SERBICA | |
СЕРБИКА |
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♦ SOMMAIRE ♦ |
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1. ♦ SOUS LA LOUPE ♦
Radoslav Petković (1953) |
Un érudit à l’esprit d’explorateur par Milivoj SrebroEcrivain phare de la génération apparue sur la scène littéraire au début des années 1980, Radoslav Petković – romancier, nouvelliste, essayiste et traducteur de l’anglais – est perçu comme l’héritier et le successeur de Borislav Pekić et de Danilo Kiš, maîtres reconnus de la prose serbe contemporaine. Erudit à l’esprit d’explorateur et à l’imagination débordante, toujours en quête de nouveaux modes de narration, il est l’auteur d’une œuvre très variée sur les plans thématique et formel. […] Radoslav Petković a publié jusqu'à présent deux recueils de nouvelles, Communication sur la peste (1989) et L’Homme qui vivait dans les rêves (1998), et cinq romans parmi lesquels une attention toute particulière méritent Des ombres sur le mur (1985), Destin et commentaires (1993) et Souvenir parfait de la mort (2008). : ils démontrent avec brio comment le roman d’aventure – aventure qui repose aussi sur une recherche de l’Histoire « vraie » ou encore sur une quête spirituelle – peut se transformer, grâce au talent de l’auteur, en aventure du roman, en une véritable aventure de l’écriture. […] Lauréat des prix littéraires les plus prestigieux en Serbie, Radoslav Petković a également attiré l’attention des traducteurs et des éditeurs à l’étranger : ses livres sont publiés jusqu’à présent dans plusieurs pays européens, y compris la France (chez Gaïa éditions). >Texte intégral< * I. RADOSLAV PETKOVIĆ PAR LUI-MÊME Ce que la littérature représente pour moi Pour moi, la littérature est une nouvelle chance à chaque fois offerte de parler de l’invisible : de tout ce qui ne hurle ni ne braille à seule fin de stupéfier et de choquer l’espace d’un instant, de tout ce qui aspire, non à quinze minutes de gloire, mais à quinze siècles de présence dans les mémoires. Mais la littérature est également la chance de conquérir de nouveaux espaces, en tout premier lieu électroniques. […] Il est indubitable qu’Internet permet à son utilisateur de parcourir une œuvre et, à partir de faits réunis à la va-vite sur l’auteur et sur le livre, de construire un semblant de sens à la Frankenstein. Mais les nouveaux médias ne sont pas les destructeurs de l’érudition classique car ils donnent à vrai dire un sens aux nouvelles manières de lire un livre par la voie électronique. Et, dirais-je même, de l’écrire. Le verbe « lire », dit Daniel Pennac dans son étude sur la lecture, ignore l’impératif. Son livre dément que la littérature soit un culte et rappelle que la lecture est un plaisir, comme l’amour pour Banović Strahinja dans le drame éponyme de Borislav Mihajlović-Mihiz : une obligation qui se désire. >Texte intégral< * Entre l’Histoire et les rêves Indépendamment de l’environnement – civilisationnel, social – qui est le nôtre, le rapport entre les êtres fini et infini, l’homme et Dieu, est la question clé qui détermine dans une large mesure toutes les autres questions et problèmes. Cette question est, à dire vrai, celle du sens même de notre existence. * Je ne suis pas convaincu qu’il existe quelque chose qui tienne d’un semblant de liberté d’action. Seule existe la possibilité, plus ou moins grande, d’agir librement. * Chacun a droit à sa propre compréhension et à sa propre interprétation d’un texte littéraire, et la manière dont l’auteur voit son texte ne représente jamais qu’une interprétation et une compréhension parmi toute une kyrielle d’autres possibles et égales en droit. * À maintes reprises on m’a interrogé sur le rôle social de l’écrivain, et j’ai toujours répondu qu’il était absolument semblable à celui d’un dentiste ou d’un garde-frein de tramway. Les professions sont une chose, et dès lors que nous parlons d’engagement, nous sommes uniquement, et exclusivement, des citoyens. >Texte intégral< * Littérature et Histoire Qu’est-ce donc que l’Histoire ou, plus exactement, l’historiographie ? Est-elle une science qui s’attache à découvrir le passé ou une forme de discours métaphorique sur le présent ? J’aime cette phrase d’Antal Serbo, un écrivain hongrois, selon lequel l’Histoire est le domaine du mensonge véridique. Une métaphore, j’en conviens, quelque peu obscure, comme d’ailleurs toutes les autres. Peut-être est-ce qui fait qu’elle me plaît. * Je suis même enclin à penser que mes romans parlent exclusivement du temps présent, Souvenir parfait de la mort inclus quoique son action se déroule au temps de la chute de Byzance. * Quand j’écris un roman, il me faut tenir compte de mes personnages, de ce qu’ils disent et font, il me faut en quelque sorte