SERBICA   Romanticri N 15  
 СЕРБИКА
                       Revue électronique               
ISSN 2268-3445
           N° 15 /  février  2016                  
Romanticri N 15 

Dossier spécial

POÈTES  ROMANTIQUES

SERBES

Branko Radičević, Đura Jakšić,

Jovan Jovanović Zmaj et Laza Kostić

♦ SOMMAIRE ♦

* 

1.

♦ LE MOUVEMENT ROMANTIQUE SERBE ♦

Le romantisme et l’éclosion du lyrisme
par Jovan Deretić
Traduit par Alain Cappon

2.

BRANKO RADIČEVIĆ
1824-1853

Branko Radičević ou l'avènement de la nouvelle poésie serbe
par Boris Lazić

Les Adieux des étudiants, un poème dédié à l'intemporel
par Miodrag Popović
Traduit par Dragana Pajović

Choix de poésies :
 Les adieux des étudiants et autres poèmes
Traducteurs : M. Ibrovac, K. Mićević et J.-M. Bordier

Tristesse et souvenir
Traduit par Kolja Mićević

3.

♦   ĐURA JAKŠIĆ 
1832-1878

Présentation du poète et de son oeuvre, choix et traduction
de poèmes :
Boris Lazić 

Poète du drame individuel et des passions inassouvies 

Poésie d’une grande puissance émotive

Choix de poésies : Minuit et autres poèmes

4.

JOVAN JOVANOVIĆ ZMAJ
1833-1904

Un poète au vers musical et éthéré
par Boris Lazić

Le journal lyrique de Zmaj
par Miodrag Popović
Traduit par Armelle Meyer

 Roses fanées : un ouragan de douleur
par Duško Babić
Traduit par Armelle Meyer

Choix de poésies :
Roses, Roses fanées et autres poèmes
Traducteurs : B. Lazić, S. et M. Ibrovac, S. Petrović,
K. Mićević et V. Popović

5.

LAZA KOSTIĆ
1841-1910

La figure la plus achevée du romantisme serbe
par Boris Lazić

Un hymne au Mouvement romantique serbe
par Boris Lazić

En mémoire de Ruvarac & Le tombeau de Kosta Ruvarac
Traduit par Boris Lazić

Choix de poésies :
Parmi le rêve et le réveil et autres poèmes

Traduit par Kolja Mićević

6.

♦ UN POÈME – QUATRE TRADUCTIONS
SANTA MARIA DELLA SALUTE

« Du néant au paradis »
Présentation du poème par Duško Babić
Traduit par Dragana Pajović

Quatre traductions de Santa Maria della Salute
Traducteurs : M. Ibrovac, J.-M. Bordier, K. Mićević et V. Popović

*

1.  ♦ LE MOUVEMENT ROMANTIQUE SERBE ♦

Le romantisme et l’éclosion du lyrisme
par Jovan Deretić
Traduit par Alain Cappon 

[…] Au milieu des années 1840, le combat mené par Vuk Karadžić pour une littérature écrite en langue populaire entre dans sa phase ultime. De ce point de vue jouèrent un rôle de déclencheurs des livres publiés en 1847 : la traduction du Nouveau Testament, Les Lauriers de la montagne, et les ouvrages de deux jeunes nouveaux venus, Pesme [Poèmes] de Branko Radičević et Rat za srpski jezik i pravopis [Guerre pour la langue et l’orthographe serbes], un traité philosophique écrit par Đura Daničić. L’ère qui débute avec ces œuvres marque la victoire sans appel du romantisme en tant que mouvement littéraire. Alors qu’il n’était jusqu’alors que l’un des courants littéraires assez fortement mâtiné de classicisme, avec l’éclosion de Branko Radičević il se pose en contraire du classicisme et, ce dernier éteint, devient le courant stylistique dominant. Constituent les prémices du romantisme serbe la réforme linguistique de Vuk Karadžić, la poésie populaire et les influences européennes de différentes natures : la poésie allemande, surtout de Heine, Byron et le byronisme, Petöfi, Shakespeare pour le théâtre. Comme d’autres en Europe, le romantisme serbe était expressément lyrique. Le court poème lyrique, autobiographique, patriotique ou méditatif de contenu, constituait la forme principale de la poésie romantique. Au lyrisme étaient subordonnés deux autres genres poétiques, le poème byronien et le drame historique. Le lyrisme caractérise également la prose romantique dont les réalisations sont moins significatives. […] >Texte intégral<

