SERBICA | |
СЕРБИКА |
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♦ SOMMAIRE ♦ |
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1. ♦ PORTRAIT ♦ |
Auteur de pièces cultes du théâtre serbe
par Milivoj Srebro Homme de théâtre – écrivain dramatique et metteur en scène –, Dušan Kovačević est aujourd’hui considéré comme l’écrivain phare et le plus éminent représentant de la comédie serbe de la seconde moitié du XXe siècle. Observateur lucide du monde qui l’entoure, esprit critique et frondeur pourvu de surcroît d’un sens de l’humour particulier et d’une énergie créatrice hors du commun et intarissable depuis déjà quatre décennies, Kovačević a présenté au public une vingtaine de pièces constituant l'un des opus théâtraux les plus significatifs de la littérature serbe. Cet opus stylistiquement varié et diversifié sur le plan thématique, qui offre une image contrastée de la Serbie contemporaine, "parfois grotesque et parfois tragicomique" (L. Radulović), s’inscrit dans la tradition théâtrale nationale incarnée par Jovan Sterija Popović et Branislav Nušić, les figures classiques du théâtre serbe. […] *
Mis à part son opus théâtral, Kovačević a aussi écrit plusieurs pièces dramatiques pour la radio et pour la télévision ainsi que de nombreux scénarios de cinéma, par exemple ceux de deux chefs-d’œuvre de la cinématographie serbe : Ko to tamo peva / Qui chante là-bas (1980) de Slobodan Šijan et Underground (1995) d’Emir Kusturica. […] Mais c’est évidemment son œuvre théâtrale qui lui assure une place importante dans la littérature nationale contemporaine, une œuvre qui traite de thèmes serbes sans être pour autant dépourvue d’une portée universelle, ce qui explique pourquoi les plus réussies de ses comédies ont été traduites en une vingtaine de langues (dont le français) et représentées dans quelque 150 théâtres à travers le monde. Par ailleurs, après leur succès sur les scènes nationales, certaines pièces ont été adaptées au cinéma, soit par l’auteur lui-même (L’Espion des Balkans, 1983 ; Le Professionnel, 2003), soit par d’autres réalisateurs serbes (Les Marathoniens… – Slobodan Šijan, 1982 ; Le Centre de Regroupement – Goran Marković, 1989 ; La Comédie burlesque – Goran Marković, 1995 ; Saint Georges tuant le dragon – Srdjan Dragojević, 2009). Écrivain prolixe et artiste polyvalent dont les qualités ont été reconnues également par la SANU (L’Académie serbe des sciences et des arts) qui le compte parmi les siens depuis 2010 –, Kovačević est aussi lauréat de plusieurs prix nationaux et internationaux dans trois domaines : littéraire, théâtral et cinématographique. […] >Texte intégral< |
2. ♦ DUŠAN KOVAČEVIĆ PAR LUI-MÊME ♦ |
« Le rire est le meilleur remède pour se maintenir en vie »
entretien avec Dušan Kovačević Je vis tout simplement comme un écrivain ; les histoires, les drames, les comédies, les films, j'y réfléchis et pense chaque jour, quand je marche dans la rue, quand je me promène, quand je suis au volant... Quand je m'assieds pour écrire, c'est seulement le "dernier acte", après de nombreuses années passées à décider si telle ou telle chose vaut la peine d'être mise sur papier. L'écriture est pour moi comme la marche : je ne réfléchis pas quand et quelle jambe je dois mettre en premier. [..] Et l'inspiration vient de tout ce qui, en tant qu'être humain, me trouble, m'effraie, me vexe, m'énerve, me blesse ; tout ce qui m'empoisonne l'existence, et il y a de quoi en Serbie, en Europe et dans le monde entier, au point que pour dénoncer l'injustice et le mal il faudrait au moins cent millions de bons écrivains. *
La comédie, qui est un remède éprouvé contre de nombreuses maladies graves, éclaire les problèmes avec lesquels je me bats dans la vie de tous les jours. Le rire est le meilleur remède pour se maintenir en vie. Vivre sous-entend la respiration, mais sans le rire la respiration ne serait qu'un sifflement de cornemuses.
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Je n'aime pas regarder et écrire des "tragédies" ; nous en avons assez dans la vie, et elles sont aussi plus faciles à écrire ; il y a peu de grandes et bonnes œuvres de comédie dans la littérature mondiale, pas suffisamment pour établir l'équilibre avec les histoires de "la zone d'ombre". Ceci est une réponse de plus à la question sur Rabelais : pourquoi il m'est si cher.