parvenir à rendre ce comme si acceptable pour le lecteur ; quand j’écris un essai, je suis affranchi de cette obligation. Je suis donc beaucoup plus personnel quand j’écris un essai. * Quand un critique juge un roman mauvais, il est, d’un point de vue statistique, probablement dans le vrai : un grand nombre de romans sont mauvais, voire catastrophiques. Mais l’ennui est que cette règle s’applique à l’ensemble de la production littéraire, si bien que, et d’un point de vue de nouveau statistique, cette critique est très vraisemblablement nulle et non avenue. * L’écriture, les livres participent de la réalité. La chose est facile et désagréable à établir quand une étagère chargée de livres vous tombe sur la tête. Cet exemple peut bien entendu vous révolter mais réfléchissez à ceci : le terme grec à l’origine de nombreux mots, dont Bible et bibliothèque, est tiré du nom du port où on achetait du papyrus avant de le transporter en Europe. >Texte intégral< * […] Les années 1990 furent une cassure brutale, une entaille profonde dans nos vies… Preuve fiable s’il en est que cette époque fut mauvaise, la grande Histoire engloutit l’histoire personnelle, individuelle. Je me suis alors trouvé à tenir un rôle que je n’avais jamais désiré jouer et que jamais plus je ne souhaite jouer : orateur lors de rassemblements de masse. La première fois, c’était à Belgrade, près de la fontaine place Terazije où un journal télévisé alternatif avait été organisé pour dénoncer la manière dont la télévision rendait compte des événements. Je devais par la suite prendre la parole à plusieurs reprises, devant des auditoires plus ou moins nombreux selon les circonstances, de quelques dizaines à plusieurs milliers de personnes, et à ma propre surprise, on me jugea bon orateur. La dernière fois, ce fut à Stara et Nova Pazova le 4 octobre 2000 [à la veille de la chute de Milošević]. J’ignore si je suis un bon ou un mauvais orateur, mais je sais quel est le pire discours que j’ai prononcé : du haut de la corniche du siège, naguère, du Parti démocrate, en face du palais Albanija. La corniche était suffisamment large pour s’y tenir sans risque, mais je suis plutôt sujet au vertige, et quand j’essaie de me remémorer ces instants, je ne peux que conjecturer, il ne reste plus rien de ce que j’ai dit ; une chose m’obnubilait : les rires que j’aurais suscités en piquant une tête au milieu de cette foule. […] >Texte intégral< * II. SOUS LA LOUPE DE LA CRITIQUE L’histoire comme espace sensible : Le roman dont il sera question ici a été publié en 1985 à Belgrade, soit huit ans avant le célèbre Destin et commentaires (1993). Tout comme cette œuvre postérieure, Des Ombres sur le mur évoque les média visuels. En suivant les pérégrinations d’Ivan Vetručić, son personnage de picaro et de cinéphile né dans un bourg croate sur l’Adriatique (Istrie) à la fin du XIXe siècle, l’auteur retrace l’histoire du cinéma ou plutôt sa préhistoire. Son roman embrasse la photographie et les films muets pour s’achever sur la diffusion du premier film sonorisé en 1928, Les Lumières de New York. […] Il s’agit également d’un roman sur l’Histoire, la « vraie » serait-on tenté de dire. Cette partie de l’intrigue s’étend de 1876 à 1927 et fait surgir, aux côtés des personnages fictifs, des personae historiques comme l’officier de l’armée serbe Dragutin Dimitrijević Apis (par exemple dans le chapitre « Une curiosité de Belgrade : la košava » ). L’époque des grands empires, ottoman et austro-hongrois, touche à sa fin. […] Mouvements révolutionnaires et sociétés secrètes, notamment « La jeune Bosnie » et « La Main noire », dont fait partie l’officier Apis, appellent à l’éveil des peuples, appel dans lequel certains historiens décèlent la vieille inspiration panslaviste : la Yougoslavie naîtra des ruines de la Grande Guerre. A propos Des Ombres sur le mur, un critique affirme qu’une histoire alternative du XXe siècle s’y écrit à partir de celle du cinéma et de ses « images animées ». En effet, certains épisodes traitant de l’Histoire sont racontés en partant de photographies ou de films, souvent peu connus et parfois privés, ce qui peut légitimer l’idée d’une « histoire alternative ». Cette idée est également justifiée par le rôle éminent dans l’histoire des sociétés que le romancier fait porter à la contingence et au hasard. Le présent article tentera de montrer que la manière dont le cinéma – son univers, son imagerie, sa spatialité – surgit dans ce roman, ainsi que celle dont il est perçu par les personnages, sont elles-mêmes liées au propos sur l’Histoire. […] >Texte intégral< *Sur la peste […] Il faut d’abord préciser que ce livre tient autant du roman (ainsi qualifié sur le site de son éditeur, Gaïa, mais la mention est absente