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I

LA FRANCE : DEFI ET MIROIR


Conscients d’appartenir à une littérature considérée à l’étranger, à tort ou à raison, comme « petite » ou « mineure », les hommes de lettres serbes savent que –  pour évaluer de façon objective la situation de leur littérature, le degré de son évolution et la portée de ses valeurs intrinsèques – ils doivent sortir du contexte national et affronter le regard des autres, et avant tout celui des « grands », de ceux qui, à l’échelle internationale, déterminent les critères de valeurs, promeuvent les nouvelles écoles et dictent les styles et les modes. A cet égard, la France, plus qu’aucun autre pays peut-être, ne cesse de jouer un rôle déterminant dans leur « quête de vérité ». Plus précisément, les écrivains et les critiques serbes voient aujourd’hui la France comme un pays-relais, comme « une culture de médiation », bref, comme une sorte de « tremplin » pour la promotion de leur littérature à l’étranger (1). C’est la raison pour laquelle d’ailleurs ce pays représente à leurs yeux à la fois un défi et un miroir. Un défi qu’il faut relever sans relâche pour tenter de sortir dans le « grand » monde. Et un miroir qui, pour n’être pas nécessairement fidèle, donne une image plus ou moins exacte de la place de leur littérature sur la scène internationale.  

Cette France, « l’amie de toujours » et « la seconde patrie de tout homme civilisé », comme aiment le dire les francophiles serbes (2), comment aperçoit-elle, à son tour, la Serbie et, en particulier, sa littérature ? La réponse à cette question mérite une longue réflexion et nous en en parlerons tout au long de cet essai de réception. Pour l’instant, essayons d’abord d’esquisser le contexte particulier dans lequel se sont trouvées, après 1945, aussi bien la France que la littérature serbe.  

Gouvernée par l’esprit cartésien qui la protège de la nostalgie d’une gloire passée et soucieuse non de concurrencer la formidable propagation dans le monde du modèle culturel anglo-américain mais de ne pas se laisser envahir par lui, la France de la culture et de la littérature s’efforce avant tout, depuis la Deuxième Guerre mondiale, de rester dans la cour des « grands » où se trouve sa place depuis des siècles. Son intérêt pour les littératures étrangères est, bien évidemment, conditionné par sa nouvelle position sur la scène internationale, mais pas uniquement. Cet intérêt subit aussi la loi des modes et du marché mais peut également être façonné par d’autres facteurs, souvent extra-littéraires : circonstances historiques ou actualité politique par exemple.  

Quant à la réception de la littérature serbe en France, elle était, et est encore, modelée en grande partie justement par ces facteurs extra-littéraires. Pour voir plus clair, jetons d’abord un regard rapide en arrière. Apparue relativement tôt sur la scène littéraire française – dans la première moitié du XIXe siècle – la littérature serbe sera longtemps considérée, sauf bien entendu par les slavisants, comme une rareté folklorique et exotique non dépourvue, certes, d’authenticité (3). Sa réputation, toujours modeste et forgée avant tout sur le succès de la poésie populaire dont l’exotisme a séduit tant de plumes célèbres européennes, sera renforcée au début du XXe siècle grâce exclusivement aux circonstances historiques. En effet, l’intérêt pour la littérature serbe et, cela va de soit, pour la poésie populaire, héroïque, atteint son apogée durant l’époque de « l’héroïque Serbie » (4), époque de la Grande Guerre, où Serbes et  Français se trouvèrent du même côté, dans les rangs des Alliés. Avec l’arrivée de la paix et la formation de la Yougoslavie en 1918, on a continué en France à se rappeler, de temps en temps, de cette « fraternité des armes » entre les deux peuples, mais la littérature serbe, à vrai dire, n’a pas trop profité de ces glorieux souvenirs. La preuve : la première publication d’un roman moderne serbe – Le Sang impur de Borislav Stanković –  n’a vu le jour dans le pays de Balzac qu’en 1940 !  

