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Radoslav Petković
       Radoslav Petković


 

RADOSLAV PETKOVIĆ

ENTRE L’HISTOIRE ET LES RÊVES

Propos recueillis par S. Kostić

 

                                                                                                                    

In Vreme, N° 427, 26 décembre 1998.


Petkovic Covek koji je ziveo u snovima 

Čovek koji je živeo u snovima
[L’Homme qui vivait dans les rêves]

 
 

S. Kostić : Qu’est-ce qui pousse un écrivain vivant au temps de la « technosphère », de la culture pop, et de l’abandon des « grandes histoires » à se consacrer au réexamen de l’immémorial mais, dans le même temps, originel rapport entre l’homme et Dieu ?

Radoslav Petković : Vous-même parlez de rapport « originel ». Je crois que cette partie de votre question recèle la réponse. Indépendamment de l’environnement – civilisationnel, social – qui est le nôtre, le rapport entre les êtres fini et infini, l’homme et Dieu, est la question clé qui détermine dans une large mesure toutes les autres questions et problèmes. Cette question est, à dire vrai, celle du sens même de notre existence. Il faut, en outre, avoir conscience que la réponse à cette question ne saurait s’énoncer simplement, et qu’il serait, peut-être, plus exact de dire que se présente là tout un éventail de réponses que nous donnons à nos actes plutôt qu’à nos dires.

Le problème du temps, auquel vous revenez fréquemment, apparaît dans le recueil L’Homme qui vivait dans les rêves à travers le jeu pratiqué avec la perception linéaire que nous en avons. Est-ce là une manière de montrer que dans différents segments (temporels), le présent se contracte avec le passé et le futur ?

Dans l’instant présent, naturellement, se contractent et le passé et le futur, le passé par ses conséquences, le futur étant encore en gestation. Déterminer avec précision ce que sont vraiment présent, passé, et futur est impossible (je crois comprendre que les psychologues affirment que le présent recouvre une période de deux secondes) ; ce sont davantage des catégories auxiliaires sur la base desquelles nous analysons les événements que des déterminants temporels réellement solides. Disons trivialement que le présent se transforme sans discontinuer en passé et que le futur est l’une de ces énigmes quotidiennes mais difficiles à résoudre auxquelles nous sommes en permanence confrontés, ce qui fait qu’il n’existe probablement pas d’écrivain qui, après s’être penché sérieusement sur le problème du temps, puisse trouver acceptable le concept de la linéarité du temps.

Homme qui vivait dans les reves

L’Homme qui vivait dans les rêves
édition française, 1999

Que signifie exactement poser les éternelles questions à une époque où l’Histoire s’accélère ? Vous semble-t-il que, de cette manière, un soutien implicite est apporté à l’état insoutenable qui se reflète dans une apparence de fonctionnement optimal (tout est à sa place : le pouvoir, l’opposition, les médias libres, les intellectuels libres qui critiquent le régime…) ? Ce semblant de liberté d’action est-il plus dangereux que la répression ouverte ?

Si ce que vous nommez les éternelles questions sont véritablement celles, essentielles, qui touchent au sens de notre existence, elles ont alors une signification propre et éminemment politique. Par ailleurs, je ne peux certifier savoir ce que sous-entend le concept de semblant de liberté d’action. Nous vivons certes dans un pays où on ne saurait parler d’un quelconque semblant de liberté d’action ou, dans le meilleur des cas, que nous puissions toujours moins en parler, car nous sommes toujours plus confrontés à une agression très franche et très brutale. Je me garderai de parler de certains autres pays et sociétés mais, de même, je ne suis pas convaincu qu’il existe quelque chose qui tienne d’un semblant de liberté d’action. Seule existe la possibilité, plus ou moins grande, d’agir librement.

Que ressentez-vous quand vous lisez ou entendez les interprétations des livres que vous avez écrits ? Les compréhensions erronées sont-elles un compromis dans une longue série d’autres auxquels l’écrivain doit consentir afin de participer à ce qui se nomme « la vie sociale » ?

Chacun a droit à sa propre compréhension et à sa propre interprétation d’un texte littéraire, et la manière dont l’auteur voit son texte ne représente jamais qu’une interprétation et une compréhension parmi toute une kyrielle d’autres possibles et égales en droit. Ce n’est pas une question de compromis mais ce qui se trouve dans la nature même de la lecture.

L’écrivain est, d’un autre côté, un être privilégié qui abuse de son statut pour agir sur les plans politiques et autres par le « mélange des genres » (d’« écrivain » et de « citoyen »).

La responsabilité de cette confusion incombe aux écrivains, mais pas à eux seuls. À maintes reprises on m’a interrogé sur le rôle social de l’écrivain, et j’ai toujours répondu qu’il était absolument semblable à celui d’un dentiste ou d’un garde-frein de tramway. Les professions sont une chose, et dès lors que nous parlons d’engagement, nous sommes uniquement, et exclusivement, des citoyens.

Cette forme d’engagement permet-elle d’apaiser la conscience et, de manière relativement facile, d’atteindre la référence biographique souhaitée ? Avez-vous fait et dit tout ce que vous pouviez ?

Je crains que non. Je pourrais ajouter « comme beaucoup d’autres », mais je ne doute pas que ce ne serait là qu’un apaisement de conscience effectué à peu de frais. D’un autre côté, l’engagement politique comporte peut-être certains éléments permettant d’apaiser sa conscience, mais que nous reste-t-il d’autre par les temps que nous vivons ?

Corto Maltese, le héros de Hugo Pratt, un auteur que vous aimez bien, évolue, à l’image de certains personnages de L’Homme qui vivait dans les rêves, entre rêve et Histoire, sans quitter l’un ou l’autre. Cette dualité est-elle pesante ?

hugo pratt affiche art deco corto maltese

Affiche d'art Corto Maltese 'Un héros, moi' - Hugo Pratt
 © www.illustrose.com

Elle est nécessaire, nous vivons tous ainsi. La seule question est de savoir si nous l’admettons ou non. C’est la voie que suivent nos vies, et les rêves – malgré la conception répandue et frivole qu’on en a – ne sont pas la représentation d’une vie plus belle et meilleure. Nous faisons souvent des rêves effroyables et qui le sont au moins autant que certaines heures de l’Histoire.

Dans la forêt de voix des différents personnages, où se situe celle de l’auteur ?

Un peu partout et nulle part.


Traduit du serbe par Alain Cappon

Date  de publication : juin 2016


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