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Je m'efforce de faire en sorte que mes manuscrits soient le plus universels possible, pour que mes histoires "concernent" les gens à travers le monde entier, car, à regarder notre belle et passablement malheureuse planète, nous sommes tous du même "village", indépendamment des modes de vie dans les cours de nos États. * Du temps de Milošević – pour qui Tito était un père idéologique, et pour sa femme Mirjana, à la fois un père et une mère – je me suis vu contraint de m'exiler car j'avais reçu un ordre de mobilisation dans un pays, la Serbie, qui n'était pas en guerre. Et pendant que la famille Milošević, avec ses plus proches collaborateurs, volait, pillait et assassinait […], épuisant nos énergies, nos vies et notre réputation dans le monde, nous perdions le Kosovo et la Métochie, la "maison familiale de la Serbie". *
Selon les renseignements que je possède, mes pièces ont été représentées dans environ 150 théâtres à travers le monde. […] Il est tout à fait certain que le nombre de représentations aurait été bien plus élevé si le problème de "l'écrivain serbe" n'avait fait partie de la vaste propagande contre tout ce qui venait de Serbie. Mon agent allemand m'avait honnêtement dit que "mes drames ne seraient pas montés en Allemagne tant que durerait la guerre dans les Balkans". Cela pourrait être le sujet d'une comédie noire sur le thème de "la censure démocratique, dans le cadre de la tolérance européenne". >Texte intégral< Atelier d’histoires théâtrales L'art revêt mille vérités, mille et un visages. Il peut être cruel, plus terrible et plus convaincant que le fait réel, il peut n'être qu'une imitation de la vérité, il peut jouer avec la vérité, l'inventer, créer l'illusion de la vérité, nous persuader que notre vie est un songe, que nous ne sommes que poussière et bref instant dans un monde infini, que tout ce qui est autour de nous est une grande représentation cosmique dans laquelle nous jouons des rôles comiques et tragiques. L'art peut tout, il a un pouvoir que ne possède aucune autre forme d'activité humaine. Quand quelque chose de "révolutionnaire" apparaît, il s'avère qu'un Léonard de Vinci l'avait déjà dessiné en esquisse, par distraction, pour se reposer de travaux plus sérieux. Souvent l'art précède la science qui parfois en fait mauvais usage. Leonard dessine un aéroplane, la science le réalise puis, avec cet aéroplane, bombarde l'art. *
Jamais, étant enfant, je n'avais imaginé ni désiré m'occuper d'écriture, ni – pensez donc – devenir écrivain. Jamais. Pas même par plaisanterie, pensée fugace, ou rêve. Jamais ! J'étais persuadé que les écrivains étaient des gens de l'ancien temps, pour la plupart des messieurs d'âge avancé avec une barbe et des moustaches, voués à l'écriture comme le sont les moines à leurs prières, des ermites enfermés dans leurs chambres… Et bien sûr, les écrivains ne pouvaient pas être des gens vivants, car ils n'étaient pas des êtres ordinaires, ils n'étaient pas de ce monde. L'écrivain est mort, ou il n'est pas un écrivain. * Un jour, mais peut-être était-ce une nuit, apparut soudainement dans ma vie, sans crier gare, l'auteur des étranges aventures de Gargantua et Pantagruel – François Rabelais. Ce moine et médecin de la Renaissance bouleversa pour moi les lois de la gravitation et de la lecture "normale", confirmant ma vision du monde comme un immense spectacle de cirque, avec tous les tours de magie possibles et imaginables, avec l'absurdité de l'existence qui ne peut se tolérer que par une luxuriante surenchère, le grotesque et le rire. Bien des années plus tard apparut le cousin de Rabelais, Gabriel Garcia Marquez, avec un roman sur une Serbie dans les jungles de l'Amérique latine. Nous, au moins, nous savons ce que veut dire "Cent ans de solitude". * Je haïssais Tito et tout ce qui avait trait à son "règne d'opérette" dans ses années de vieillesse. Au début de sa prise de pouvoir, il était devant ce célèbre dilemme : tuer ou être tué. Et il a envoyé à la mort des milliers et des milliers de personnes innocentes. Voilà pourquoi aujourd'hui nous sommes, en tant que peuple, là où nous sommes : nulle part, selon la "loi" des tragédies antiques qui veut que les enfants expient les péchés des pères. Grâce au Parti unique et au règne policier, militaire et atavique des communistes, nous n'avons jamais connu et vécu la catharsis, le seul remède pour le repentir et le pardon des péchés individuels et collectifs. *