sur le livre) que du recueil de nouvelles. Neuf textes (nouvelles et/ou chapitres) composent l’ensemble, et s’ils sont liés par des motifs secondaires, quelquefois même subsidiaires, ils peuvent être lus parfaitement indépendamment les uns des autres. La peste, présente en tant que maladie dans l’un ou l’autre, se fait rapidement mythologique et se déploie métaphoriquement dans tous. Enfin, la contamination s’achève entièrement par la peste littéraire devenue littérale, puisque tous les éléments du livre sont, une fois la lecture achevée, placés au même niveau, indifférenciés et le recueil (ensemble d’éléments épars et singuliers) devient roman (matière commune) : ce que Girard considère comme caractère essentiel de la peste, « universellement présentée comme un processus d’indifférenciation, une destruction des spécificités. » […] >Texte intégral< *Un dialogue intertextuel avec la tradition culturelle et littéraire L’un des grands succès littéraires de la fin du XXe siècle en Serbie, Destin et commentaires a valu à son auteur nombre de récompenses dont le prestigieux prix NIN décerné au roman de l’année. […] C’est un livre qui suit le modèle du roman historique postmoderne ou de la métafiction historiographique ainsi que Linda Hutcheon a défini cette forme de narration. À l’image du roman historique traditionnel, la métafiction historiographique présente un récit prenant, propose une image réaliste de la réalité historique, mais, simultanément, remet en question et sape de l’intérieur les conventions du genre par le recours à l’ironie, à l’utilisation d’un code double, à l’ambivalence sémantique, à des stratégies intertextuelles et métanarratives. Le retour à l’intrigue classique s’accompagne dans Destin et commentaires d’un jeu de genres ironique et complexe dans lequel se combinent, se relativisent et s’utilisent dans des fonctions changées des modèles narratifs différents. Le dialogue intertextuel avec la tradition culturelle et littéraire enrichit le récit du point de vue thématique et se déroule sur divers plans, aussi bien par le biais d’allusions, de commentaires, de paraphrases et de citations que par la transformation de la méthode narrative elle-même qui, par ses modifications indique les différentes phases de l’évolution du genre romanesque. […] >Texte intégral< A lire : Plus il passait de temps à cuver chez sa paysanne, plus Stojan Jovanovitch, à ses rares moments de présence chez lui, se montrait enclin à s’épancher ou, plutôt, à soliloquer longuement sur le passé, ses ancêtres et sa nation. Nous ne sommes en ce monde, dit-on souvent, que des voyageurs de passage. Stojan Jovanovitch illustrait, en quelque sorte, parfaitement ce destin. Son père s’était expatrié, et lui-même avait quitté sans y faire souche le pays qui l’avait vu naître, ne laissant que quelques modestes tombes à proximité d’une église en bois. De l’absence de souvenirs tangibles naît l’affabulation. Stojan Jovanovitch y trouva un ultime refuge et se mit à raconter tout ce qu’il savait du passé : peu de choses en vérité ou, dans son esprit, peu de choses qui vaillent d’être racontées. Il usa donc de toute son imagination – une imagination qu’il avait riche ; en un mot, il se mit à mentir, beaucoup et frénétiquement. […] >Texte intégral< * Un « polar ésotérique » Comme dans ses romans précédents, Radoslav Petković propose au lecteur un voyage dans le temps mais, cette fois, dans un temps plus éloigné encore : la fracture que furent dans l’histoire de l’humanité l’agonie de l’empire romain d’Orient et la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 … Simultanément, le lecteur est convié à un voyage dans l’espace du monde d’alors, de la moribonde Œcoumène réduite à une simple polis et ses faubourgs, à Mistra dans le Péloponnèse, de l’Asie mineure jusqu’en Italie de la Renaissance et même en Angleterre. […] Roman historique, Souvenir parfait de la mort amalgame subtilement religion, philosophie, théologie et… magie, mais sans jamais lasser par un didactisme pesant. […] Pour saisissante, jamais l’érudition de Radoslav Petković n’entrave le fil narratif : selon Vladimir Arsenijević, « tout s’intègre dans un hypertexte [constamment maintenu] en arrière-plan » ; les citations de la Bible, des règles monastiques de saint Basile le Grand, du Traité sur les mystères de Jamblique viennent toujours en contrepoint du récit qu’ils éclairent d’un jour particulier. Par ailleurs, les références à W.B. Yeats et les citations de cet auteur relatent les premiers pas de l’ésotérisme européen ; la révélation que fait Pléthon aux Occidentaux des enseignements de Platon et d’Hermès Trismégiste jette les fondements de l’école néoplatonicienne dont l’influence sera immense sur la Renaissance.