2.  BRANKO  RADIČEVIĆ
1824-1853

Branko Radičević ou l'avènement de la nouvelle poésie serbe
par Boris Lazić

Branko Radičević est une de ces figures lumineuses et pérennes des lettres serbes dont l’éternelle jeunesse brille par-delà les siècles. Poète novateur à la mort précoce (il meurt de tuberculose à 29 ans !), d’une aisance verbale stupéfiante, il marque par son œuvre l'avènement de la nouvelle littérature serbe dans son ensemble. Délaissant l'expression classiciste et son vocabulaire slavon au profit de la langue vernaculaire et des formes poétiques héritées à la fois de la poésie romantique occidentale (Byron, Schiller, Uhland, Heine, Pouchkine) et de la poésie lyrique orale, il introduit en poésie un nouveau langage, de nouvelles formes, une nouvelle diction et dans un même mouvement introduit une nouvelle manière d'écrire, de percevoir, de ressentir. Son humour, sa jeunesse et sa spontanéité insufflent à ses poèmes une vivacité telle qu'elle fit cas d'école. […]

Branko Radičević a introduit dans la poésie serbe plusieurs nouvelles formes (dithyrambe, élégie, romance) et nouveaux thèmes: la vie lycéenne, la vie estudiantine et urbaine, l'insouciance de la jeunesse, l’hédonisme, l'amour, le regret de la fiancée défunte, l'exaltation des plaisirs où se mêlent avec brio poésie bucolique et érotique, un large éventail de sentiments et d’états d’âme, etc. […] >Texte intégral<

*

Les Adieux des étudiants, un poème dédié à l'intemporel
par Miodrag Popović
Traduit par Dragana Pajović

Les Adieux des étudiants [Đački rastanak, 1844] de Branko Radičević se caractérisent par une poésie sublime dans laquelle la réalité crue et tranchée se transforme en réalité lyrique. Tout se dissout et disparaît dans un magma lyrique de sorte que la poésie devient éthérique, au sens de poésie surnaturelle. Du début à la fin tout se passe dans un monde d’imagination mélodique dans lequel les mots prennent un sens inattendu. Le poème est en même temps imaginaire et concret, réel et irréel, sublime et vrai. Cette structure binaire, mariage de fantaisie et de naturalisme apparent, ne saurait être considérée comme une faiblesse, mais comme une richesse.

Tout au long du poème, la transformation est continuelle. On passe de la lumière aux ténèbres, de la joie à la mélancolie, de l'élégie au dithyrambe. Dans le choc des couleurs apparaissent de nouveaux rythmes, de nouvelles mélodies, des images poétiques s’agitent donnant une forte sonorité aux rimes. D’abord tout en vagues, le poème s’élève soudainement très haut, dans un état de douceur, tout en conduisant le poète vers la perfection et l’éternité, vers ce que tous les aspirants romantiques veulent atteindre, l'absolue beauté. […] >Texte intégral<

 
*

Choix de poésies :
 Les adieux des étudiants et autres poèmes
Traducteurs : M. Ibrovac, K. Mićević et J.-M. Bordier
- extraits -

LES ADIEUX DES ETUDIANTS
ЂАЧКИ РАСТАНАК

... Pan, pan ! petite tamboura, vibre joyeuse,
Fais résonner, frère, les cordes endiablées !
Ici aujourd’hui, où serons-nous demain ?
Formons la ronde, allons, secouez-vous !
Ohé ! frère ; vibrez, cordes ; pressons les pas,
Ohé ! Ce sont les étudiants qui dansent.

Kolo, kolo,
Tourbillonnant,

Ronde fougueuse,

Ensorcelée,

Entrelacée

Et brodée,

Bariolée

Et fleurie !
Par ici, frères, de toutes parts,
Que la danse nous réunisse ! […]

QUAND JE PENSAIS MOURIR

КАД МЛИДИЈА’ УМРЕТИ


Déjà le jaune aux frondaisons touffues,

Les feuilles s'en viennent tomber à terre :

Et plus jamais tous ces feuillages verts

Ne verrai plus !

