Vingt ans après sa première publication, le roman de Radoslav Petković Destin et commentaires, que la critique juge l’un des romans majeurs de la littérature serbe des dernières décennies du XXe siècle et l’un des meilleurs romans lauréats du prix NIN, est de nouveau disponible pour les lecteurs, cette fois aux éditions Laguna. C’est là ce qui motive cette conversation. […]
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Sonja Ćirić : Avez-vous apporté des modifications dans le roman à l’occasion de cette nouvelle édition ?
Radoslav Petković : Juste un détail dans une phrase. J’avais à l’époque commis une erreur en écrivant qu’un général de Kossuth, Jozef Böhm, avait été fusillé à Arad. En vérité, il avait fui en Turquie et était devenu général et pacha. Comme cette partie du roman est un récit à la première personne, j’ai mis : « Je pensais alors qu’ils avaient fusillé Böhm à Arad »… un jeu teinté d’ironie où l’auteur se moque de l’auteur. Pour me justifier de cette erreur, je rappellerai l’impossibilité à l’époque de vérifier sur Google et la nécessité de dénicher un livre quelque part où figurait cette entrée. Et en 1992-1993, les livres étrangers n’étaient pas aussi accessibles. Sinon, je n’ai rien changé car j’aurais probablement dû apporter quantité de modification, réécrire le roman. Montaigne, à son propre propos, dit que son moi d’alors et son moi d’aujourd’hui sont en réalité deux êtres différents. Ce qui ne signifie pas que l’un soit plus intelligent que l’autre, ou plus stupide, mais seulement qu’ils sont autres et, en conséquence, écrivent différemment. Mieux ou moins bien, jamais nous ne le saurons.
Destin et commentaires édition française, 1998
► Sommes-nous devenus accrocs à l’Histoire ?
♦ L’Histoire se trouve à l’aube même de la création littéraire. L’Iliade décrit un siège qui s’est déroulé dans un passé relativement lointain, y compris pour les lecteurs de l’époque, et j’ajouterai pour les auditeurs car ces vers se récitaient à haute voix, se déclamaient. Nous pouvons bien sûr objecter que pour les Grecs, ce n’était pas de l’Histoire, car il s’agissait d’un mythe, les philosophes ayant finalement fait ce grief aux poètes, mais c’est chez eux qu’a pris naissance le concept d’« Histoire », et il existait même une déesse de l’Histoire. Ce concept était bien sûr différent comparé à celui que nous connaissons aujourd’hui, mais à l’époque moderne sa signification évolue et s’interprète de multiples façons.
Et nous en arrivons à la question : Qu’est-ce donc que l’Histoire ou, plus exactement, l’historiographie ? Est-elle une science qui s’attache à découvrir le passé ou une forme de discours métaphorique sur le présent ? J’aime cette phrase d’Antal Serbo, un écrivain hongrois, selon lequel l’Histoire est le domaine du mensonge véridique. Une métaphore, j’en conviens, quelque peu obscure, comme d’ailleurs toutes les autres. Peut-être est-ce qui fait qu’elle me plaît.
S’agissant de l’Histoire, il existe une confusion méthodologique intéressante entre la matière et la discipline. La sociologie, par exemple et pour dire les choses simplement, est la science qui étudie la société. L’Histoire est quant à elle la science qui traite de l’Histoire. Il y a un instant, j’ai utilisé le terme « historiographie » afin de distinguer la discipline de la matière, mais cette différenciation ne se fait que rarement et de façon exceptionnelle. L’Histoire, donc, se définit dans l’identité de l’histoire que l’on raconte et du thème, du discours et de la matière, ce qui la rend très proche de la littérature. Qu’Aristote ait fait cette comparaison, ne serait-ce que pour en souligner les différences, ne relève donc pas du hasard.
►Partagez-vous la thèse selon laquelle tout s’est déjà produit ? Faut-il voir là la raison pour laquelle vos romans ne parlent pas du temps présent ?
♦ Je ne pense pas que tout se soit déjà produit. Le concept de cycle qui est dans votre question serait à mes yeux acceptable mais à une condition : il ne s’agit pas d’un mouvement qui décrirait un cercle, mais une spirale. Si bien que, si un événement en apparence semblable se produit, en réalité il ne l’est pas parce que survenu à un autre endroit de la spirale. Quant à la question « Mes romans parlent-ils ou non du temps présent ? », elle se rattache à ce que nous avons évoqué précédemment, la nature même de l’Histoire. Je suis même enclin à penser que mes romans parlent exclusivement du temps présent, Souvenir parfait de la mort inclus quoique son action se déroule au temps de la chute de Byzance.
