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Le poème « La voix du patriote » (Гласъ народолюбца) de Lukijan Mušicki, publié en 1819, dans le journal Новине серпске (Journal serbe) n° 44, représente, sous forme d'un texte didactique, un véritable programme national : les questions qui y sont posées vont occuper plusieurs générations d'intellectuels serbes et trouver diverses réponses dans le courant du siècle. Il y est notamment question du problème de langue littéraire en tant que véhicule de la pensée. Cette langue, puisque « archive de la pensée » selon l'auteur, est l'instrument de la culture : elle est le reflet d'un espace culturel et d'un collectif qui en est le dépositaire. Mušicki prône la voie médiane et suggère l'usage en parallèle du slavoserbe, langue ecclésiastique et des intellectuels, et du serbe vernaculaire : « Le slave, le serbe – sont deux chemins / Ils mènent vers un seul but ». Mušicki a été constant dans son usage des deux langues (l'une ecclésiastique, mais qui différait de la langue écrite séculaire et l'autre vernaculaire en état d'élaboration). Il a produit des poèmes de qualité dans les deux idiomes et a participé de manière très active à la vie culturelle et littéraire de son temps : Vuk St. Karadžić a d'abord été son élève à Karlovci, puis son ami et collaborateur dans la collecte des poèmes lyriques et épiques populaires. Par la suite Mušicki soutiendra le travail de Vuk en publiant ses épigrammes consacrés uniquement à la question de l'idiome national et l'état d'avancement ou stagnation culturelle du collectif national sous le titre Натписи на Серпско књижество (Epigrammes sur la littérature serbe). Ses contemporains ou héritiers littéraires vont tous préférer faire œuvre de création dans l'idiome vernaculaire (Vuk St. Karadžić, Simo Milutinović Sarajlija, Jovan Sterija Popović). Mais le débat auquel il participe par ses épigrammes porte déjà sur des questions lexicales et morphologiques qui concernent l'idiome vernaculaire. En ce sens, on retrouvera l’écho de ces dilemmes (dilemmes qui se transfigurent de fait en créativité lexicale et littéraire) dans la langue et l’orthographe de Njegoš. Dans ses réflexions sur les problèmes posés par le choix de la langue, Mušicki soutenait la nécessité du travail collectif. Ces versets, issus d'une plume ecclésiastique, s'inscrivent dans la pensée paulinienne de la première Epître aux Corinthiens louant les vertus de l'unité, en l'occurrence de l'Eglise, qui est une en esprit. Le poème, qui s'ouvre sur la nécessité de travailler à l'épuration de la langue, suggère, par diverses couches digressives, la nécessité de l'élévation morale par l'étude de l'histoire. En ce sens, ce texte-programme ouvre deux voies : l'une à l'élévation intellectuelle par le travail sur la ou les langues littéraires, sur le style littéraire, l'autre à une élévation morale, par l'étude du passé et des évènements contemporains (l'allusion à l'épopée napoléonienne en fin de poème – vers 264-270). Cette autre dimension est un éloge à la liberté de l'esprit, sans laquelle la liberté de la nation ne saurait être. C'est par un éloge à la liberté de penser et d'agir en accord avec sa propre pensée (Mušicki est moraliste) qu'il achève son texte, qui est aussi un programme. En ce sens, Mušicki représente l'auteur classique qui salue l'avènement du collectif, l'écrivain des Lumières qui salue le romantisme, l'universaliste qui reconnaît les mutations contemporaines et traduit leur écho dans ses réflexions poétiques. Boris Lazić |