Penche mon chef, mon visage a blêmi,

Mes yeux sont bus par cette maladie,

Sans force est mon bras, mon corps épuisé,

Mon genou défaille, en vient à céder !

L'heure du trépas a sonné pour moi.


Adieu la vie, adieu rêve splendide !

Adieu l'aurore, adieu le jour limpide !

Adieu le monde, autrefois paradis :
Désormais j'arpente un autre pays !
[...]

>Texte intégral<

*

TRISTESSE ET SOUVENIR
ТУГА И ОПОМЕНА
Traduit par Kolja Mićević
- extrait -

I

Ils sont partis déjà les gels froids,
les vaux, les monts plus ne sont blancs,
sur les fleurs ton pas avance droit,
ton œil voit partout la verdure, content.
L'aurore dorée, déjà on l'aperçoit,
dissipe sa beauté avec le beau temps.
Dans ton cœur tout éveille l'allégresse,
dans mon sein l'obscure tristesse.

II

Le chant dolent d'un petit oiseau
qui se cache dans le bois vert,
le cours des murmurantes eaux
qui dans les doux cailloux se perd,
la petite abeille à l'aimable écho
qui dans les fleurs boit le miel cher
c'est beau, mais plus grand fut le charme
quand mes yeux ignoraient les larmes. […]

 >Texte intégral<

3. ♦ ĐURA  JAKŠIĆ
1832-1878

Présentation du poète et de son oeuvre, choix et traduction de poèmes : Boris Lazić 

Poète du drame individuel et des passions inassouvies

Peintre, poète, dramaturge et nouvelliste, Đura Jakšić est une figure romantique par excellence. Admirateur de Rembrandt et Rubens en art, de Byron et  Petőfi en littérature, auteur à la forte individualité poétique, au lyrisme exalté, rebelle aux conventions, il est le poète du drame individuel et des passions inassouvies.


Profondément insatisfait de la vie, lyrique à la nature titanesque, aux explosions de colère qui baignent son œuvre, toute sa poésie s’exprime entre colère et langueur, fureur et nostalgie. Sa poésie se caractérise par une versification moderne, riche et variée, par un lexique dense, descriptif, par des néologismes rares et bienvenus, par une musique singulière du vers et de la diction où prédomine le thème de la solitude et d’une vive conscience de soi. Son imagination, puissante, esthétise les traces du vécu et les transmue en images, en poésie. Il y exprime sa nostalgie d’une fraternité de poètes et d’un amour apaisé, rédempteur, de la nature, de la vie, qui permettrait l’union quasi mystique de son « moi » à celui, impassible, de l’univers. [...]
>Texte intégral<

*

Poésie d’une grande puissance émotive

Bien qu’il ait œuvré dans tous les genres poétiques avec une égale aisance, la poésie lyrique de Đura Jakšić, représentée par quelques dizaines de poèmes, forme le noyau dur de son art qui demeure dans les limites thématiques du romantisme : le moi, la solitude, la nature (Орао / L’aigle ; На липару / Au bois de tilleul), la femme aimée, la patrie (Падајте браћо / Tombez, frères ; Ћутите, ћут’те / Taisez-vous, taisez), mais aussi les figures spectrales, menaçantes, de la nuit, de la mort (Божији дар / Le don de Dieu ; Мир / Quiétude ; Поноћ / Minuit). C’est le plus personnel des poètes du romantisme serbe, le plus ouvert, le plus franc. […] Sa poésie, riche en sonorités diverses, lorsqu’elle épouse le ïambe décasyllabique, s’abandonne à l’orchestration d’effets de style, de figures, d’épithètes (Отаџбина / La patrie). Dans ses poèmes de la solitude ou de visions spectrales, dans les scènes pathétiques, dans les explosions des passions, des émotions fatales, il aime produire la sonorité rauque provoquée par l’amoncellement de la consonne « r ». Il y a là tout un crescendo de maestria rhétorique, car tout se doit d’être fort, d’être sublime (Поноћ / Minuit). […] >Texte intégral<

*

Choix de poésies :
Minuit et autres poèmes
-
extraits -

Minuit / Поноћ

… Il est minuit.

