harmonie, des sentiments poétiques précis et du rayonnement de ses pensées, le chant lyrique de Dučić atteint sa pleine maturité, sa perfection et sa finalité d’expression poétique dans quelque chose qui tient du secret, du grand système, de l'incroyable longévité ».[12]
Épurée des dérives aléatoires et des mesures proportionnées soumises aux strictes lois de l'harmonie esthétique, la poésie de Jovan Dučić dépasse les conceptions du poète sur l'art, dans lesquelles – en dépit de la sagesse, de l'expérience, de belles observations et du convaincant style aphoristique – il y a beaucoup de contradictions, de naïveté, de fausse aristocratie, d'enjolivements et de vanité juvénile. La poétique de Dučić n'était pas très élaborée, mais il avait une position bien arrêtée concernant la poésie et l'art. Il était meilleur lorsqu’il était plus proche du symbolisme et de son héritage, et il en parlait à peu près comme Skerlić : qu’il y a dans le symbolisme de grandes erreurs, que sa psychologie est anormale, ses idées et ses associations trop bizarres ; «ses sensations étaient malades et morbides ; sa négation de l'expérience immédiate est tout à fait fausse ; la priorité qu’il a donné aux allusions brumeuses par rapport à une expression claire et logique est erronée»[13].
Remis à sa juste mesure et situé dans le contexte historico-spirituel de son époque, Dučić reste le plus important poète du courant symboliste serbe, important également pour l'ensemble du modernisme culturel des Balkans. Il est lié à l'héritage du symbolisme européen, dans lequel Miodrag Pavlović lui a désigné une place auprès de Blok, Rilke, Georg et Pasternak. « Le vers de Dučić, dit Pavlović, est complet, le ton est expressif, il résonne, il est logique, pittoresque, d’un ton plus ou moins élevé. Il n'est jamais trop empli de sens, mais rarement vide. Il ne chante pas et ne scande pas, mais déclame de sorte qu’il captive. On n’y est presque jamais égaré dans la recherche de sens ; ce qu’il annonce dans un vers, il le réalise dans le prochain. Efficace sur le plan lexical, il n'est jamais bizarre : son fond linguistique est d’une rare homogénéité, malgré une coloration incontestable, de telle sorte que, par des nuances mystérieuses et des tournures qui lui sont propres, ce vers est spécifique dans sa réalisation et unique dans notre littérature. »[14]
À une époque où on appréciait la pureté, la subtilité, la clarté, le pittoresque et l'élégance lyrique de l'expression, la poésie de Dučić avait quelque chose de vraiment sublime et solennel, bien que parfois pompeux, qui s'avérait enchanteur pour des esprits qui s'éveillaient et se soulevaient.[15]
Ses poèmes sur la nature, qui représentent la majeure et la meilleure partie de sa poésie, sont empreints du panthéisme et porteurs du souffle primordial et mythique, des traces de la coexistence étroite de l’homme avec son monde environnant. Le ressenti de la nature est inhérent, en particulier aux habitants du pourtour méditerranéen, auprès desquels, comme c’est le cas chez Dučić, la mélancolie se transforme en réflexion, alors que la symbolique et la métaphore ont une valeur discursive. La nature est un motif constant, éternel et le plus complet de la poésie de Dučić. Le secret de ses rapports avec la nature contient également, en partie, le secret de sa grande maîtrise de l’art poétique reconnaissable dans la lyrique moderne serbe du début du XXe siècle. Maître incontesté du langage poétique, créateur et constructeur d’images poétiques les plus vives et les plus sensorielles de la littérature serbe, Dučić avait compris que la métaphore, quand elle est construite uniquement d'éléments matériels, n’a pas de réelle profondeur et finit par s’user et se fondre dans la banalité. Il ressentait aussi que la signification des tropes a besoin de se connecter à quelque chose d’unique, d’éternel et d’incommensurable dans la richesse de la forme et du contenu, à quelque chose qui ouvre de nouveaux champs d'associations, de nouveaux essaims d'émotions, des pensées et des prémonitions – comme c’est le cas de la nature qui se révèle face aux personnes qui comprennent son langage et sont en mesure d'en percer les mystères. [Comme illustration, l'auteur cite l’extrait du poème «Подне» / « Midi » non traduit en français. - Note du rédacteur.]
L’image poétique chez Dučić, héritée du patrimoine parnassien de Vojislav Ilić, est imprégnée d'un impressionnisme frémissant, de l'ordre de ce qui peut être ressenti à la vue des paysages méditerranéens de Paul Cézanne, où l’on retrouve, comme chez Dučić, des paysages limpides, dessinés avec des traits précis et fidèles, exprimant une vision personnelle impétueuse et inégalable.
