DANILO KIŠ : VINGT ANS APRES
par
ALAIN CAPPON
Danilo Kiš
Votre fille a vingt ans, Que le temps passe vite…
Serge Reggiani
1989-2009… Ma fille cadette aura vingt ans, que le temps passe vite …
Le hasard, Dieu, la Providence – quel que soit le nom qu’on lui donne – fait qu’un jour chacun se trouve à la croisée des chemins, face à un événement, à une rencontre qui, du tout au tout, de fond en comble, modifiera le cours de son existence. Cela je l’ai compris un matin d’octobre 1989 où, arrivant au lycée pour y assurer mes cours d’anglais, j’ai croisé Anne Turquin, la documentaliste.
– Tu as vu ?... m’a-t-elle dit. – Vu… quoi ? ai-je répondu sans doute mal réveillé encore. – Danilo Kiš… – Quoi… Danilo Kiš ? – Tiens, lis…
Et elle m’a tendu Le Monde.
Les Gaulois, prétend-on, n’avaient qu’une seule hantise : que le ciel leur tombe sur la tête. Ce jour-là, le ciel m’est tombé sur la tête. Danilo Kiš… mort… Non, cela ne se pouvait pas. Il y avait… forcément erreur !
Hélas, non, il n’y en avait pas.
Le hasard, disais-je, Dieu, la Providence, ou que sais-je encore ?, nous place un jour devant un choix – sans que nous-mêmes ayons conscience qu’il nous est proposé. Lassé de « tourner en rond » entre la famille, le lycée, les amis, je décidai de reprendre des études, cette fois de russe. Au cursus de la dernière année était inscrite une dite « unité extérieure », c’est-à-dire l’étude d’un sujet entièrement laissé à notre choix et qui pouvait être, j’en passe et des meilleurs, l’énigmatique sourire de la Joconde ou la nymphomanie de Catherine II de Russie. Voyant mon indécision, l’un de mes condisciples me fit alors cette suggestion : « Tu aimes la Yougoslavie, alors viens donc au cours de serbo-croate. Tu verras : le prof’ est bien, et c’est un écrivain ! »
Mona Lisa et Catherine II ne m’inspirant guère plus qu’autre chose, va pour le serbo-croate…
Et ainsi je me suis retrouvé face à Danilo Kiš, un personnage haut de taille qui se moquait de son patronyme (Kiš, nous disait-il, signifie « petit » en hongrois !) toujours correctement vêtu même s’il ne se souciait guère de sa mise, son éternelle sacoche pendue à son épaule, incapable de résister longuement à l’envie d’ « en fumer une ». Il me semblait vouloir nous amener vers autre chose que la simple obtention de cette « unité de valeur extérieure » vers laquelle nous courions tous.
Les cheveux longs (jamais je ne l’ai interrogé à ce sujet – de quel droit d’ailleurs aurais-je fait ? –, mais je le soupçonnais d’avoir comme moi une sainte horreur de fréquenter les salons de coiffure), il était à nos (à mes) yeux, tout sauf un « prof’ », tout sauf un écrivain tels certains chez nous qui allient arrogance et supériorité, regards lancés de haut et volonté d’autopromotion. Alors que la traduction française de Čas anatomije était sortie, il nous déconseilla de l’acheter car, dit-il, nous n’y comprendrions rien et ce serait de l’argent perdu… Quelle preuve d’honnêteté et de modestie !
Un soir où mon épouse et moi l’avions invité pour le repas, Danilo Kiš me révéla deux autres facettes de sa personnalité. Je lui offris mon alcool préféré, de la vodka russe « Stoličnaïa ». « C’est de la bonne » me dit-il. À son départ, la bouteille était vide. Mon seul regret est de ne pas avoir pu en partager d’autres avec lui… Mon second souvenir de cette soirée, c’est le commentaire qu’il fit à la lecture du numéro de Politka que j’avais pu me procurer à Lille : tout en bas d’une colonne d’une page centrale, une brève de trois quatre lignes rapportait la condamnation d’un quidam éméché ayant déclaré en public que jamais la Yougoslavie n’atteindrait le niveau de bien-être des pays occidentaux. « Vous voyez », avait-il dit, « l’information n’est pas passée sous silence, mais suffisamment bien dissimulée pour qu’elle ne se voie pas. »
Car Danilo Kiš était pour nous celui qui connaissait de l’intérieur la réalité de la Yougoslavie de l’époque. Né en Voïvodine, élevé au Monténégro, vivant à Belgrade, écrivant (pour nous ?) en alphabet latin, il nous enseignait, martelait-il, non pas le serbe, non pas le croate, mais le serbo-croate ; il représentait pour nous, et pour moi, le « parfait Yougoslave ». Combien de fois me suis-je interrogé au cours des années 90 sur ce qu’il aurait pensé du drame – des drames – que vécut son pays ?
Reste l’homme. L’homme qui un jour explosa à entendre une brave dame (qui, chaque vendredi faisait pas moins de150 kilomètres en voiture pour venir d’Anvers en Belgique assister à trois heures de cours de serbo-croate et autant pour rentrer chez elle !) dire son admiration pour Aragon. « Plutôt que Les Yeux d’Elsa, rétorqua Kiš, il aurait mieux fait d’écrire Le Cul des garçons ! (sic)
Reste l’homme sous-jacent à l’écrivain, au « prof’ », au Yougoslave, au défenseur des droits de l’homme et des libertés. Reste le maître qui m’a lancé sur le chemin que je n’ai pas quitté depuis maintenant quelque vingt ans.
Alors que ma famille et moi traversions le Monténégro, j’achetai pour ma fille aînée alors âgée de neuf ans un petit livre illustré pour enfants. Elle le feuilleta à la hâte, survola les images, et me le rendit accompagné d’un « Tiens, je comprends rien ! » Jamais, je crois, je ne me suis senti à ce point blessé : ma fille venait de refuser le cadeau que je lui avais offert… Et je me suis alors dit : « Ah, ma fille, tu ne comprends rien… Eh bien je vais te le traduire ! » De retour chez nous, je me suis mis au travail. À la rentrée universitaire, j’ai soumis ma traduction à Danilo Kiš qui m’a dit textuellement : « Ce que vous ne savez pas, Alain, vous ne pouvez pas l’inventer. Mais ce que vous avez compris est bien traduit. Je vous conseillerai de continuer. Mais attention, la traduction est une drogue.»
Son contrat de lecteur à l’université de Lille III arrivé à échéance, Danilo Kiš est rentré à Paris. Je ne devais plus le revoir.
Mais j’ai suivi son conseil : j’étais, m’avait-il dit un jour sur le ton du regret, l’une des seules personnes à qui il avait réussi à inculquer l’envie d’apprendre « sa » langue. Sur le mur face à ma table de travail est accroché, cadeau de Svetlana Velmar-Janković, un dessin le représentant avec, au-dessus de la tête, une étoile de David avec, inscrite à l’intérieur, une croix orthodoxe – pour lui, pour moi, pour nous, le dépassement de nos mesquines divisions humaines, sans doute le but auquel, écrivain, il aspirait.
Danilo Kiš est décédé en 1989, ma fille est née quelques jours plus tard…
Quand, perdu dans mes cogitations de traducteur, je lève les yeux vers le dessin, j’espère que là où il est, Danilo Kiš sourit de plaisir à me voir essayer de rendre un peu de ce qu’il m’a donné.
9 septembre 2009
Le texte, inédit en français, publié en traduction serbe de Nikola Bjelić, in : Letopis Matice srpske, mai 2010.
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