Pour sa complexité, certains critiques ont qualifié Souvenir parfait de la mort de « polar ésotérique ». >Texte intégral< A lire : Cet hiver-là à l’école de Scholarios, j’entendis pour la première fois le nom de Georges Gémistos. Tout récemment, murmurait-on, il y enseignait et, en réalité, commandait cette infernale confrérie ; parti en Orient, il s’était initié là-bas à des pratiques mystérieuses, démoniaques, qu’il avait ensuite transmises à ses élèves. Mais ces allégations se chuchotaient, et vaguement, car cette histoire faisait problème : Gémistos n’avait pas été brûlé, châtiment sans doute mérité pour un hérétique de cet acabit, et il n’avait pas sauvé sa peau en fuyant l’empire tête baissée. Bien sûr, il lui avait fallu quitter Constantinople, mais pour s’installer à Mistra où il jouissait de la protection du despote tout en conservant, semble-t-il, la sympathie et du vieil empereur et du jeune. Incriminer Gémistos à trop haute voix pouvait s’interpréter comme une accusation portée contre eux, et la loi se montrait sur ce point très sourcilleuse. […] >Texte intégral< * Recherche de l’Histoire alternative dans l’œuvre de Radoslav Petković […] La philosophie de Platon (en particulier Phédon) est le point où se rejoignent certaines sphères d’intérêt de Radoslav Petković déjà remarquées dans ses romans précédents. Dans ses deux derniers recueils d’essais, À propos de Michel-Ange et Internet byzantin, ainsi que dans Souvenir parfait de la mort, l’interprétation que Petković nous offre de Platon devient le point obligé duquel analyser les changements qui s’opèrent dans le code poétique de son œuvre. Dans « Pourquoi Platon était malade », essai qui figure dans Internet byzantin, Petković démontre le manque de fiabilité de l’Histoire, la possibilité de l’interpréter et de la considérer sous des angles parfaitement inhabituels, et, en même temps, l’impossibilité ou de la contester ou de la démontrer. « L’étude de l’Histoire n’est rien d’autre qu’une interrogation sur le présent ». Cette citation d’un certain Collingwood rappelle par ailleurs les réflexions qui soutiennent la thèse du complot selon laquelle les documents historiques sont toujours cachés au public et entre les mains de Seigneurs du monde réels ou fictifs. Mention est également faite du rêve de nombreux historiens, la mise au jour du Document des documents qui confirmeraient ou infirmeraient que les documents existants sont dignes de foi. Naturellement, Petković s’aligne dans ses essais, mais aussi dans sa prose, sur la théorie de Platon selon laquelle nous serions reclus dans une caverne afin de nous empêcher de découvrir la vérité vraie et de n’en contempler que le seul reflet, l’Histoire et le présent échappant à toute connaissance. […] >Texte intégral< |
2. ♦ L’ART DE LA NOUVELLE ♦
Nouvelles traduites par Alain Cappon |
Rétrécissement
par Radoslav Petković — Ce matin, je me sens... à l’étroit dans cette chambre. Alors qu’il la surveillait depuis plusieurs jours, un nouvel élément l’intrigua, qui lui fit peur. Le lendemain, donc, ils appelèrent le psychiatre qui leur donna rendez-vous le jour suivant à midi… […] >Texte intégral< * Colonne vertébrale, 12 mars Quel que soit mon point de départ, tout en moi s’est nivelé, chaque jour est pareil, chaque nuit toujours pire, et tout tourne autour de ce 12 mars 2003. Je me réveille comme jamais auparavant, l’obscurité m’entoure, je balance mes fesses dans mon fauteuil et je me fais rouler sur la terrasse pour regarder les étoiles dans le ciel. Je sais leurs positions, même par temps couvert. Qu’importe le jour, qu’importe l’heure, qu’importe le temps qu’il fait, plus rien ne m’importe. Ce sacré, ce maudit 12 mars, il faudrait pourtant que je l’oublie, que je mette un point final. Ce que j’ai fait ce jour-là, où j’allais, pourquoi je