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Homme de lettres, orateur, prédicateur, enlumineur, Gavril Stefanović Venclović était ecclésiastique ; moine, il était lié à la fraternité du monastère de Rača (proche de Bajina Bašta, en Serbie) qui, lors de la grande Migration des Serbes en 1690, s’installa en Hongrie méridionale (les actuelles Hongrie et Voïvodine serbe) et fonda dans ces contrées de nouveaux foyers spirituels. Dans ses écrits, Venclović se disait fréquemment le disciple de Kiprijan Račanin, un prêtre érudit qui, à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècles, avait institué une école où l’on enseignait la littérature et la peinture, où l’on cultivait les traditions byzantines de la culture serbe ancienne (moyenâgeuse) tout en étant également ouvert aux nouveaux courants baroques qui, alors, dominaient sur la scène européenne. De fait, l’ensemble de son œuvre d’homme de lettres et de peintre peut s’analyser dans ce contexte de transfiguration des modèles anciens – marqués par l’appartenance séculaire de la culture serbe à la civilisation byzantine – et d’éveil aux tendances stylistiques baroques de l’époque. Un précurseur de la poétique du classicisme et du (pré)romantisme Gavril Stefanović Venclović écrivait dans l’idiome du peuple et en slavon serbe, langue canonisée « littéraire » dès le Moyen Âge. Il utilisait cette dernière dans les textes pour s’adresser à un public cultivé et au clergé – pour répondre, donc, aux besoins de l’Église, et dans les textes touchant à la prière et au service divin : leur orthographe n’avait pas été réformée, et ils étaient écrits en vieux caractères cyrilliques d’église. Toute une série de volumineux livres manuscrits – conservés dans les fonds d’archives à Moscou, à Szentendre, ou à la SANU, l’Académie serbe des sciences et des arts de Belgrade – se rangent dans cet opus. Sept mille pages manuscrites environ appartenant à ce cycle se rapportent davantage à l’art plastique qu’à la littérature serbe : Venclović les a richement enluminées de toutes sortes d’illustrations, lettrines, éléments figuratifs et miniatures artistiques complexes. La majeure partie, totalement individuelle, de l’œuvre littéraire de Venclović est écrite en langue populaire et, ce, entre 1732 et 1746. Dans les recueils manuscrits de ce cycle – quelque neuf mille pages – sont disséminés des sermons, prédictions, poèmes, textes en prose, drames et essais : tous ces écrits, aujourd’hui conservés dans les archives de la SANU, ont servi de base à l’édition classique réalisée par Milorad Pavić (Gavril Stefanović Venclović, Crni bivo u srcu / Le buffle noir dans le cœur,1966) qui a redonné à ce créateur de haut vol une actualité et une place dans la tradition littéraire serbe au terme de deux siècles d’oubli. Poučenja i slova razlika (Préceptes et paroles de la différence, 1732), Žitija, slova i pouke (Hagiographie, paroles et préceptes, 1740, environ), Velikopostnik (Le Grand Ermite, 1741), Pentikosti (1743), Slova izbrana (Paroles choisies, 1743), et les tomes de Poučenje izbranoe (Préceptes choisis, 1745-1746) sont les œuvres qui confèrent à Gavril Stefanović Venclović un statut de grand écrivain baroque et de messager des idées nouvelles en matière d’éducation, voire, parfois, de précurseur de la poétique du classicisme et du (pré)romantisme. La diglossie stylistique, linguistique (et thématique) à laquelle il recourt est manifestement née de la prise de conscience de l’hétérogénéité du public auquel il s’adressait tant oralement (dans ses prêches et oraisons) que dans ses écrits (le public des lecteurs). En conséquence, il donnait un tour interactif à son discours littéraire et prenait en compte les divers niveaux de ceux qui devaient l’entendre. Cette pratique, connue depuis l’Antiquité, était chez Venclović une caractéristique autopoétique majeure. Hormis cette pratique, on trouve chez Venclović aussi une forme d’encyclopédisme qui est, précisément, à l’origine de la grande variété des genres qui caractérise son œuvre. À l’éducation de ses différents publics, il n’adapte pas les seuls style et langue, mais encore les genres dans lesquels il écrit, ce qui devait devenir ô combien actuel dans les époques suivantes. Néanmoins, dans cette grande diversité de genres, ce sont ses poèmes qui, surtout, retiennent l’attention ; aucune anthologie de la poésie serbe digne de ce nom ne saurait se concevoir