Kiš, Danilo (1935 – 1989)

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Jardin, cendre
Sablier
Un tombeau pour
Boris  Davidovitch
Encyclopédie des morts
Le Luth et les cicatrices

 

 

 

 

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Interwiev : Radioscopie - 13/05/1980, extrait, 10 min

Prosateur à la sensibilité de poète, érudit au goût cultivé, intellectuel de conviction à l’esprit libre et à la verve polémique, homme au tempérament bouillonnant menant de temps en temps une vie de bohème, Danilo Kiš était par-dessus tout un artiste : artiste qui s’est adonné à la littérature comme on se voue à un destin ; artiste qui se consacrait avec une passion dévorante, quitte à se mettre en danger, à la seule chose qui comptait véritablement pour lui - l’écriture. « L’écriture », disait-il, « est une vocation, une mutation dans les gènes, dans les chromosomes. J’écris parce que je suis mécontent de moi-même et du monde. Pour dire ce mécontentement. Pour survivre ! » C’est d’ailleurs par l’écriture, et uniquement par elle, que Kiš a pu à la fois exprimer son immense talent, dire sa vérité sur lui-même et l’homme en général, sur l’histoire et le monde, et, enfin, surmonter les profonds traumatismes de son enfance causés par la guerre. Aujourd’hui, bien après sa disparition prématurée, les bons connaisseurs de son œuvre en sont convaincus : c’est sa mort précoce, elle seule, qui a empêché l’écrivain de devenir, après Ivo Andrić, le deuxième lauréat serbe du Prix Nobel.

Un écrivain au style envoûtant

Danilo Kiš est entré en littérature en publiant d’un seul coup, en 1962, deux courts romans – La Mansarde [Mansarda] et Psaume 44 [Psalm 44] – qui annoncent déjà les traits principaux de son ars poetica. Précisément, ils contiennent en germe les deux genres dominants que l’auteur explorera par la suite avec virtuosité : l’autobiographie et le document. Mais même si ces deux ouvrages pourraient être considérés comme les pierres angulaires d’une œuvre à venir, le talent de Kiš ne s’est pleinement épanoui qu’un peu plus tard, dans sa trilogie autobiographique qui a fait apparaître un écrivain au style raffiné et envoûtant ; un artiste qui a su, avec brio, transposer son expérience personnelle en une sublime littérature de portée universelle.

Issu d’un couple mixte, d’une mère monténégrine et d’un père juif hongrois, Kiš était profondément marqué par la guerre et, en particulier, par la déportation et la mort à Auschwitz de son père, victime de l’holocauste. C’est de cette expérience douloureuse qu’est née sa trilogie familiale composée d’un recueil de courts récits intitulé Chagrins précoces [Rani jadi,1969] et de deux romans : Jardin, cendre [Bašta, pepeo, 1965] et Sablier [Peščanik, 1972]. Ces trois livres – où s’entremêlent sans cesse la souffrance du vécu et l’allégresse d’un conteur inspiré – évoquent, en fait, le même univers littéraire. Mais, d’un ouvrage à l’autre, l’écrivain, comme un mage, métamorphose son écriture : alternant les procédés de la mythification et ceux de la démystification à travers lesquels le pathétique et le tragique sont constamment contre-investis par l’humour, l’ironie et la parodie, Kiš change successivement non seulement de points de vue et de techniques narratives, mais aussi l’image du héros principal : Edouard Sam. Ainsi, le père disparu apparaît tantôt comme une curieuse symbiose de Charlot et de Don Quichotte, tantôt comme un mélange étrange de Meistersinger, d’Ahasvérus et d’un philosophe itinérant, avant de se transformer finalement, dans Sablier, en ce qu’il était en réalité : un homme fragile, traqué, broyé par les fureurs de l’Histoire.

Un livre à l’effet d’une bombe

En 1976, Kiš fait paraître Un tombeau pour Boris Davidovitch [Grobnica za Borisa Davidoviča], recueil de nouvelles qui aura l’effet d’une véritable bombe ! Dans ce livre qui a pour sujet la répression stalinienne en URSS, l’écrivain nous mène, à travers ses sept nouvelles comme à travers sept cercles dantesques, dans un monde d’horreur fondé sur une idéologie qui, tout en promettant le paradis sur terre, a finalement offert l’enfer. Mais, ce livre a plus choqué les esprits traditionalistes par les procédés littéraires choisis par l’écrivain que par son sujet, procédés qui démontrent brillamment que toute vérité officielle est sujette à caution. Tout en usant de la technique de l’apparence savante – références, notes, citations – Kiš réalise une symbiose jusque-là inouïe, symbiose de documents authentiques et d’apocryphes, de faux et de vrais témoignages, qui mêle sans vergogne les destins de personnages réels et fictifs. Ces procédés osés et insolites, expressions d’une autre conception de l’écriture et d’une autre approche de la réalité, différente et originale, n’ont pas pu, évidemment, passer inaperçus : ce sont donc eux d’abord, qui ont heurté de plein fouet les esprits au goût conservateur, tout en provoquant une vive polémique, qui marquera profondément la vie intellectuelle et littéraire à Belgrade, dans la deuxième moitié des années soixante-dix du 20e siècle.