descendais la rue Balkanska, tout est effacé. Il me reste à oublier… sauf que je me demande comment. Sitôt que je mentionne cette date, aussitôt tous me disent qu’ils en ont assez de remuer ce merdier, que j’arrête de faire d’un diable deux, que ce n’est pas un jour du calendrier fêté par l’Église, qu’il y a des gens chargés de s’occuper de cela et de rendre leur jugement. Le 12 mars pour eux, c’est l’assassinat du Premier ministre. Et moi, je n’ai plus qu’à rendre grâce à Dieu et aux anges, à une femme et aux médecins d’être toujours en vie. […] >Texte intégral< * Aréopagite par Ljiljana DugalićLe patient de la chambre 2 des soins intensifs, solidement ceinturé à son lit, bien que plongé dans un profond sommeil après l’administration de puissants sédatifs et bizarrement immobile sous les couvertures comme s’il était dans un coma tout aussi profond, donnait malgré tout des signes manifestes d’agitation et de vie avec une partie de son corps engourdi. Ses lèvres. Ses lèvres qui s’agitaient même si aucun son n’en sortait. Yorgos Ristov avait été échangé avec le dernier groupe de prisonniers quoiqu’il n’eût pris aucune part dans le conflit armé ni même eu d’activité hostile qui lui aurait valu l’étiquette de traître dans la ville où il était né, celle, aussi, dont son père était originaire. […] On supposait qu’il avait été violé, sodomisé, mais l’examen pratiqué avait apporté un certain soulagement et indiqué clairement que le Dr Yorgos n’avait pas été victime de violences ni de sévices, qu’il ne souffrait pas de blessures. Pourquoi alors ne faisait-il que se taire, cligner des yeux, ouvrir de temps en temps les paupières… Pourquoi également remuait-il les lèvres sans prononcer un seul mot intelligible, pourquoi poussait-il par instants de profonds soupirs accompagnés de sanglots ? C’étaient là des questions qui, toutes, demeuraient sans réponse et qui, du même coup, empêchaient de poser un diagnostic précis, autre que contusio cerebralis. […] >Texte intégral< |
3. ♦ VIE ET CINÉMA ♦ Aleksandar Petrović (1929-1994) |
Les confessions d’un artiste de premier rang […] Particulièrement antidogmatique, marqué par le syndrome du soliste exceptionnellement doué, Petrović a écrit de la poésie et de la prose, des scénarios et des essais, très remarqués pour leur nouvelle approche du cinéma européen, a fait de la mise en scène au cinéma et au théâtre. Comme venu de la Renaissance dans l’univers grisâtre et rigide du régime communiste, il est parvenu très tôt à acquérir, au prix de grands sacrifices et de violentes attaques, une indépendance tout à fait particulière. […] Persécuté et méprisé par le régime de Tito, il a réalisé, grâce à sa singularité et sa nature créative pharaonique, outre de nombreux documentaires, une dizaine de films artistiques parmi lesquels le plus connu en France est J’ai même rencontré des Tziganes heureux, 1967. […] Européen de par son éducation et sa culture, il s’est penché dans ses mémoires (Tous mes amours - périscopes aveugles), ainsi que dans ses films, sur les destinées tragiques des hommes et des nations avec un esprit protecteur, un engagement instinctif et une grande préoccupation pour le malheur des gens, accusant ses contemporains d’indifférence. C’est ce qui explique l’intérêt dont il fit preuve toute sa vie pour les Tziganes, enfants du vent, comme il les appelait… D’ailleurs, l’hymne tzigane Djelem, djelem… est une chanson qui fut découverte dans une taverne de Sombor, au nord de la Serbie, par ce réalisateur plein de tempérament, d’intelligence et de sensualité. On sait qu’elle deviendra ultérieurement l’hymne des Tziganes, sur toute la planète. […] Artiste d’une époque de transition, dans un pays où les périodes de développement et de culture alternent toujours avec des guerres, locales ou mondiales, il est, dans ses