Déesse muette vêtue d’une cape sombre ;

le sanctuaire des âmes libres…

A l’heure fatale, à l’heure de l’effroi –

est-ce une voix ?

sous l’aile obscure de la minuit sourde

telle une vague unique et lourde

qui roule par le large de l’océan –

un grondement sourd – serait-il mourant ?

surgirait-il des terrestres profondeurs ?

Les âmes y parsèment-elles leur clameur ?

La terre maudit-elle ses propres tourments ?

Ou bien le ciel fuit-il hâtivement,

pour ne plus entendre mon blasphème ?

Et pleurent les étoiles, le ciel lui-même,

une dernière fois la terre saluant…

Le monde resterait-il sans firmament ?

Plus aucune aube de poindre à la terre ?

Pour qu’obscurité –

demeure ?

On entend marcher…

Est-ce minuit en train de voyager ? […]

La patrie / Отаџбина

Et cette pierre du pays serbe,

qui, menaçant l’astre, fend les nuages,

au front ténébreux, par de sombres rides

nous conte les faits d’un lointain passé,

suggère d’une muette mimique

les profonds sillons de son visage.

[…]

Jusque-là, jusqu’à cette pierre, jusqu’à

ce mur, seulement,

tu fouleras, peut-être, impie, le sol.

Oses-tu poursuivre ?... Tu entendras

la manière dont la foudre transperce

la quiétude d’un libre pays :

tu comprendras de ton cœur apeuré

ce qu’elle te conte de sa voix hardie,

ivre d’épouvante tu cogneras

le front dégarni d’une tête rasée

sur la ferme roche de cette pierre…

Une seule idée, une seule pensée sourdеra

du fracas terrible de la mêlée :

«Te voici dans la Patrie des Serbes !... »

>Texte intégral<

4. JOVAN  JOVANOVIĆ  ZMAJ
1833-1904

Un poète au vers musical et éthéré
par Boris Lazić

Poète au vers musical et éthéré, à l’aise aussi bien dans la poésie lyrique que dans la ballade, dans l’invective satirique que dans le poème en prose – pour les besoins duquel il crée le beau terme de „prosaïde“ –  Jovan Jovanović Zmaj représente le cas de figure du grand poète national dans sa plus belle et sa plus noble acception. Par son œuvre lyrique, par son engagement politique, par la profusion même et la facilité avec lesquelles il évoque aussi bien la réalité des sentiments intimes que les évènements sociaux et politiques de son temps, celui que ses contemporains surnomment „Zmaj“ („le dragon“) présidera plus que tout autre – hormis Njegoš – à l'unification politique des Serbes, à la cimentation de leur identité nationale moderne par-delà les frontières des empires et principautés. […]

Le sommet de sa poésie demeure les recueils Ђулићи / Roses et Ђулићи увеоци / Roses fanées, poésies d’amour puis de regrets des êtres chers, disparus, qui, dans le deuxième livre, atteignent des sommets proprement philosophiques. Toutefois, on mesure aussi avec plus de justesse toute la finesse de sa verve satirique et polémique. […]  >Texte intégral< 

*

Le journal lyrique de Zmaj

par Miodrag Popović

Traduit par Armelle Meyer

 […] Lorsque l'on parle de Roses et de Roses fanées comme de journaux intimes, peut-être vaut-il mieux parler d'écrits purement lyriques plutôt que du récit poétique d'une histoire lyrique concrète, familiale. En surface, Roses est évidemment l'expression des sentiments de Zmaj pour Ruža ; on perçoit à ce premier niveau le bonheur idyllique de la famille bourgeoise. Mais l'intensité des émotions est si forte qu'elle met en sourdine l'idylle sentimentale, si bien que seul le lyrisme poétique est perceptible ; le jeu des images et des sons. Les sentiments raffinés et subtils, emportés dans une véritable musique poétique, se transforment en images sublimes : en elles l'émotion se teinte de mille nuances différentes. L'amour se voit, s'entend, les baisers eux-mêmes chantent. Du noyau lyrique incandescent émane un rayonnement d'amour dont nous sentons la chaleur tout au long du poème. […]