Il est peu de bons prosateurs qui aient aussi écrit de bons drames ; quasiment pas, de même que dans la longue histoire de la littérature dramatique il manque une grande "plume féminine". Le drame, dans son processus de création est un genre littéraire difficile, semblable à la sculpture ; vous êtes confronté à un "bloc de matière" à partir duquel vous allez sculpter un ou plusieurs personnages par un long travail de taille, dans la crainte permanente de détruire ce que vous avez en tête de réaliser en faisant un simple geste de travers. Des mois, des années, vous tournez autour de ce bloc de marbre – l'histoire – à observer la façon dont vous allez le maîtriser. *
L'écriture… est une tentative de l'homme pour se soigner et guérir de toutes ses peurs, de tous les traumatismes, brisures intimes, souffrances et questionnements dont il a souffert sans pouvoir s'aliter, et pour lesquels il n'a jamais obtenu de réponse sensée ; un désir panique d'arrêter le temps qui passe à la vitesse des voyages interstellaires – à la vitesse de la lumière. *
Dans la vie, j'ai fait plus que ce à quoi je m'attendais, et moins que ce que je pouvais. >Texte intégral< |
3. ♦ TROIS ŒUVRES MAJEURES DE LA COMÉDIOGRAPHIE SERBE CONTEMPORAINE ♦
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Une allégorie familiale et politique mordante
Les Marathoniens font leur tour d'honeur / Maratonci trče počasni krug par Sava Andjelković Dans Les Marathoniens, la thèse « la famille, miroir de la société » se transforme en une allégorie familiale et politique mordante. Kovačević met en scène une famille de croque-morts avec cinq générations d'hommes, dont le plus âgé a 126 ans, et le plus jeune 24 ! Ceux-ci tuent leurs femmes dès qu'elles ont accouché d’un garçon... Ils vivent de la vente de cercueils ou, plutôt, de leur revente car, la nuit, ils déterrent les cercueils ayant servi pour les enterrements précédents. [...]
Par leurs actions sur scène, les personnages, bizarres et individualisés, créent une fable où le récit dramatique est déformé par le grotesque et l'absurde tout en restant dans les limites du vraisemblable. Dans cette comédie de mœurs et de caractère aux relents de Beckett et de Ionesco, l'expérience du théâtre de l'absurde est ancrée dans la vie quotidienne des individus au sein d'un État totalitaire. L'absurde en tant qu'élément dramatique ne sort jamais des frontières du possible, il apparaît grâce au contexte de la réalité envisagée, où les personnages doivent se tirer d'affaire au mieux de leurs capacités. Ces antihéros de Kovačević possèdent une psychologie complexe ainsi que des particularités anthropologiques liées à leur mentalité : ils balancent entre la tradition et les temps nouveaux, entre le sain et le pathologique. Ils sont aussi tragiques que comiques dans leur lutte acharnée pour l’existence ; ainsi, croyant en une vie dans l'au-delà, Pantelija, dans son testament, « laisse tout à lui-même, jusqu’à son retour » ! [...] >Texte intégral<
Une tragi-comédie sur les dérives paranoïaques d’un système totalitaire […] Plus qu’aucune autre de ses comédies, L’Espion des Balkans a démontré que Dušan Kovačević est, par bien des aspects, l'héritier contemporain de Branislav Nušić. On pourrait même dire que cette tragi-comédie reprend le thème du célèbre Personnage douteux de Nušić, certes sous une nouvelle forme et dans un contexte international particulier (guerre froide, campagne antistalinienne titiste, camps de Goli Otok et ses victimes), avec pour corollaire du fonctionnaire zélé un ancien stalinien en quête de rédemption sociale. […]
Le Professionnel – qui a pour sous-titre « Triste comédie selon [saint] Luc » ! – se présente comme une sorte de chronique d’un temps passé et nous montre, dans les moindres détails, les destins de deux victimes d’une idéologie totalitaire : les destins mêlés d’un policier de la sécurité d’État et d’un écrivain dissident.