Durant la période à laquelle nous nous référons (1945-2000), les facteurs extra-littéraires – relevant le plus souvent du domaine politique – auront également une influence importante sur l’accueil fait à la littérature serbe en Hexagone. Evoquons brièvement trois d’entre eux avant que nous y revenions plus amplement. C’est d’abord, évidemment, l’image que Tito et « le pays de Tito » se sont fabriquée en France et, plus généralement, en Occident. Le deuxième facteur est, lui aussi, de taille : la tragique guerre civile en ex-Yougoslavie et sa forte médiatisation, qui ont créé, pour reprendre le terme de H. R. Jauss, un nouvel « horizon d’attente » dans la réception de la littérature serbe en France. Enfin, notons le dernier facteur extra-littéraire non moins négligeable qui concerne quelque chose de beaucoup plus profond : la question d’une identité occulté. Concrètement, à côté des difficultés habituelles qui surviennent dans la réception d’une littérature étrangère en France, difficultés dues à son extranéité, un lecteur désireux de mieux connaître la littérature serbe a dû faire face pendant longtemps au problème de son identification. Cette littérature a, en effet, été présentée en France, pendant plus d’un demi-siècle, sous un qualificatif qui ne correspondait pas à son identité nationale et qui englobait, indistinctement, toutes les œuvres venant de l’ex-Yougoslavie : on parlait de « littérature yougoslave » et non de littérature serbe. Bien sûr, il ne s’agit pas ici, contrairement à ce que l’on pourrait supposer à première vue, d’une simple question d’ordre terminologique. Sans vouloir surestimer son importance, on peut dire que l’usage exclusif de cette notion a eu un certain impact négatif sur la réception, et même le prestige, de la littérature serbe en France. La raison en est simple. Comme le dit l’adage : ce qui n’est pas nommé n’existe pas !  

Mais, disons-le d’emblée : ces facteurs extra-littéraires qui ont forcément pesé sur le façonnement de l’image de la littérature serbe elle-même en Hexagone, n’ont pourtant pas empêché cette dernière de gagner au fil du temps un certain nombre d’adeptes plutôt persévérants, et de se faire, enfin, une place – certes modeste – sur la scène littéraire française. Cela n’a pas été, il faut le souligner, évident : en vérité, l’évolution de la réception de cette littérature en France durant ces six décennies, ressemble plutôt à un parcours du combattant ou, en d’autres termes, à une lutte contre vents et marées ; lutte menée par une poignée d’hommes de lettres – traducteurs (5), éditeurs et critiques littéraires – dont la passion pour la littérature serbe, leur foi inébranlable en elle et la fidélité qu’ils lui ont témoignée ne peuvent que susciter l’admiration. Cela dit, une question s’impose aujourd’hui, à l’heure du bilan, à savoir : le résultat de cette lutte est-il enfin à la hauteur de cette énergie formidable qu’ils y ont investie ? Nous allons tenter de donner une réponse détaillée à cette question dans les pages qui suivent.

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Notes  

(1) Cette idée est, d’ailleurs, très bien exprimée par Danilo Kiš : « La culture française pour moi, aujourd’hui, c’est d’abord une culture de médiation… Pour être plus précis : il me semble que Paris est toujours, et de plus en plus, une vraie foire, vous savez, une foire aux enchères, où l’on vend aux enchères tout ce que le monde de la culture a craché ailleurs, sous d’autres méridiens... Il faut passer par Paris pour exister... » Voir : « Qu’est-ce qu’un écrivain yougoslave à Paris ? », La Quinzaine littéraire, n° 16, janvier 1980.

(2) Ces expressions sont de M. Ibrovac.

(3) Voir : Mihajlo M. PAVLOVIĆ : Du regard au texte, édition bilingue, Narodna knjiga, Beograd, 1983.

(4) Ce syntagme est souvent employé dans les écris sur les Serbes durant la Première guerre. Ainsi, sous le titreL’Héroïque Serbie sont publiés, par exemple, le livre d’Henri Lorin (1914), l’étude de Charles Diehl (1915), et le livre du colonel Bujac (1917). Par ailleurs, l’épithète «héroïque» apparaît aussi dans le titre du livre de Charles Guyon,Les Serbes héroïques. Un contre dix (1915). Voir sur ce sujet : Mihailo PAVLOVIĆ : Témoignages français sur les Serbes et la Serbie 1912-1918, édition bilingue, Narodna knjiga, Beograd 1988.

(5) Parmi les traducteurs, la place d’honneur revient à : Mauricette Begić, Dejan Babić, Marija Bežanovska, Alain Cappon, Christine Chalhoub, Pascale Delpech, Jean Descat, Slobodan Despot, LJ. Huibner-Fuzellier et R. Fuzellier, G. Iaculli et G. Lukić, Anne Renoue et V. A. Čejović, Mireille Robin, Madeleine Stevanov, H. et F. Wybrands, pour ne citer que les plus passionnés et prolifiques. 

M. S.

> Sous le signe du "Nouvel esprit yougoslave" (1945-1975)

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