Duško Babić


"Du néant au paradis"

Santa Maria della Salute de Laza Kostić



Kostic Lenka

 



Prêt déjà pour la publication, le manuscrit d’une édition spéciale des poèmes de Laza Kostić, parue en 1909, a attendu dans l'imprimerie plus de deux mois pour que le poète y ajoute un dernier poème, Santa Maria della Salute, sans lequel son recueil lui semblait incomplet. La critique littéraire serbe mit une vingtaine d'années avant de remarquer ce poème. Il lui fallut presque autant de temps pour se rendre compte que le poète n'avait pas attendu deux mois, mais presque cinquante ans ! Car s'il ne l'avait pas enfanté, son œuvre antérieure n'aurait pu briller de « ce nouvel éclat » (T. Manojlović) détecté par la suite. Ce poème était attendu et appelé par tous les poèmes précédents de Kostić et, une fois « éclos », il les a tous emmenés dans l'immensité de ses profondeurs.


La première lecture du poème laisse sceptique : de quoi parle-t-il ? A cet égard, citons Mladen Leskovac, l’un de meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Kostić, qui décrit ainsi sa première rencontre avec le poème : « Je l'ai lu, donc. Je ne pourrais pas vous décrire plus simplement mon état d’esprit à ce moment : j'étais stupéfait ! » Et Leskovac d'ajouter : « Je n'ai rien compris. » Sous un même titre portant le nom d'une église vénitienne baroque, le poète a réuni une profusion de thèmes différents dont il aurait pu composer tout un recueil de poèmes : la confession douloureuse de son amour tardif pour Lenka Dundjerski, la confession à la mère qu'il n'a pas connue, le repentir agenouillé face à la Vierge, une réflexion encore ­– Dieu seul sait combien il y en avait auparavant – sur la beauté, la nation serbe, le cosmos, l'amour, la terre et le ciel, le corps et l'âme. Comment tout cela a-t-il pu constituer un seul poème ?

Il commence avec une prière pour le pardon des péchés adressée à la Vierge, ou plutôt à l'église qui lui est dédiée. Cette église a été vue par le poète une seule fois au cours de sa lune de miel avec Julia Palanački en 1895. Il a écrit à son propos également trente ans avant de la voir, dans son poème « Le mariage du doge », mais d'une manière différente, comme un jeune nationaliste enflammé pleurant « les pins serbes » utilisés à sa construction. À la lumière de nouvelles découvertes sur la vie, il s’aperçoit de son erreur et s'en repent. Avant cela, être Serbe combatif devait vouloir dire pour lui couper les têtes ennemies, un défi titanesque, mais maintenant que son âme a pu entrevoir « l'autre côté », il sait que dans cette extase de jeunesse il n'y avait que « le bruit de la populace », beaucoup de colère, de haine et d’artifice. Rien sur terre ne peut être grand s’il n'est pas prêt à s’incorporer dans quelque chose de plus grand que soi-même : dans ce qui est à la fois immuable, sacré et beau, et qui de là-haut éclaire notre léthargique existence terrestre. Il a trouvé l'absolu, le féerique dont il était nostalgique dans ses odes à la sérbité, mais pas selon son habitude ancienne. Non pas dans le peuple serbe en tant que sanctuaire, mais dans la nation serbe en tant que fondement de la relique.


De la même manière, le poète renonce à ses anciennes conceptions de beauté : dans Santa Maria della Salute,  le beau n'est plus basé sur des idées empruntées et le principe de la synthèse, sur le legs d'anciens sages tels Shakespeare, Héraclite, Goethe, Homère, mais sur le contact direct avec l'âme cosmique, sur l'état de l’être s’ouvrant sur l'éternité. L'origine et le sens de la beauté sont dans le sacrifice de l’éphémère au nom de l'éternel, dans le cheminement menant du péché de l’existence terrestre moribonde à la lumière d’une existence intemporelle. Que la question de la beauté soit introduite dans le poème par l’intermédiaire du motif de l'église – création à la fois religieuse et artistique – n’est pas fortuit. Kostić pensait que l'essence de la beauté reposait dans la polarité surmontée, mais il voit maintenant que le beau est inséparable du sacré, le beau et le sacré étant eux-mêmes inséparables de l’être aimé. C'est le fondement de l'identification surprenante de la Vierge Marie, de son temple, de la mère et de la femme aimée. Cette identification n'est nullement une métaphorisation, ni une construction artistique. L'expérience mystique, à la source de ce poème, voit la Madone / l'église, la mère et l'aimée comme ne formant qu’un : une beauté-lumière-amour-bonheur, l'âme du monde se révélant à l'âme élevée du poète.