Précisément, cette polémique, éclatée aussitôt après la publication d’Un tombeau pour Boris Davidovitch, a opposé deux écoles critiques : l’une traditionnelle qui n’a pas saisi la démarche innovatrice de Kiš, et l’autre, avec une sensibilité littéraire moderne, qui a salué ce livre comme le produit d’un nouvel esprit et d’une poétique originale. Se trouvant au cœur de la controverse, et même piqué au vif par les attaques souvent non-fondées, l’écrivain n’est pas resté, lui non plus, les bras croisés : en guise de réponse à ses détracteurs, il publiera, en 1978, La leçon d’anatomie [Čas iz anatomije] qui deviendra plus tard le livre de références des jeunes écrivains, leur « manuel » préféré de théorie de l’écriture. Et pour cause : car, malgré son style parfois virulent et des invectives destinées aux adversaires – éléments qui caractérisent souvent ce genre de pamphlet – ce livre représente en effet, avec un recueil d’essais publié sous le titre Homo poeticus (1983), le véritable credo littéraire kišienne. D’ailleurs, ces deux ouvrages serviront également de « preuves irréfutables » dans la défense de l’écrivain et de son héritage littéraire lors d’une nouvelle polémique, éclatée trente ans plus tard, pour tenter de raviver les passions et les clivages du passé.

Parmi les autres livres de Kiš, citons en particulier le recueil de nouvelles intitulé l’Encyclopédie des morts [Enciklopedija smrti, 1983] avec lequel  l’écrivain entrera dans l’univers borgésien pour apporter sa « pierre », une pierre précieuse, à l’immense édifice de la Bibliothèque de Babel. Composé de neuf nouvelles qui, tout en évoquant neuf univers à la fois semblables et différents, expriment la même vérité universelle – la mortalité de l’homme, ce « livre sur les livres » développe, en fait, l’idée d’une encyclopédie fabuleuse recelant la biographie de tous les morts ! Avec cette idée insolite qui rappelle donc J. L. Borges, mais aussi avec son érudition baroque, ses jeux de miroirs à l’infini et sa terrible imagination, Kiš a montré une fois de plus qu’il était un artiste hors du commun.

L’Encyclopédie des morts fut le dernier livre de Danilo Kiš publié en version originale de son vivant. Une maladie grave aboutissant, quelques années plus tard, à une mort précoce, a empêché cet écrivain de poursuivre son œuvre au moment même où il était au sommet de sa création. Après la disparition de Kiš, ses héritiers ont fait paraître, à titre posthume, plusieurs ouvrages réunissant ses divers textes inédits, parmi lesquels il faut citer en particulier un recueil de nouvelles présenté sous le titre oxymore – Le Luth et les cicatrices [Lauta i ožiljci, 1995].

Un écrivain-culte et un auteur de renom international

Considéré dans son pays comme l’un des écrivains contemporains majeurs, Danilo Kiš est tenu pour un modèle à suivre par la nouvelle génération de prosateurs serbes qui lui voue un véritable culte. Lauréat de nombreux prix littéraires en Ex-Yougoslavie et en Serbie où il fut élu comme membre par correspondance de l’Académie serbe des sciences et des arts (SANU), il est également un auteur de renom international. Traduite en une vingtaine de langues, son œuvre est aussi appréciée en France, pays où il a passé une partie de sa vie en exerçant la fonction de lecteur dans les universités de Strasbourg, de Bordeaux et de Lille : ainsi l’écrivain fut-il récompensé, en 1980, « pour l’ensemble de son œuvre » par Le Grand Aigle d’Or de la ville de Nice avant d’être nommé, en 1986, Chevalier des Art et Lettres.

Mort à Paris où il passa les dernières années de sa vie, Danilo Kiš a été, selon sa dernière volonté, inhumé selon le culte orthodoxe à Belgrade, dans l’Allée des Grands du Nouveau cimetière.

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