Dans Roses et Roses fanées, nous avons deux niveaux de sens lyrique. Au premier niveau se trouvent les émotions du poète, autrement dit les images et la musique à travers lesquelles elles revivent de manière évocatrice. Par ces mêmes procédés visuels et sonores, au plus profond du poème, le poète exprime sa conception de l'amour comme un universel grâce auquel il touche à l'Être – la substance. Pour lui, l'amour est lumière : le murmure des étoiles qui scintillent ; le chant de l'univers ; la prière à Dieu. L'amante idéale descend aussi du ciel ; elle élève au poète un temple de la foi en la vie. Dans l'intimité du lien religieux, Zmaj s'adresse à Elle dans ses vers comme à un être divin qui a réhabilité ce monde dans toute sa splendeur. […]  >Texte intégral< 

*

Roses fanées : un ouragan de douleur
par Duško Babić
Traduit par Armelle Meyer

[…] Pour comprendre les Roses fanées, il faut comprendre la particularité du chagrin qui les a fait naître : il n’en existe pas de plus grand, et il ne s’atténue jamais ; il n’existe pas un instant, ni une partie de l’âme qui puisse y échapper. C’est un chagrin absolu, qui change à jamais un homme au plus profond de lui-même. […]

Le chagrin dans les Roses fanées est un « trésor maudit » qui enrichit et qui anéantit. Il anéantit, car il met au pied du mur, il fait sortir de la vie ; il enrichit, car l’âme qui souffre reçoit une force inconnue des gens ordinaires avec leurs souffrances ordinaires, elle s’élève de manière supérieure au-dessus des illusions et s’approche de l’essence des choses, elle sort du cercle des vérités toutes faites et relatives et s’ouvre vers une Vérité absolue. Le désespoir absolu ne voit rien d’autre que la mort, et ne pense à rien d’autre qu’à Dieu. La douleur dépasse et réconcilie les opposés et ainsi prépare l’âme à se séparer du particulier et à s’élever vers l’Absolu. Lire les Roses fanées, c’est ressentir et comprendre la puissance de l’âme qui n’a pas d’autre choix que de s’élever parce qu’elle n’a plus nulle part où aller. […]  >Texte intégral< 

 *

Choix de poésies :
Roses, Roses fanées et autres poèmes
Traducteurs :  B. Lazić, S. et M. Ibrovac, S. Petrović,
K. Mićević et V. Popović

                        VIII

Le ciel est mort, la terre est morte,

Inertes sont les brumes grises ;

Les jours sont morts, mortes les nuits,

Seule une douleur vive se grise.

L’espoir est mort, il sombre, chute

Dans le giron d’un dieu de mort,

Tout ce qui le pouvait s’éteint,

La douleur seule ne puit encor.

La larme s’est à l’œil unie,

Elle aimerait s’éteindre là.

Mais d’un œil mort elle s’en retourne,

Pour retomber sur un cœur las.

Chute la larme depuis les cimes,

Pour éveiller le cœur défunt,

C’est là que les chants s’épanouissent,

Ces fleurs mortes sans nul parfum.

Traduction de Boris Lazić

                           XLV

Quand je chus dans ce monde,

dans ce monde plein de ténèbres,

on dit que j’ai beaucoup pleuré,

— Je ne me souviens, peut-être.

Quand la brume se dissipa

et l’aurore daigna apparaître

on dit que j’ai beaucoup chanté,

— Je ne me souviens, peut-être.

Mais en pressant le front pâle

comme en rêve me souviens, oui,

qu’en secret j’ai toujours craint

cette malédiction d’aujourd’hui.

Traduction de Kolja Mićević

Zmaj autographe

  >Texte intégral<  

5.  LAZA  KOSTIĆ
1841-1910

La figure la plus achevée du romantisme serbe
par Boris Lazić

Poète, dramaturge, traducteur littéraire, journaliste, philosophe et diplomate, Laza Kostić, juriste de formation, est la figure la plus achevée du romantisme serbe… Poète érudit qui atteint tôt à la maturité, il développe une pensée dont l’unité essentielle s’exprime par diverses formes littéraires. Adulé par sa génération puis vivement contesté par la critique positiviste, il sera, après sa mort, porté aux nues par ses successeurs – les poètes modernistes – qui verront en lui l’un des fondateurs de la poésie serbe moderne. […]

Ses poèmes et ballades se caractérisent, au même titre que ses pièces dramatiques, par des jeux de sonorité, des néologismes, des paradoxes et figures baroques où l'ironie et la réflexion sont entremêlées à des sentiments souvent élégiaques. […]