Teodor Teja Kraj, écrivain d'âge mûr (quadragénaire) occupe les fonctions de rédacteur en chef dans une maison d'édition. Il reçoit dans son bureau la visite d'un homme qui possède toutes ses « œuvres non écrites » : Luka Laban, l’ancien policier qui l'a espionné pendant des années et qui a noté chacune de ses paroles ! [...] La pièce abonde en éléments comiques, mais est écrite comme un drame réaliste, intimiste, ancré dans la vie quotidienne des citoyens d’un État totalitaire, un drame qu’un comique spécifique fait dériver vers l’absurde. D’ailleurs, le rôle du comique est ici essentiel car, sans lui, ne subsisterait qu’une histoire sinistre, dont les protagonistes sont plus sinistres encore. Comme dans les autres pièces de Kovačević, l’intrigue est solidement construite, l’action dramatique habilement menée et les dialogues mêlent comique et tragique, réel et absurde ; la vraisemblance du propos en fait aussi toute sa valeur. [...] >Texte intégral< |
4. ♦ TROIS SATIRES « NOIRES » SUR LES « ANNES NOIRES » ♦ |
A propos des comédies :
Tragédie burlesque, Larry Thompson, tragédie d'une jeunesse et Poubelle cinq étoiles Dušan Kovačević :
monde « virtuel » et monde « réel » dans la dernière décennie du XXe siècle par Ksenija Radulović Texte traduit par Christine Chalhoub-Jönsson On ne saurait parler des auteurs dramatiques contemporains de Serbie, et plus généralement de l'ancienne Yougoslavie, sans attribuer l'une des positions clés à Dušan Kovačević. […] Son œuvre pour le théâtre, si elle s'appuie sur la tradition nationale du genre […], offre également une perception moderne du monde contemporain, parfois grotesque et parfois tragi-comique. Au cours des premières années de la carrière professionnelle de Kovačević, l'interprétation et la mise en scène de ses pièces ont souvent mis l'accent sur leurs dimensions comiques ; malgré cela, il ne fait aucun doute que ces œuvres prétendent à une signification tout autre que le simple fait de provoquer le rire et de divertir le public. […]
Au fil des années quatre-vingt-dix – ce n'est d'ailleurs pas surprenant – les pièces de Dušan Kovačević thématisent de plus en plus directement la crise profonde dans laquelle toute la société serbe a sombré […] ; l'auteur s'éloigne sensiblement du modèle réaliste pour se rapprocher de l'esprit de l'absurde qui caractérise les comédies de la première phase de son travail ; l'entrelacement de différents niveaux de réalité efface la ligne de démarcation entre normal et anormal, habituel et grotesque, ce qui reflète à la perfection l'actualité sociale immédiate ; éloignés de leurs problèmes réels, peu disposés à regarder en face la réalité telle qu'elle est vraiment, les personnages se mettent à vivre des vies simulées ; les héros autrefois pleins de vitalité deviennent de plus en plus infirmes, spirituellement et mentalement ; la dissection amère des mentalités types se poursuit, mais en même temps des partis pris apparaissent comme métaphores dans les œuvres.[...] >Texte intégral<
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5. ♦ BIBLIOTHÈQUE DE SERBICA — ATELIER DE TRADUCTION ♦ |
SIX COMÉDIES EN QUÊTE DE LECTEUR
traduites par Vladimir André Čejović et Anne Renoue Dans l’interview que nous avons faite avec Dušan Kovačević, nous lui avons proposé un "exercice" que lui-même avait pratiqué avec ses étudiants lorsqu’il enseignait les arts dramatiques à l’Université de Belgrade : présenter en une seule phrase chacune de ses six pièces que Serbica publie en traduction française. Vous trouverez ci-dessous ces courtes présentations de l’auteur faites donc spécialement pour les lecteurs de Serbica, accompagnées d’extraits de ses pièces que vous pouvez lire en versions intégrales mises en ligne sur notre site. Centre de Regroupement / Sabirni centar La vie ne se termine pas avec notre fin physique : tout ce que nous avons fait de notre vivant, en bien comme en mal, continue de vivre même quand, "en apparence", nous ne sommes plus là. (Auteur) Extrait LE DOCTEUR : Messieurs, le professeur est vivant.
Les défunts laissent échapper quelque chose qui ressemble à des exclamations de peur, de surprise et de doute. […]
LE DOCTEUR : Le professeur a subi vraisemblablement une attaque cérébrale et par suite un coma profond. Il était cliniquement mort. Cependant, l'organisme a triomphé, et il retourne parmi les vivants. Combien de temps s'est-il écoulé depuis qu'il est arrivé ici?
Janko s'empresse de jeter un œil sur sa montre.
JANKO : Bientôt, vingt-quatre heures.
LE DOCTEUR : Alors, sans doute, il survivra.
MARKO LE BOULANGER : Excusez-moi, s'il vous plaît, c'est maintenant que ça se brouille pour moi. Comment est-ce qu'un mort va survivre ? Et qu'est-ce que fait un vivant parmi nous, les refroidis ?
FLEUR D’ORANGER : Mais c'est impossible !