La pénitence du poète s'élargit et s'approfondit dans la troisième et la quatrième strophes. L'objet de la repentance n’est plus seulement les idées fausses qu’il se faisait de la nation serbe et de la beauté, mais de toute la vie. Tel est le mot clé dans cette partie du poème – « tout », répété quatre fois dans deux octaves : « Tout ce que mon cœur a rêvé naguère / la réalité me l'a tout brisé… »* Le péché est tout ce pour quoi il s'est battu et ce qu'il désirait autrefois, tous ses rêves et ses espoirs, toutes ses erreurs. Transformé mystiquement, assagi et éclairé après les réunions d'outre-tombe avec Lenka, le poète qui a passé son existence en défi et résistance admet enfin que sa vie n'aura été que peine et égarement. La vie qu’il menait n'aura été que péril et poison, et c'est la raison pour laquelle il a si violemment injurié le monde, les gens, Dieu lui-même. Maintenant en chrétien, il admet tristement que tout est uniquement de sa faute : « c'était [à cause de] ma tête, et son inanité… »*


Le reste du poème, de la cinquième strophe jusqu'à la fin, évoque son histoire d'amour avec Lenka : d’abord sa « partie terrestre », leur rencontre, leur bonheur éphémère, la mort de Lenka (de la cinquième à la neuvième strophe), puis le signe qu'elle lui adresse de l’au-delà, « le mariage céleste » et sa volupté (de la dixième strophe à la fin).


Le poète considère sa rencontre avec Lenka comme une transformation de sa propre vie, et celle du cosmos tout entier. Avant même leurs « réunions célestes », elle a apporté quelque chose de divin, jusqu'alors inconnu. Cette rencontre divise sa vie en deux parties, ou mieux encore – en deux vies. C'est une telle évidence que cela se remarque déjà dans le premier verset où elle fait son apparition dans le poème : « 
C'est alors que ma fée m'est apparue… »*. Cet « alors » scinde en deux le temps terrestre en un « avant » et un « après », en ténèbres et lumière. Voilà pourquoi pour son apparition le poète utilise uniquement les verbes « de lumière » qui n’ont pas [en serbe] de formes personnelles car ils ne désignent pas les activités humaines sur terre mais les phénomènes qui se produisent dans le cosmos. Sa rencontre avec Lenka est une providence céleste, une nécessité supérieure. C'est seulement dans ce poème que le nom donné à une femme – « une fée » devient de son propre droit ce à quoi il aspire par ses sens.


Surnaturel et mystérieux, l’amour pour Lenka a apporté un rayonnement à sa vie, mais étant particulièrement différent de tout ce que la vie sur terre peut représenter, cet amour n'était pas en mesure d'en faire partie. Dans cette vie, le poète est un vieil homme oublié, mis au ban de la société. Elle, jeune beauté instruite et riche, est assaillie par de jeunes prétendants. Par conséquent, son subconscient imprégné des codes en vigueur et d’interdictions est violemment heurté par cette conscience où s’affrontent la tête et le cœur, la raison et la volupté. « Le vieux chêne » n'a pas résisté à « la tempête amoureuse ».

Puis vient le « Jugement dernier » – sa mort,  la « fin du monde » – la crainte que la vie ne redevienne la sombre léthargie qu’elle était avant l'aube. Mais, c’est justement au moment où la douleur augmente jusqu'à atteindre son paroxysme, où plus rien sur terre ne lie l'homme à lui-même, que l'âme est prête à entendre « la voix de l'au-delà » : « 
Or de là-haut elle apparaît vivante / comme si Dieu lui-même avait surgi »* Avec ces vers commence la dernière partie du poème dans laquelle est évoquée la vie mystique du poète, « une vie au-delà de la vie » décrite dans son Journal intime tenu secret, alors qu'il vivait le mariage prosaïque avec Julija Palanački. Dans le mariage céleste tout semble identique au mariage terrestre, mais incomparablement plus beau, plus complet, plus puissant. Il n'y a aucune contrainte de temps, de frontière, de soucis – tout a été mis « à l'ombre du paradis ». Ce qu'il a imploré durant toute sa vie, ce qu’il a poursuivi à travers le monde, lui a été rendu en dehors du monde.

Dans la dernière strophe de son dernier poème, dans les derniers mots de sa vie et de sa poésie, Kostić a peint le sentiment de bonheur extatique d'unité avec le Dieu et le cosmos, un état de l’être accompli et exempt d'aspiration, où l'on n'attend plus rien de la vie. L'univers tout entier – jadis espace lumineux infini mais froid (« Mon étoile ») – a été réchauffé par le feu de l'amour : le poète a vaincu le temps et la mort, il a dépassé les frontières. Tout ce qui a précédé cette expérience indicible était le néant – le vide, l'exil de la vraie vie. Le poème tout entier Santa Maria della Salute est, par conséquent, le regard sur la vie du point de vue de la sur-vie, la confession de l'âme transformée par la connaissance ultime surpassant toute connaissance,
par ce qui n’est dit « ni dans l'écrit, ni dans le chant lui-même »*, ce que « seul pressent le prophète extasié »*.

La diversité de ce poème vient de l'état d'âme dont est issu l'être mystiquement transformé par l'expérience spirituelle, rempli du cosmique et du sacré. Cette transformation spirituelle a apporté à Kostić une force poétique inconnue auparavant, lui permettant de renforcer et de réunifier toutes ses connaissances et pensées. A ainsi vu le jour un cas unique dans toute la poésie serbe, où l’ultime création d'un poète absorbe toutes les autres, alors que ces dernières en pressentaient le sens et l'attendaient.



Traduit du serbe par Dragana Pajović

* Les citations marquées d’un astérisque sont tirées de la traduction de Santa Maria della Salute de Jean-Marc Bordier, in Poèmes serbes, Belgrade, PLATO, 2002.

Date de publication : décembre 2015


Date de publication :  février 2016

> Quatre traduction de Sanata Maria della Salute
> Laza Kostić
DOSSIER SPÉCIAL : Poètes romantiques serbes

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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