Miodrag Popović

Le journal lyrique de Zmaj




Zmaj Novak Radonic 1854

 

Jovan Jovanović Zmaj
par Novak Radonić, 1854

 

L'amour de Zmaj pour Ruža Ličanin à l'automne 1861, qui était bien réel, apparaît comme une pure expérience poétique. D'après des témoins de l'époque, Ruža avait le teint mat, était petite et ordinaire. Zmaj, en revanche, la voyait totalement différemment : pour lui Ruža incarnait l'être idéal qu'il avait toujours désiré. Elle était ce rêve trompeur (la jeune femme près du berceau) qu'il portait dans son imagination depuis des années, comme le plus beau jour de sa vie.

Bien que Roses [Ђулићи] soit le journal lyrique du poète, les poèmes eux-mêmes nous apprennent peu de choses sur l'histoire lyrique concrète. Par exemple, on ne sait rien des deux amoureux. Dans Roses, et dans certains des plus beaux poèmes (« Jours sombres et courts »), on ne trouve que quelques indices de leur première rencontre auprès de la sœur malade, puis par la suite viennent l'annonce du fils à venir et la joie des parents autour du berceau. Seul le titre nous indique que les poèmes ont été inspirés par l'amour pour Ruža : ђулићи – petites roses, en serbe. Tout le reste n'est qu'émotions...

Lorsque l'on parle de Roses et de Roses fanées [Ђулићи увеоци] comme de journaux intimes, peut-être vaut-il mieux parler d'écrits purement lyriques plutôt que du récit poétique d'une histoire lyrique concrète, familiale. En surface, Roses est évidemment l'expression des sentiments de Zmaj pour Ruža ; on perçoit à ce premier niveau le bonheur idyllique de la famille bourgeoise. Mais l'intensité des émotions est si forte qu'elle met en sourdine l'idylle sentimentale, si bien que seul le lyrisme poétique est perceptible ; le jeu des images et des sons. Les sentiments raffinés et subtils, emportés dans une véritable musique poétique, se transforment en images sublimes : en elles l'émotion se teinte de mille nuances différentes. L'amour se voit, s'entend, les baisers eux-mêmes chantent. Du noyau lyrique incandescent émane un rayonnement d'amour dont nous sentons la chaleur tout au long du poème.

Comme chez d'autres romantiques, le sentiment d'identité avec la nature est ici aussi absolu. Zmaj se transporte facilement dans des images végétales, animales, cosmiques. En un instant il se transforme en colombe, en rivière et en tempête, en mer azure et en soleil brûlant. Le poète peut être un ciel céruléen, une étoile lumineuse, une aube blanche, un arc-en-ciel multicolore. Il est l'univers tout entier : oiseau, caillou, rocher, désert, rose, graminée, basilic, myosotis, herbe, feuille verte. Ce pouvoir de transformation métaphorique rapide, quasi instantanée, apporte au poème légèreté et simplicité.

Avec l'aide de la musique poétique, qui rend ces images sublimes et sans laquelle elles deviendraient lassantes, le poète fait aussi fusionner l'amante idéale avec la nature et s'unit à elle dans la poésie. Comme tout le reste, il la représente sans cesse à travers divers symboles et métaphores qui lui donnent un caractère de madone universelle. La femme aimée est un enfant aux joues roses, une petite bougie, une couronne verte, un arc-en-ciel multicolore, un ange blanc, un ciel bleu, une douce journée. Nymphe, étoile, soleil, aube, lumière, braise, flamme, perle, église, désert, faon, énergie, fleurs, romarin, onguent, oiseau, montagne, fontaine, pupille, bref – elle est l'univers.

Chez Zmaj, avant et après Roses, nous trouvons le sentiment de solitude. Dès le poème introductif de Roses, le poète s'efforce de dépasser cet état. Il espère à travers son amour pour l'être idéal se libérer du cercle de la solitude et s'unir à l'Être universel. Pour lui l'amour a ici un sens encore plus profond : il lui ouvre les portes du bonheur, l'éloigne de la solitude et du désespoir en le ramenant à la vie. Même seul, il est toujours avec Elle en imagination ; il entend ses pensées, ressent ses désirs, entre dans ses rêves. Comme Henri et Mathilde de Novalis, ils ne font plus qu'un.