LE DOCTEUR : Au temps où je travaillais à l'hôpital, j'ai eu quelques cas similaires. L'homme tombe dans le coma, tous les organes vitaux s'arrêtent, je pense qu'il est mort, et voilà qu'au bout de quelques heures, tout d'un coup, il commence à donner des signes de vie.
JANKO : Si on ne l'a pas enterré avant, bien sûr.
FLEUR D’ORANGER : Ce qui fut mon cas.
JANKO : Tu as tout eu, toi !
MILICA : Qu'est-ce qu'il va se passer maintenant, docteur ?
LE DOCTEUR : Le professeur va nous quitter. Et maintenant c'est la première fois que je comprends clairement, mais tout à fait clairement, pourquoi les gens qui avaient survécu à un coma me racontaient leur rencontre avec leurs défunts. C'était vrai, cela avait vraiment eu lieu. Maintenant je vois que c'est possible. […] >Texte intégral<
Quand l'État revêt la forme d'une puissance policière, et exerce une pression sur l'individu, l'individu meurt de peur, devient fou ou partie intégrante de cette "entreprise de destruction" de l'âme humaine. (Auteur) Extrait ILIYA : D'abord, qu'on tire ça au clair. Ça m'intéresse drôlement : est-ce que vous pensez que je suis fou ?
LE LOCATAIRE : Vous êtes sûrement malade.
ILIYA : Et quelle est cette maladie ? […] A première vue, j'ai l'air d'un homme ordinaire : j'ai une famille, j'ai payé des études à ma fille, j'ai construit ma maison, j'ai envie d'aider les autres, j'ai fait des emprunts, je veux vivre assez vieux pour voir mes petits-enfants et les emmener à Kochoutniac... Tout ça c'est dans l'ordre des choses, hein ? Ça veut dire que par rapport à moi, par rapport à tous les autres je suis normal…
LE LOCATAIRE : Alors c'est terrible.
ILIYA : Qu'est-ce qui est terrible ?
LE LOCATAIRE : Que vous ne soyez pas fou et que vous vous comportiez comme ça. C'est pire que si vous étiez fou. C'est... c'est...
ILIYA : C'est quoi ? Allez dis, dis ce que c'est. Tu veux que je te le dise moi : c'est la haine, la haine et le dégoût. Je me suis battu contre vous, j'ai été blessé plusieurs fois, j'ai failli y laisser ma peau.
LE LOCATAIRE : Mais qui ça "nous" ? Qui "nous", camarade Tchvorovitch ? Qui ?
ILIYA : Vous – les criminels ! […]. Moi, on m'a emprisonné pour des idées qu'on me forçait à croire, et toi on te laisse en liberté pour celles qu'on combattait. Mais, bande de salauds, qu'est-ce que ça veut dire ? Que toute ma vie j'ai été un imbécile, que je me suis battu contre mes principes et mes convictions ? Ça veut dire qu'Iliya était le dernier des imbéciles ? Est-ce qu'on m'a mis en prison parce que je criais : "Vive Staline ! Vive la fraternité et l'égalité entre les hommes !" Fallait peut-être crier : "Vive le capitalisme !" ? Staline vous liquidait mais pas autant qu'il fallait. J'ai gardé sa photo cinq ans, comme une icône, eh bien je la ressortirais... Tôt ou tard. Rappelle-toi bien : tôt ou tard. Vous réussirez pas tant que je serai là, tant qu'il y aura mon frère, tant qu'on sera encore des milliers, vous réussirez pas... vous ... […] >Texte intégral<
* Pièce traduite par Borka Legras et Anne Renoue
Le théâtre moucharde la vie ; nous ne sommes jamais certains quand nous regardons une représentation théâtrale de ne pas faire partie de cette représentation, de ne pas être des acteurs en costumes civils qui jouent des rôles semblables à ceux qui sont sur la scène, mais à nos propres frais et sans monter sur les planches. (Auteur) Extrait IAGOCHA : La pièce, là... comment elle s'appelle... cette foutue... "Comédie claustrophobe" ? Dans ce... ce théâtre... comment il s'appelle déjà ?
TEÏA : Je n'y étais pas.
IAGOCHA : Et tu as lu cette... cette... cette merde ? […]
TEÏA : Vas-tu enfin me dire de quoi il s'agit ? […]
IAGOCHA : La célèbre ballerine polonaise Nina Herbert émigre à l'occasion d'une tournée en Yougoslavie... dans le cadre des Journées du Ballet polonais : elle s'enfuit directement de la représentation... du Théâtre National... en costume de Desdémone...
Iagocha parle et observe son frère d'un œil scrutateur pour savoir s'il sait de quoi il s'agit.