► Quoique le roman soit la forme littéraire la plus lue et que l’essai pointe au bas de l’échelle des lectures, vous en écrivez. Que peuvent les essais que les romans ne peuvent pas ?
♦ Je peux faire mien le jugement selon lequel les essais ne sont pas lus mais à ceci près que si on les lit peu chez nous, leurs tirages, disons en France, peuvent se révéler très importants. Mais je ne saurais dire précisément ce que peuvent les romans ou les essais, leur écriture est différente. Une distinction que l’on faisait jadis dirait que le roman se base sur la mimesis, donc sur une certaine imitation de la réalité, et que l’essai prétend exprimer une vérité sur cette réalité. Il reste qu’imiter la réalité sans en avoir ne serait-ce qu’une vague idée est impossible, même quand on est sceptique et qu’on considère qu’on ne saurait parvenir à quelque vérité que ce soit. Mais peu importe : afin de lire vraiment un roman, le lecteur doit accepter, ne fût-ce que brièvement, que ce qu’il lit est comme le réel. Pour le théâtre, c’est plus clair encore : afin de s’accoutumer au spectacle et, le cas échéant, de le goûter, il faut oublier le carton-pâte ou le plâtre des décors, oublier que l’on a devant soi des acteurs qui gagnent leur pain à la sueur de leur front, et, quelque temps du moins, faire comme si ce qui se déroule devant nous était véritablement la réalité.
Dans un essai, le comme si tombe, l’auteur affirme sans détour que ses paroles sont la vérité même si ce n’était là, pour en revenir à Montaigne, qu’une vérité à laquelle un jour, dans certaines circonstances, et donc à l’instant où il écrivait, il croyait fermement sans qu’elle le contraigne à y croire toujours par la suite. Ou on peut encore dire : dans le roman existent des personnages en nombre plus ou moins grand ; dans un essai, il n’en est qu’un – l’auteur. Montaigne affirme donc dans ses Essais que la seule chose qu’il décrive, c’est lui-même. Montaigne n’écrivait pas des essais – « e » minuscule à essais – ; son livre a pour titre Les Essais, au sens de tentatives, d’expériences, et une bonne traduction en serbe serait Ogledi. Le livre est divisé en chapitres et, contrairement aux interprètes ultérieurs, jamais Montaigne n’a intitulé aucun chapitre « essai ». Ce titre ne se rapporte qu’au livre vu dans son ensemble, en tant que pluralia tantum, il faudrait le retraduire un jour en serbe, mais opérer un choix parmi les Essais de Montaigne serait de même nature qu’en faire un dans Don Quichotte ou Guerre et paix. Montaigne parle en apparence de tout et de rien, mais quand il lui fallait énoncer clairement ce dont il parlait, la réponse était : de moi, exclusivement. Quand j’écris un roman, il me faut tenir compte de mes personnages, de ce qu’ils disent et font, il me faut en quelque sorte parvenir à rendre ce comme si acceptable pour le lecteur ; quand j’écris un essai, je suis affranchi de cette obligation. Je suis donc beaucoup plus personnel quand j’écris un essai. […]
► Il y a environ quatre ans de cela, Destin et commentaires a paru dans une édition qui regroupait cent romans slaves afin de soutenir la traduction dans les pays de langues slaves. Quel objectif a été atteint ?
♦ Très honnêtement, je n’ai aucune idée de l’évolution de ce projet, il faut interroger les personnes directement impliquées. Si je dis que je leur souhaite le plus grand succès, ce n’est pas une phrase conventionnelle car c’est là un projet d’importance, comme tout autre projet visant à rendre la littérature accessible aux lecteurs de langues différentes. Je suis très satisfait que, dans le cadre de ce projet, mon roman ait paru en traduction slovaque.
► Vous êtes traducteur. Comment jugez-vous le travail de ceux qui entreprennent de vous traduire.
♦ Plusieurs de mes livres sont traduits en français, mais ma connaissance du français est loin de me permettre de juger d’une traduction même si je pense qu’Alain Cappon est un bon et très consciencieux traducteur. Je connais mieux l’anglais et je trouve les traductions très bonnes, à commencer par celle des titres. Je ne parle pas les autres langues, c’est en hongrois que je suis le plus traduit, et je fais toute confiance à Gabor Csordas.
Alain Cappon
► Destin et commentaires est le roman serbe qui a reçu le plus de récompenses littéraires. Dans quelle mesure cela vous préserve-t-il des critiques négatives de vos autres livres ?