Héraclitien, philosophe de la beauté funeste et du pancalisme, Laza Kostić voit en tout phénomène la lutte des principes contraires. Il développe l’idée de la synthèse des sphères éthiques et esthétiques, de la pensée et de l’action, ainsi que l’idée du caractère tragique de la beauté. Selon lui, la forme artistique découlerait, conjointement, de « la spiritualisation du corps et d’une pensée rendue charnelle ». […] >Texte intégral<


 *

Un hymne au Mouvement romantique serbe
En mémoire de Ruvarac / Spomen na Ruvarca, 1865

par Boris Lazić

Alliant les motifs du Romantisme noir à la réflexion métaphysique, maniant l’ironie  et le second degré dans un propos touchant à l’essence de l’existence, Laza Kostić se prête à une interprétation libre des symboles bibliques dont le but est l’analyse des contradictions de la nature humaine. Entre regret de la jeunesse et éloge de l’esprit, ce deuil d’une amitié se veut aussi deuil d’un esprit et d’une œuvre inachevée : Kosta Ruvarac (1837-1863), critique littéraire et traducteur romantique, esprit vif et éclairé, eut une mort prématurée. En ce sens, ce poème représente un hymne au Mouvement romantique serbe. […] Les prémisses des motifs sont posées dès le poème Le tombeau de Kosta Ruvarac (1863). Dans cet éloge funèbre, l’irrévérence est de mise, pas le blasphème. Entre le temporel et l’idéal, intangible est la frontière. […]

Les deux plus beaux poèmes de Laza Kostić, maître incontesté de la ballade, l’un composé en vers libres (En mémoire de Ruvarac), l’autre, en vers rimés (Santa Maria della Salute), font l’un le deuil d’une amitié, l’autre d’un amour… Le fait que ses deux poèmes aient été composés l’un en début de carrière (1865), l’autre vers sa fin (1909), rend bien compte de l’essentielle unité éthique et esthétique de sa vision du monde, de son œuvre. >Texte intégral<

 
 *

En mémoire de Ruvarac & Le tombeau de Kosta Ruvarac

Poèmes traduits par Boris Lazić

- extraits -

En mémoire de Ruvarac

… La porte s’ouvrit en silence,
En silence apparut une ombre blanche –
Non, pas une ombre, un mort. L’épouvantable
Révélation pensait-t-elle étaler sous mes yeux
l’ensemble de ses prodiges,
de ses tueries, de ses résurrections ?
d’un « Bonsoir ! » le spectre me saluait :
je connaissais la voix ;
comme la brise de minuit qui, par les sépulcres,
ébranle des saules les blancs cristaux ;
je connaissais la voix ; ainsi respirait
dans ses heures dernières
Ruvarac Kosta
« Bonsoir » ! et sous le linceul,
il me tendait un squelette en guise de salut […]

Le tombeau de Kosta Ruvarac

« …Eveillez-le ! ---- Attends ! Surtout pas !

Et même si tu pouvais de ta main de mortel

éveiller, raviver la mort elle-même,

écarter la borne inchangeable

qui déchire en deux l’univers,

si tu pouvais de ta main téméraire arracher

du visage de Dieu l’immaculé voile

et nous en montrer le revers,

si même cela une force mortelle le pouvait 

pas même alors, pas ainsi, pas de la sorte !

Ne le réveillez pas, ayez pitié de lui !

Laissez-le profiter selon son bon désir

après la rude école de ces vacances-là…
[…]

                                                         *
>Texte intégral<

*

Choix de poésies :

Parmi le rêve et le réveil et autres poèmes
Traduit par Kolja Mićević

- extraits -

JE  REVE,  JE SONGE...

СНОВЕ СНИВАМ

Je rêve, je songe, je fais les

rêves, les songes perlés,

en rêve je vis, en rêve je respire,

ces petits rêves j’aime faire-les

mais je n’arrive pas à les écrire.


Je dois rêver, je dois songer,

j’en aimerais les images forger,

mais mes rêveries sont brèves,

je n’arrive pas à les faire loger

plus longtemps en mon cœur ailé. 

Mais penche tes seins vers les

rêves miens, tes seins perlés,

ces deux froides perles-gouttes :

ce froid rendrait ces rêves gelés,

il glacerait ces images toutes.