IAGOCHA : Elle disparaît, comme ça, pfft ! en costume de ballerine, et abandonne son fiancé, le danseur, en pleine scène... Ensuite, un certain Sava, un ramoneur, la rencontre près du théâtre. Il la cache chez lui, et tandis qu'elle recherche son chéri – un de nos dirigeants pour lequel elle a émigré – il tombe amoureux d'elle... La danseuse et le ramoneur ? !
TEÏA : Pourquoi pas ?
IAGOCHA : Une danseuse et un ramoneur ?
TEÏA : Bon, mais quel rapport avec toi ? Tu n'es pas ramoneur. Tu ne t'es quand même pas imaginé...
IAGOCHA : Je n'ai rien "imaginé", j'ai vu et entendu... Dans le voisinage de ce ramoneur vivent deux frères avec une sœur à moitié aveugle, qui passe sa vie à se taire et à ravauder les chaussettes du pauvre poète, homme par ailleurs non dépourvu de dons et d'intelligence mais – évidemment – écrasé par les gens au pouvoir. Cependant, le poète a encore assez de force pour traduire Shakespeare, pieds nus, car il est au-dessus de la misère politique, et aussi de la sienne. Son frère, un politicien, lui, fait grassement carrière sur son maigre dos. […]
TEÏA : Oh là là ! Mon vieux, le problème de la politique et de l'art ...
IAGOCHA : De l'art ? Quel art ? Si ça c'est de "l'art", alors mes discours sont des chefs d’œuvre. C'est un coup bas, un sale coup bas politique... Pendant la représentation, le public avait plus d'yeux pour moi dans la salle que pour le comédien qui jouait mon personnage sur la scène. Les gens écoutaient le texte et me regardaient moi. Toute la salle me dévisageait, sans ciller... Moi dans le public, et moi sur la scène. Tandis que mon frère est pieds nus, moi, paraît-il je déballe mes chemises neuves... C'est sans doute une parabole artistique sur le pouvoir et la misère... Et avec moi, le camarade fini Iagocha, des volées de bois vert sur le système policier polonais, sur la misère universelle du socialisme, et sur notre non-alignement. […]
TEÏA : Calme-toi, vieux, qu'est-ce que tu as...
IAGOCHA : L'art ? Le théâtre – le Temple de la création ! Les Muses ! Les Pégases ! La poésie ! La sagesse et la dignité !... De la merde jusqu'aux genoux ! J'ai l'impression d'avoir passé deux heures dans les toilettes publiques de la Gare centrale !
TEÏA : À ce que je sais, tu fréquentes, pour cela, de plus beaux endroits.
IAGOCHA : Sale menteur ! Tu prétends que tu n'as pas vu le spectacle, hein ? ! Tu oses me mentir, les yeux dans les yeux ? ! Dans la représentation le poète dit exactement la même chose à son frère. La même phrase. Mot pour mot ! […] >Texte intégral<
Quand l'État fait de nous des miséreux, alors même une poubelle peut prendre l'importance d'un hôtel cinq étoiles. (Auteur) Extrait Sans grand effort, en dansant, l'Étudiante pousse la poubelle, la fait tourner montrant "le coffre-arrière", puis la conduit sur scène, en manœuvrant habilement sur le petit espace. Les spectateurs peuvent alors remarquer cinq étoiles rouges sous le nom du modèle : POUBELLE POUR LE XXIe SIECLE. La poubelle s'arrête à deux-trois mètres du proscenium. L'Étudiante, avec un sourire, s'éloigne de quelques pas, en clopinant, et de la poubelle surgit le Professeur. […]
LE PROFESSEUR : Très chers amis, le chemin jusqu'à ma réussite actuelle a été long et difficile. Je ne me suis pas promené sur un sentier fleuri, j'ai marché pieds nus sur des silex. Aujourd'hui mes amis me disent : " Tu es un homme chanceux !" […] Je suis chanceux, parce qu'à la sueur de mon front j'ai réalisé quelque chose dans la vie : j'ai fabriqué cette Poubelle, de mes propres mains. Ce n'est pas de la chance ! Cela s'appelle de l'intelligence, et du travail ! […] Chez nous, on pardonne tout à un homme, sauf sa réussite ! Volez, mentez, trompez, trahissez, et même tuez, on vous trouvera toujours une excuse. Mais si par hasard vous réussissez dans la vie, et qu'en plus vous vous faites un petit magot, vous êtes fini ! Votre réussite signifie votre perte ! Immédiatement on se pose la question ... (Il se tourne vers l'Étudiante.) Quelle question, Militsa?