Roses et Roses fanées sont des poèmes de type novalissien. Toutefois, des vers patriotiques viennent souvent s'immiscer dans ce contexte lyrique sublime et le mettent en péril, ce en quoi Zmaj s'apparente davantage à Petőfi qu'à Novalis. Au lieu d'une rencontre imaginative avec l'amante idéale, le poète rêve de batailles pour la liberté, de sang, de vengeance du Kosovo, de Miloš Obilić, du Prince Marko. La madone universelle, qui ailleurs lui ouvre les portes de l'infini, est ici une simple Serbe. Malgré l'amour inspiré pour la liberté nationale, les poèmes patriotiques de Roses sont en conflit interne avec l'aspiration du poète à l'universel. Le poète y sacrifiera la poésie elle-même au nom de la lutte pour la liberté.

Zmaj Zmajjovini Djulici i Djulici Uveoci 1983

Dans certains poèmes patriotiques de Roses, convoitant la femme qu'il aime, Zmaj devient en rêve le héros qu'elle porte dans son imagination et, tel Miloš Obilić, mène un combat acharné pour la liberté. Du sang de la blessure infligée naît une rose ; elle symbolise à la fois la liberté, l'amante idéale et la prière d'un peuple opprimé qui souffre. Par la transformation lyrique des images et la sublimation des différents sentiments, Zmaj ouvre la voie à un nouveau mythe de l'union de l'amour et de la lutte pour la liberté du peuple. Les poèmes de Roses, néanmoins, ne se sont pas entièrement transformés en nouvelle symbiose mythique.

Bien qu'écrits en octosyllabes et en hexasyllabes populaires, les vers ont une nouvelle musique poétique. Le vers populaire traditionnel cède ici la place à des combinaisons syllabiques très libres (8+6 ou 8+5 ou 8+4 ou 7 + 6 ou 4+6), avec ou sans rimes, alors que des trochées sont parfois remplacées par des iambes. Le flot musico-émotionnel coïncide le plus souvent avec des séries d'images en parallèle où l'on trouve les couches sémantiques du poème. Ainsi, la structure rythmico-métrique elle-même, par sa musique, nous suggère le sens profond des images, c'est-à-dire la pensée lyrique de certains poèmes...

Dans Roses et Roses fanées, nous avons deux niveaux de sens lyrique. Au premier niveau se trouvent les émotions du poète, autrement dit les images et la musique à travers lesquelles elles revivent de manière évocatrice. Par ces mêmes procédés visuels et sonores, au plus profond du poème, le poète exprime sa conception de l'amour comme un universel grâce auquel il touche à l'Être – la substance. Pour lui, l'amour est lumière : le murmure des étoiles qui scintillent ; le chant de l'univers ; la prière à Dieu. L'amante idéale descend aussi du ciel ; elle élève au poète un temple de la foi en la vie. Dans l'intimité du lien religieux, Zmaj s'adresse à Elle dans ses vers comme à un être divin qui a réhabilité ce monde dans toute sa splendeur :

Tu as enflammé l'amour
Et tu as répandu la lumière,
Tu as inspiré les fleurs,
Tu as fait renaître mai.

Chez Zmaj, le dilemme existentiel romantique est particulièrement évident. Dès les premiers poèmes de Roses, on trouve le contraste entre la foi et le désespoir, la lumière et l'obscurité, la joie et la mélancolie, l'amour et la solitude. Aux vers lyriques chantants succèdent souvent les vers tristes, presque sombres, où la bougie de l'amour résiste à peine au souffle du doute. L'imagination du poète est en proie aux images démoniaques d'un chagrin passé qui l'obsèdent ; des maux l'assaillent et lui brisent le cœur, menaçant d'éteindre en lui la flamme que l'amante a allumée par l'étincelle de son âme lumineuse.

Vus comme un tout, les poèmes de Roses rappellent un contrepoint lyrique dans lequel alternent рајевина, l’éden et безњеница, l’existence-sans-Elle. Tantôt le poète est emporté par sa passion amoureuse et son âme ne peut plus se défaire de la femme qu'il aime, tantôt il doute de l'existence même de l'amour et s'éloigne d'elle.


Traduit par Armelle Meyer

Date de publication : décembre 2015

Date de publication : février  2016

> Roses, Roses fanées et autres poèmes

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>DOSSIER SPÉCIAL : Poètes romantiques serbes

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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