♦ Je n’y ai jamais réfléchi. D’un côté, quand on avance en âge et qu’on a, disons, passé la soixantaine, on a le droit absolu de tenir la critique négative de son œuvre pour une absolue stupidité. Je veux dire que se pose là un problème de communication, et il est très possible que dans leur appréciation réciproquement négative, et l’écrivain et le critique aient raison. Quand un critique juge un roman mauvais, il est, d’un point de vue statistique, probablement dans le vrai : un grand nombre de romans sont mauvais, voire catastrophiques. Mais l’ennui est que cette règle s’applique à l’ensemble de la production littéraire, si bien que, et d’un point de vue de nouveau statistique, cette critique est très vraisemblablement nulle et non avenue.
Je n’avancerai pas comme preuve les mauvaises critiques des grandes œuvres, il y a pléthore de livres qui sont vantés, louangés pour de très mauvaises raisons. Disons que lorsque la majorité des lecteurs instruits cite le nom de Proust, ils vous parlent de thé et de petites madeleines, jamais de toilettes publiques. Or Proust a consacré un nombre appréciable de pages aux toilettes publiques des Champs-Élysées et à la dame pipi dite la marquise – il n’y a pas chez lui que des marquises au nom ronflant. C’est là justement, dans ces toilettes, que sa grand-mère a fait une crise cardiaque. Soit dit en passant, Proust n’aimait pas le thé, mais la bière, ce qui sonnait insuffisamment poétique. Sinon les compliments sur la poésie de sa prose, sur son raffinement l’exaspéraient, il priait ses amis critiques de ne pas en parler. Mais rien n’y a fait : en Angleterre on avait commencé la traduction de son livre et lorsqu’il a été publié, le traducteur enthousiaste l’avait intitulé Rembrance of Things Past, ce qui est un emprunt à un sonnet de Shakespeare, pensant manifestement que la traduction littérale de À la recherche du temps perdu manquait par trop de poésie. Proust lui a écrit une lettre pour le remercier de ses efforts, mais aussi pour pointer à son attention que la traduction du titre était des plus inadéquates. Le temps perdu, en français comme en serbe, a plusieurs significations et, donc, aussi le sens du temps que l’on perd en vaine oisiveté. Et Proust qui avait longuement cherché un titre tenait beaucoup à ce double sens car ses personnages perdent fréquemment leur temps, certes au sens métaphorique et poétique, mais aussi en vaquant à des trivialités. Rien n’y a fait, la traduction anglaise a conservé son titre poétique, et plusieurs dizaines d’années plus tard, le traducteur serbe devait lui aussi être gêné par la tonalité insuffisamment poétique de la traduction littérale et nous allions avoir Traganje za iščezlim vremenom – La Quête du temps évanoui. Proust est donc canonisé, honoré, et même lu, mais comme l’a dit une théoricienne américaine, son œuvre est soumise au processus de « kitchérisation », ce qui fait de lui, au niveau de la réception, l’écrivain le plus kitchérisé. D’autres artistes ont connu pareilles mésaventures, tel Mozart que le public dit spécialiste a longtemps tenu pour l’auteur de compositions joyeuses et dont la douceur est aujourd’hui autant appréciée par une bonne partie du public instruit que celle de ces friandises que sont les boules Mozart ; tout cela est le fruit d’une histoire inexacte sur les funérailles misérables qui furent celles de Mozart. La morale est d’un pessimisme noir : certains peuvent, au prix de beaucoup d’efforts et d’amour, traduire des centaines de pages sans rien comprendre.
► Quand vous remplissez un formulaire, qu’inscrivez-vous à la rubrique « Profession » ? Écrivain ? Qui peut se dire écrivain chez nous, celui qui écrit des livres ou celui qui vit de sa plume ?
♦ Si vous jetez un coup d’œil au tirage des livres, vous vous rendrez compte que l’on ne saurait vivre de son écriture. L’auteur reçoit environ un euro par exemplaire vendu et ainsi, pour avoir des revenus décents, il lui faut publier plusieurs livres par an et à la condition que, vu leurs tirages modestes en Serbie, ils se vendent bien
► Écrire est-il fuir la réalité ?
♦ L’écriture, les livres participent de la réalité. La chose est facile et désagréable à établir quand une étagère chargée de livres vous tombe sur la tête. Cet exemple peut bien entendu vous révolter mais réfléchissez à ceci : le terme grec à l’origine de nombreux mots, dont Bible et bibliothèque, est tiré du nom du port où on achetait du papyrus avant de le transporter en Europe. L’écriture, nous dit l’archéologie, n’est pas née du désir de l’homme de consigner des histoires captivantes et de sages pensées, mais de noter très précisément les quantités de blé et d’huile d’olive dans un magasin pour que celles-ci ne dépendent pas de l’honnêteté d’un gardien, d’un magasinier. Souvenons-nous de Proust et gardons-nous de toute poétisation ultérieure, infondée, pour ne pas dire de toute kitchérisation.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Date de publication : juin 2016
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