sans que Venclović y figure. Il cultivait deux formes essentielles, l’une, dans la métrique liturgique ancienne (qui, de nos jours, a une sonorité de vers libres !), l’autre, en vers syllabiques modernes (les modèles de la métrique baroque ou le décasyllabe qui trouve son origine dans la poésie orale) ; dans l’un et l’autre cas dominent la stylistique et les thèmes expressément baroques. Sa prose ne le cède en rien à sa poésie et déploie, dans un large éventail, de parfaits exemples d’homilétique baroque, des formes particulières d’essais sur l’esthétique et la philosophie, des paraboles baroques à portée universelle, et de petits ensembles de récits courts qu’il nommait « histoires » ou « récits ». Enfin, ne présentent pas moins d’intérêt les œuvres dramatiques de Venclović qui relèvent des formes du théâtre religieux (annonciations, adorations, et autres) et dont on ne peut affirmer avec certitude si elles furent représentées ailleurs que dans l’église elle-même à l’occasion de la fête religieuse à célébrer et dans une autre interprétation que celle de l’auteur en personne ; ces œuvres, au même titre que ceux mentionnés par ailleurs, se distinguent par leur spiritualité et leur style baroque, fleuri, contrasté. Un érudit de l'époque baroque Le vif intérêt que portait Venclović à la littérature populaire (orale) et à la culture serbes a des sources multiples. Il faut en premier lieu souligner qu’avec ses oraisons et prêches, il communiquait sans intermédiaire avec ses ouailles : c’était le folklore qui leur était le plus proche et le plus présent ; revêt une importance égale son large programme d’instruction rationaliste dans le cadre duquel il commentait de manière critique les aspects païens et irrationnels de cette culture. Des livres manuscrits de l’écrivain et peintre qu’était Venclović, il serait possible de constituer un volumineux recueil relevant de la création littéraire populaires – principalement de dictons, maximes et devinettes qui exerçaient sur lui un attrait particulier : nous en rencontrerons un siècle et quelque plus tard dans les recueils de Vuk Karadžić mais, à n’en pas douter, c’est Venclović qui aura apporté une contribution des plus larges au folklore avant le projet romantique herderien. D’une grande importance encore sont ses notes et descriptions ethnographiques : il y évoque les croyances populaires et les sorcelleries (vampires, prophéties, et autres) mais la poésie épique du joueur de guzla et les chants populaires en général sont également ici un thème permanent (sont cités des héros tels que Miloš Obilić, Ljutica Bogdan, les fées, les haïdouks). Dernier point, Venclović introduit dans ses textes toute une série de formules récurrentes qui sont la marque de la création littéraire orale. C’est dans ce contexte que s’exprime à la perfection la dichotomie stylistique et linguistique de Venclović, le principe qui veut que, pour les « gens simples », il faut écrire dans une langue populaire pure ou, ainsi que lui-même définissait sa pratique poétique (en s’adressant à ses ouailles) : « Je vous parle simplement dans votre langue serbe, et non de façon cachée comme dans les livres… ». C’est dans ce nouveau rapport créatif à la langue qu’il convient de considérer la signification substantielle et la qualité artistique de Gavril Stefanović Venclović. Cette nouvelle approche peut s’observer dans ses textes relatifs au répertoire de la littérature serbe ancienne (et qu’il transpose dans une langue nouvelle, plus fraîche, et très authentique), mais aussi dans ceux qui effleurent les obsessions du baroque de l’époque et qui sont rédigés dans cette même langue populaire qui, apparue au bon moment, – et contrairement à celle de Vuk Karadžić – ne porte pas les traces d’une discontinuité traditionnelle. Hélas, son œuvre ne fut imprimée que plus de deux cents ans après qu’elle eut vu le jour (et ne put donc pas avoir l’influence qu’elle méritait), et ses textes anthologiques sont fréquemment inclus dans de vastes ensembles, ce qui, de fait, est le signe distinctif d’un érudit de l’époque baroque tel que Venclović. ♦ Etudes et articles en serbe. Milorad Pavić : Istorija srpske književnosti baroknog doba (Histoire de la littérature serbe de l’âge baroque), Belgrade, 1970 ; Milorad Pavić : Gavril Stefanović Venclović, Belgrade, 1972.
Traduit du serbe par Alain Cappon
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