L'ÉTUDIANTE : Euh... "Qui est-il ? Qu'est-ce qu'il est, lui, pour avoir réussi dans la vie alors qu'il était le pire d'entre nous ? N'importe qui aurait pu réussir plutôt que lui ! Pour sûr, il devait avoir un gros bonnet derrière lui ! Ce n'est pas possible que parmi nous tous, ce soit lui qui ait réussi et qu'en plus il s'en soit mis plein les poches ! Quelqu'un a dû lui "cuisiner" ça.
LE PROFESSEUR : Et qui peut vous cuisiner ça ? Eh bien, c'est connu – la police ! Chez nous tout commence et tout se termine avec la police. Il n'y a pas d'autre moyen pour réussir "du jour au lendemain" ! Remarquez, mes amis, que dans mon cas, le fameux "du jour au lendemain", a duré une décennie. Dix ans pour un jour de réussite ! Et si notre grand Manitou n'était pas apparu, ce jour-là n'aurait même jamais vu le jour. Mais, Il est apparu, tel un astre ; il m'a chaviré, m'a retourné, m'a ramené à la raison... Avant son arrivée, qu'est-ce que j'étais? Un banal petit professeur. Une petite paye, un petit appartement, une petite voiture, une petite femme... En un mot, une petite vie, on joignait à peine les deux bouts, on attendait la retraite. La ligne droite, sans virages ni surprises, c'est le plus court chemin vers la mort ! Mais Il est apparu ! […]
La première fois que je l'ai vu et entendu à la télévision – j'ai bondi de mon fauteuil, je suis resté paralysé, bouche bée ! J'ai retenu mon souffle pendant une demi-heure, bien que d'un strict point de vue médical ça paraisse impossible. Quand il a commencé à parler, à hausser le ton, à faire de grands gestes avec les mains, mon cœur s'est arrêté, quelque chose m'a serré la gorge, et mes larmes ont coulé le long de mes joues… Mes enfants me regardaient comme hypnotisés, et ma femme se signait. […]
Mais nous ne serions pas qui nous sommes si on ne se bagarrait pas. Les manifestations ont commencé. Tout d'un coup, des caves, des greniers, des égouts sont sortis des bandes de maniaques, de psychopathes, de fous, de toxicomanes qui ont envahi les rues. Drogués, ivres, ils se sont mis à saccager la ville, à incendier les voitures, à tabasser les policiers. Du haut de mon balcon je criais : "Qu'est-ce que vous faites, bande de voyous ? ! Qu'est-ce que vous faites ?" Et alors j'ai vécu le moment le plus horrible de ma vie. Au milieu de cette racaille j'ai aperçu mes enfants. Mes propres enfants ! Quand j'ai dit à ma femme que j'allais leur flanquer une raclée, elle a fait sa valise et elle est partie chez sa mère ! Du balcon je lui ai crié : "Va chez ta mère, enfile l'uniforme tchetnik de ton père, et va égorger les gens !" Avant de disparaître, elle s'est arrêtée au coin de la rue, à côté du nouveau kiosque à saucisses, m'a regardé et m'a crié...
L'ÉTUDIANTE : Espèce de communiste ! Honte à toi ! […] >Texte intégral<
Parfois, ne pas vous suicider à temps peut être pire pour vous, ou, comme l'avait dit mon grand-père dont j'ai noté l'expression dans Saint Georges tuant le dragon :" Il vaut mieux que je meure avant que quelque chose m'arrive." (Auteur) Extrait À Belgrade, le pont du Danube...
Un homme d'âge mûr – entre cinquante et soixante ans – vêtu d'un imperméable gris, les yeux hagards derrière des verres d'optique ronds. Il s'approche du parapet, s'appuie contre le garde-fou, contemple la surface sombre du fleuve dans le silence nocturne, jette un œil à droite et à gauche pour vérifier que personne ne l'observe, enlève son imperméable, le plie soigneusement, et le dépose au pied de la barrière métallique... […]
LE PÊCHEUR : Hé camarade ! L'ami ! Monsieur !
Un homme jeune – apparemment un pêcheur – accourt vers le Suicidé, s'arrête net à quelques pas de lui, se fige, comme prêt à tomber lui aussi s'il faisait un pas de plus. Le Suicidé, de l'autre côté de la barrière, troublé par les cris et l'apparition d'un inconnu, recule et se retourne pour voir qui crie ainsi.