En modifiant les perspectives de la poésie réaliste, Dučić s’est progressivement écarté du positivisme parnassien et, mu par son expérience symboliste, a renforcé l’efficacité de la métaphore et atteint une plus grande profondeur de l’image et a sublimé le sens du symbole. Ses poèmes classiques tardifs, qui ont renforcé sa réputation dans la littérature serbe, ont été concis dans un vibrant esprit d’impressionnisme poétique. A un alexandrin résonnant et pittoresque – bien que parfois un peu pathétique et kitch – il a donné une gravité solennelle de lyrique confessionnelle. Le vers classique grâce auquel il deviendra célèbre par la suite, a été remplacé par un vers plus court. Il marque ainsi clairement son abandon des formes anciennes de prosodie pour se rapprocher de formes poétiques plus souples, plus adaptées à l’esprit et à l’aventure créatrice de la poésie moderne, accélérant ainsi son évolution par la conquête et la libération de la puissance du langage.
Parallèlement, Dučić a écrit des textes en prose, notamment ses célèbres récits de voyage parus sous le titre Villes et les chimères (1930), qui à l'instar de ses poèmes ont élargi les possibilités expressives, pittoresques, ainsi que la palette de tons savoureux du style narratif serbe, jusqu'ici largement marqué par l’âpre réalisme. Ses essais sur des écrivains serbes (Mes contemporains, 1942) font partie des meilleurs textes de la critique littéraire serbe. Quant à sa prose essayiste – écrite souvent avec une prétention philosophique (Le trésor du tzar Radovan, 1932 ; Matinées sur le Leutar, 1942 ; Le sentier le long de la route, 1942) – elle pourrait servir d'exemple de concision, de pureté de la phrase aphoristique soignée. D’une part, cette phrase était empreinte de l’esprit du langage pratiqué dans son pays natal, l’Herzégovine, avec une sémantique des mots propres aux proverbes ; d'autre part, elle était polie et soignée comme les phrases d’un conteur de salon, basées sur l'éloquence d'écrivains et de penseurs français. Vers la fin de sa vie, Dučić a publié une biographie de Sava Vladislavić, (Le compte Sava Vladislavić, Un diplomate serbe à la Cour de Pierre le Grand et Catherine I, 1942), qui se lit avec intérêt, comme un récit passionnant au croisement de la science, de l'histoire et de la littérature.
L’évolution que Dučić a traversée s’est terminée naturellement par une prise de conscience ayant Dieu pour fondement après lequel il ne reste rien. La pensée sur Dieu, qui prévaut dans les poèmes de ses dernières années, représente le point final dans le développement de l'idée de la séparation de la poésie, de la réalité et de l'histoire. Chaque esthétisme prend naturellement fin dans une forme mystique absolue ; la plus haute expression de cette forme absolue est l'idée de Dieu. Le poème non écrit de Dučić, auquel il a aspiré, est d’une forme poétique ineffable et absolue, du genre dont rêvait Mallarmé – de teneur universelle, un poème sur le principe suprême, sur le commencement et l’issue de toute chose, grande ou petite, sur l'idée de Dieu. Qui n’est pas le Dieu canonique de l’Eglise orthodoxe, ni plus généralement ecclésiastique, tout comme la poésie métaphysique de Dučić ne l’est pas, même si elle est profondément imprégnée de religiosité.
Le Dieu de Dučić est l'essence même de l'acte poétique en tant que principe de la créativité, symbole de la transcendance esthétique, de la résistance à l’éphémère, de l’élévation au-dessus du terrestre friable et corporel pour accéder à l'éternité. L'eschatologie de Dučić est poétique et non pas ecclésiastique, elle incarne une spiritualisation poétique de tout ce qui existe. Les réflexions poétiques au sujet de Dieu, qui caractérisent ses poèmes symbolistes de fin de vie, annoncent la maturité de la forme de la poésie métaphysique serbe dont le courant souterrain est largement inexploré. En tant que poète métaphysique Dučić est le digne successeur et messager de la tradition de la poésie discursive, portée avant lui par Jovan Sterija Popović, Njegoš et Laza Kostić, et dont ont hérité les poètes modernes de l’orientation intellectualiste, attirés par l'éternelle question universelle de l'âme.
Traduit du serbe par Dragana Pajović
In Предраг Палавестра, Историја модерне српске књижевности [Histoire de la littérature serbe moderne], СКЗ, Београд, 1986, р. 253-268.
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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