mémoires, un chroniqueur des mœurs, unique, influent, imaginatif. […] >Texte intégral< * Tous mes amours - périscopes aveugles par Aleksandar Saša Petrovićtraduit par Brigitte Mladenović et Ljiljana Đurić - extraits - (Comment j’ai découvert la chanson Djelem, djelem…) [...] Dès le seuil de l’auberge, nous entendîmes, en provenance de l’estrade, à travers la fumée et en dépit du vacarme, les sons du futur hymne tzigane Djelem, djelem… qui s’envolait dans la nuit par la porte ouverte. La chanson Djelem, djelem… est bien une chanson du père Mikajlo Lakatoš. Je l’entendis alors pour la première fois à Sombor… Quoi dire encore sur Mikajlo Lakatoš ? Mes chers Roms, vous avez le cœur plus grand que n’importe qui… Et celui de Mikajlo était l’un des plus grands, un vrai cœur de Rom ! Les sons de votre hymne, la chanson Djelem, djelem… (et j’ai contribué moi aussi un peu à en faire votre hymne) flottent aujourd’hui encore au-dessus des toits de Bolman, Apatinska Mala, Bogojevo, Nikolinci, Monoštor, Balata, Mali London… On les entend parfois même la nuit à Belgrade, en contrebas de la morgue actuelle et de la clinique universitaire, là où se trouvait avant la guerre le quartier appelé Jatagan Mala, ce qui signifie le bout du monde. [...] J’ai utilisé la chanson Djelem, djelem… dans le film Trois et dans J’ai même rencontré des Tziganes heureux. Le père Mikajlo apparaît en tant qu’acteur dans ces deux films, de même que la petite Olivera, qui a chanté merveilleusement bien Djelem, djelem… à l’Olympia, bien mieux que Tereza Kesovija, qui est par ailleurs ma chanteuse préférée. [...] * (L’Amérique et le mythe d’Icare) [...] Sur un grand espace désert, une sorte de square, s’étaient rassemblés plusieurs milliers de hippies. Ils attendaient patiemment que l’orchestre monte la sonorisation sur le camion. Puis la musique a commencé… Une musique tirant ses origines de Harlem, du Bronx, de Watts et des autres ghettos. Et des cafés du Middle West ; car, qu’est-ce que le rock and roll sinon un mélange de blues et de folk… En fait, c’est comme chez nous : les Tziganes et les chanteuses de cafés. Mais le tout ennobli par le Nouveau Monde, l’Amérique, qui a tout emprunté aux autres et a rendu tout ce qu’elle a emprunté meilleur, plus grand, plus neuf. [...] * (Tchetniks, paysans, Allemands et Russes) […] J’étais jeune et plein de compassion… Je demandai au soldat de l’Armée rouge où étaient les Allemands de Rakinac. Le Sibérien éclata d’un grand rire russe, amical, puis d’un geste indiqua la terre sous laquelle ils étaient ensevelis et ajouta : « Ils ne sont plus de ce monde… ». |
4. ♦ LA CULTURE FACE AU MARHÉ ♦
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Pour la culture, contre les industries créatives […] Qu'est-ce donc que la culture ? C’est en premier lieu une activité à laquelle on s’adonne par passion et non dans le but de gagner de l'argent. Si votre objectif est de gagner de l'argent, orientez-vous tout de suite vers une autre activité. Aujourd'hui, les industries culturelles se nomment de plus en plus des copyright based industries ̶ c'est à dire basées sur les droits d'auteur. Une perspective à première vue fantastique, qui permettrait aux artistes de vivre de leur travail. Mais à regarder la réalité de plus près, environ 90 % de ces droits d’auteur reviennent aux corporations et non aux artistes. Ensuite, les pays (dont la France et la Serbie) qui parlent de droits d'auteurs sont peu nombreux. Les autres pays parlent de "copyright" car il n'y a plus d'auteurs. A qui revient l'argent 90 ans après la mort de l'auteur ? Quel auteur préférera que cet argent soit versé quelque part 90 ans après sa mort, plutôt que de souhaiter que son œuvre passe dans le domaine public ? […] >Texte intégral< |
Revue éditée avec le soutien de : Université Bordeaux Montaigne |