LE PÊCHEUR : Non, mon ami, au nom de votre mère... Ne faites pas ça, s'il vous plaît... je vous en supplie... Ne sautez pas à cet endroit-là, je vous en conjure... Je viens juste d'installer mes filets et mes flotteurs, en bas, sous le pont... Si vous sautez, vous allez tout bousiller, tout me déchirer... Ne faites pas ça, s'il vous plaît... Ça fait à peine une semaine qu'un type a sauté et m'a tout esquinté, et moi je vis de ce métier de pêcheur ; j'entretiens toute ma famille ; ma femme et mes quatre enfants... Ne faites pas ça, camarade, ne me ruinez pas. Si à votre tour vous me déchirez ce matériel, dans lequel j'ai réinvesti tout ce que j'avais – sans compter les dettes – je n'ai plus qu'à sauter après vous... Voilà, je vous le jure sur la tête de mes quatre enfants – ils se suivent à un an près – si vous sautez maintenant, je vous emboîte le pas... A quoi bon la vie, si je n'ai pas de quoi vivre... Tuez-moi plutôt, et sautez après ...
Le Suicidé regarde l'homme hagard, bouleversé, éploré ; à l'évidence, cela le gêne car en sautant il n'avait aucunement l'intention de causer un ennui à quiconque. Avec un sourire coupable, il tente de se justifier.
LE SUICIDÉ : Mon ami... j'ignorais que vous aviez des filets sous le pont... Ne vous fâchez pas, mais de toute façon je vais être obligé de sauter...
LE PÊCHEUR : Obligé... Vous êtes obligé ?
LE SUICIDÉ : Oui, malheureusement, je suis obligé... Je vous en prie, ne pleurez pas, je ne supporte pas qu'on pleure à cause de moi... […] >Texte intégral<
Si vous n'avez jamais cru à la réincarnation, avec l'espoir que votre vie, d'une certaine manière et sous une certaine forme, continue, vous n'avez tout simplement ni espoir ni imagination dans cette vie. (Auteur) Extrait SOPHIE : Où est votre petit chien ?
ANA : Quel chien, Sophie ?
SOPHIE : Vous m'aviez pourtant dit : "Après Blacky nous n'aurons plus jamais de chien".
ANA : Eh bien... nous n'en avons pas...
SOPHIE : Comment ça non ? Je viens d’entendre des aboiements... des glapissements. J'ai bien entendu un chien qui gémissait !
ANA (avec un sourire de circonstance) : Ah !... Non, c'est Milan... […]
SOPHIE : Dis-moi, quand est-ce qu'il a commencé à aboyer ?
ANA : Qui ça ?
SOPHIE : Lui...
ANA : Tu veux dire, Milan ?
SOPHIE : Oui... Quand est-ce qu'il a commencé à causer avec les chiens depuis son balcon... à raconter ce qu'ils lui racontent ? À aboyer et à glapir ? […]
ANA : Tu crois que... le fait... qu'il imite les chiens... qu'il aboie... a un lien avec ses blessures à la tête ?... Une séquelle des coups reçus ?
SOPHIE (sirotant son cognac) : Je ne sais pas... Il devrait venir à l'hôpital pour faire une radio de la tête... En tous cas, ce n'est pas très normal... Quoique, celui qui m'a mordue, on l'avait amené pour une radio de la tête parce qu’il avait aboyé contre un voisin. Après, il s'était précipité dans la rue et jappait sur les passants... Quand je lui ai demandé : "Pourquoi tu m'as mordue, mon bonhomme ?", il m'a regardée droit dans les yeux et s'est mis à gronder en montrant les dents : "Je ne suis pas un homme, je suis un chien. Mon entreprise m'a jeté à la rue comme un chien, alors maintenant je suis un chien, et les chiens attaquent et mordent les gens quand ils ont la rage "...
ANA (avec un certain soulagement, après cette histoire) : Milan aussi a commencé à aboyer l'année dernière, quand il s'est retrouvé au chômage. Un jour il est arrivé à la maison, et du seuil il s'est mis à hurler : " aauuuuu, misère ! aauuuu, que vais-je faire maintenant ? Aauuuu, qu'est-ce qu'il m'arrive ?... "Et comme ça toute la journée: aauuu, aauuuu, aaauuu... Et puis un jour il a entrepris de sortir dans le parc et de se promener avec les chiens... [...] >Texte intégral<
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6. ♦ BIBLIOGRAPHIE ♦ |
Œuvres traduites de Dušan Kovačević Études et articles sur les œuvres de Dušan Kovačević |
7. ♦ LE LIVRE DU MOIS ♦ |
Les Marathoniens font leur tour d'honneur Traduit par Vladimir André Čejović et Anne Rénoue |
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