PARMI LE   RÊVE  ET  LE  RÉVEIL

МЕЂУ ЈАВОМ И МЕД СНОМ

O mon cœur abandonné,

qui t’appela devant mon seuil ?

fileuse de rêves sans fin

toi qui files des fils tant fins

parmi le rêve et le réveil.

O mon cœur encor fou,

que fais-tu de fils pareils ?

telle la fileuse tranquille,

ce que jour file, nuit effile,

parmi le rêve et le réveil.

O mon cœur courroucé,

           évite-moi ce dur écueil !

car alors comment se fait-il

que je te perds dans tous ces fils

           parmi le rêve et le réveil !

 >Texte intégral<

6 UN POÈME – QUATRE TRADUCTIONS
SANTA MARIA DELLA SALUTE

« Du néant au paradis »
Présentation du poème par Duško Babić
Traduit par Dragana Pajović

Prêt déjà pour la publication, le manuscrit d’une édition spéciale des poèmes de Laza Kostić, parue en 1909, a attendu dans l'imprimerie plus de deux mois pour que le poète y ajoute un dernier poème, Santa Maria della Salute, sans lequel son recueil lui semblait incomplet. La critique littéraire serbe mit une vingtaine d'années avant de remarquer ce poème. Il lui fallut presque autant de temps pour se rendre compte que le poète n'avait pas attendu deux mois, mais presque cinquante ans ! Car s'il ne l'avait pas enfanté, son œuvre antérieure n'aurait pu briller de « ce nouvel éclat » (T. Manojlović) détecté par la suite. […]

Dans son dernier poème, dans les derniers mots de sa vie et de sa poésie, Kostić a peint le sentiment de bonheur extatique d'unité avec le Dieu et le cosmos, un état de l’être accompli et exempt d'aspiration, où l'on n'attend plus rien de la vie… Le poème tout entier Santa Maria della Salute est, par conséquent, le regard sur la vie du point de vue de la sur-vie, la confession de l'âme transformée par la connaissance ultime surpassant toute connaissance, par ce qui n’est dit « ni dans l'écrit, ni dans le chant lui-même », ce que « seul pressent le prophète extasié ».


Cette transformation spirituelle a apporté à Kostić une force poétique inconnue auparavant, lui permettant de renforcer et de réunifier toutes ses connaissances et pensées. A ainsi vu le jour un cas unique dans toute la poésie serbe, où l’ultime création d'un poète absorbe toutes les autres, alors que ces dernières en pressentaient le sens et l'attendaient. 
>Texte intégral<

 * 

Quatre traductions de Santa Maria della Salute
Traducteurs : M. Ibrovac, J.-M. Bordier, K. Mićević et V. Popović 

[...]
Две се у мени побише cилe,
мозак и срце, памет и сласт.
Дуго су бојак страховит биле,
к'о бесни олуј и стари храст:
Напокон силе сусташе миле,
Вијугав мозак одржа власт,
разлог и запон памети худе,
Ѕanta Maria della Ѕalute.
.
.
Памет ме стегну, ја срце стисну',
утекох мудро од среће, луд,
утекох од ње — а она свисну.
Помрча сунце, вечита студ,
гаснуше звезде, рај у плач бризну,
смак света наста и страшни суд —
о, светски сломе, о страшни суде,
Ѕanta Marіa della Ѕаllute! [...]

1.

[…]

Deux  puissances en moi s'affrontèrent,

    Le  cerveau  et le cœur,  la raison et l’amour

Leur long combat me déchira,

     Tel un vieux chêne battu par  l'orage ;

Enfin succombe la plus tendre,

     La victoire alla au subtil cerveau,

Source et limite de notre pauvre sagesse,

Santa Maria della la Salute

La raison l’emporta, je durcis mon cœur ;

     Fou de bonheur, soumis, je m’enfuis,

Je m’enfuis d’elle – et la mort la prit.

     Le soleil sombra dans la nuit éternelle,

Les étoiles s’éteignirent, le paradis pleura,

Ce fut la fin du monde, le jugement dernier –

O écroulement, ô damnation ! –

Santa Maria della la Salute
[…]

    Traduction de Miodrag Ibrovac

 2.

[…]

Deux forces en moi se firent la guerre,

le cerveau et le cœur, plaisir et raison,

terrible et long combat se livrèrent,

orage furieux et chêne au vieux tronc :

les forces chéries à la fin plièrent,

propos et but de l'odieuse raison,

le cerveau tortueux les a domptées,

Santa Maria della Salute. 

Pris de raison, je fis taire mon cœur,

écartant le bonheur, fou que je suis,

je fuis loin d'elle, - et la voilà qui meurt.

Le froid règne, le soleil s'obscurcit,

le paradis soudain éclate en pleurs,

fin du monde, astres éteints, tout est nuit,

terre livrée au Jugement dernier,

Santa Maria della Salute.

[…]

    Traduction de Jean-Marc Bordier

3.

[…]

Deux forces en moi s’affrontèrent,

cerveau et cœur, l’un fol l’autre sage.

C’était un combat plein de colère,
tel le vieux chêne et l’orage ;

si douces forces churent, au contraire

sinueux cerveau prit l’avantage,

cause de notre savoir limité,
Santa Maria della Salute. 

Raison vainquit, je durcis mon cœur,

je fuis sobrement mon bonheur, fou ;

je m’enfuis d’elle et elle meurt.

Le soleil sombre, le gel couvre tout,

étoiles éteintes, paradis en pleurs,

fin du monde et redoutable courroux

ô chute totale ô Courroux redouté,
Santa Maria della Salute.

[…]

               Traduiction de Kolja Mićević

4.

[…]

Les forces contraires en moi s’opposèrent

     cerveau et cœur, raison et volupté,

longtemps  bataille sauvage ils se livrèrent,

tel le vieux chêne contre bourrasque déchaînée,

à la fin les forces de cœur armes déposèrent,

     le sinueux cerveau l'a emporté,

l’implacable raison l'y ayant aidé

Santa Maria della Salute.

Par la raison bridé mon cœur se serra,

     sagement j'évite mon bonheur et, fou,

je m'enfuis d'elle – et là elle trépassa.

     Le soleil s'éclipsa, il gèle partout,

les astres ternirent, le paradis pleura,

     c’est la fin du monde, le Ciel en courroux,

apocalypse et jugement dernier

Santa Maria della Salute.

[…]

  Traduction de Velimir Popović

 >Texte intégral<

Revue  éditée avec le soutien de  :

Université Bordeaux Montaigne  
MSHA
EA 4593 CLARE
Ministère de la culture de la République de Serbie

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Minuit / Поноћ

… Il est minuit.

Déesse muette vêtue d’une cape sombre ;

le sanctuaire des âmes libres…

A l’heure fatale, à l’heure de l’effroi –

est-ce une voix ?

sous l’aile obscure de la minuit sourde

telle une vague unique et lourde

qui roule par le large de l’océan –

un grondement sourd – serait-il mourant ?

surgirait-il des terrestres profondeurs ?

Les âmes y parsèment-elles leur clameur ?

La terre maudit-elle ses propres tourments ?

Ou bien le ciel fuit-il hâtivement,

pour ne plus entendre mon blasphème ?

Et pleurent les étoiles, le ciel lui-même,

une dernière fois la terre saluant…

Le monde resterait-il sans firmament ?

Plus aucune aube de poindre à la terre ?

Pour qu’obscurité –

demeure ?

On entend marcher…

Est-ce minuit en train de voyager ? […]

La patrie / Отаџбина

Et cette pierre du pays serbe,

qui, menaçant l’astre, fend les nuages,

au front ténébreux, par de sombres rides

nous conte les faits d’un lointain passé,

suggère d’une muette mimique

les profonds sillons de son visage.

[…]

Jusque-là, jusqu’à cette pierre, jusqu’à

ce mur, seulement,

tu fouleras, peut-être, impie, le sol.

Oses-tu poursuivre ?... Tu entendras

la manière dont la foudre transperce

la quiétude d’un libre pays :

tu comprendras de ton cœur apeuré

ce qu’elle te conte de sa voix hardie,

ivre d’épouvante tu cogneras

le front dégarni d’une tête rasée

sur la ferme roche de cette pierre…

Une seule idée, une seule pensée sourdеra

du fracas terrible de la mêlée :

«Te voici dans la Patrie des Serbes !... »

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