Érudit à l’esprit postmoderne nourri du riche héritage de la culture nationale, nouvelliste et romancier, Goran Petrović a donné un nouveau souffle à la littérature serbe de la fin du XXe siècle avant de devenir l’un de ses porte-drapeaux à l’étranger. Débordant d’une imagination ouverte au fantastique et à l’onirique, ce disciple surdoué de Milorad Pavić a démontré avec brio qu’il est toujours possible d’innover en matière d’écriture, de concevoir le roman autrement et de surprendre le lecteur même après l’indétrônable Dictionnaire khazar.
Goran Petrović fait son entrée sur la scène littéraire serbe à un moment délicat, à la veille de la guerre civile en ex-Yougoslavie, et ses premiers livres paraissent dans un pays en plein chaos, mis à genoux par des crises internes et par l’embargo international. Cette réalité, dure et étouffante dans laquelle il était contraint d’écrire, l’a-t-elle poussé à l’escapisme, à l’évasion dans une littérature tournée vers les mondes imaginaires et les procédés ludiques ? Quoi qu’il en soit ses livres détonnaient dans la production littéraire des « sombres » années 1990. Son premier roman Atlas des reflets célestes [Атлас описан небом, 1993] avait déjà surpris par l’originalité de sa forme et son univers insolite. Ce livre, qui par certains aspects rappelle le réalisme magique latinoaméricain, ressemble à « une boîte pleine de miracles » (Mihajlo Pantić). Par l’analogie à la maison sans toit – et donc ouverte sur le ciel – où vit une bande d’amis et de grands rêveurs, cet « atlas » truffé de mystères est également conçu comme une œuvre ouverte (allusion évidente à Umberto Ecco) qui prend l’allure d’un labyrinthe narratif ou d’un roman-puzzle.
C’est dans les deux romans suivants, parus à la fin des années 1990 – Le Siège de l'église Saint-Sauveur [Опсада цркве Светог Спаса, 1997] et La boutique « À la main heureuse » [Ситничарница „Код срећне руке“, 2000 ; publié en français sous le titre Soixante-neuf tiroirs] – que le talent de Petrović s’exprime avec le plus d’éclat. Le Siège de l'église Saint-Sauveur représente, selon la critique, le dernier grand roman serbe du XXe siècle. S’inspirant des contes, légendes et hagiographies des saints du Moyen Âge dont celles de saint Sava, fondateur de l’Église orthodoxe serbe, Goran Petrović entrelace sans cesse réalité et rêve, Histoire et mythe offrant une image plurivalente de la Serbie à la fois historique, imaginaire et réelle. En confiant le rôle du « personnage » principal à un édifice sacré, une église, et mettant l’accent sur sa dimension symbolique, Petrović rappelle Ivo Andrić et son majestueux Pont sur la Drina, comme le souligne à juste titre Jovan Delić.
Alors que le champ narratif du Siège de l'église Saint-Sauveur couvre huit siècles et s’étend sur un large espace qui s’étend de Constantinople à Venise, l’action de La boutique « À la main heureuse » se limite au XXe siècle et se déroule à Belgrade. Le thème principal de ce livre paraît à première vue anodin : la lecture. Mais dans la conception romanesque de l’écrivain, cette activité pratiquée par tout un chacun peut aussi masquer un pouvoir surnaturel et même s’avérer dangereuse. C’est cette faculté attribuée à la lecture qui sert à Goran Petrović pour construire l’intrigue et croiser les destins fabuleux des personnages qu’il a dotés de ce don rare : grâce à lui les héros de la Boutique peuvent franchir les frontières qui séparent les mondes réel et imaginaire et rencontrer leurs semblables dans la réalité fictionnelle d’un livre ! Ce roman est d’abord et avant toute chose un éloge, ludique et enchanteur, de la lecture et des pouvoirs extraordinaires de la littérature en tant que fiction.
Dans les premières années du XXIe siècle Goran Petrović a publié deux recueils de nouvelles, Les proches [Ближњи, 2002] et Les différences [Разлике, 2005], qui se démarquent de ses précédents livres de prose Conseils pour une vie plus facile [Савети за лакши живот, 1989] et L’île et les histoires alentour [Острво и околне приче, 1996]. Alors que ces derniers, produit d’une imagination débridée et ludique, étaient orientés vers un fantastique poétique et imprégnés d’un lyrisme bien dosé, Les proches et Les différences sont – malgré la présence d’éléments fantastiques – plus ancrés dans la réalité, plus en phase avec l’esprit et les préoccupations de l’époque contemporaine. Dans certaines nouvelles se reflètent également le chaos des années 1990, l’atmosphère typique de cette période et les personnages incarnant une société en plein désarroi. Notons que Goran Petrović a plus tard réécrit un texte qui figure dans Les différences. La nouvelle Sous un ciel qui s'écaille [Испод таванице која се љуспа, 2010] a été restructurée, amplifiée par de nouveaux fragments narratifs, puis présentée sous la forme de… « cinéroman ». Avec sa galerie bigarrée de personnages brossés avec un humour parfois railleur son tableau de la vie provinciale en ex-Yougoslavie, ce livre se présente effectivement comme un film – un long-métrage tantôt drôle tantôt mélancolique.
Durant les quelque dix ans qui suivirent la parution de son « cinéroman », et même s’il n’a pas cessé d’écrire, Goran Petrović n’a pas publié de nouveaux livres importants, – la raison pour laquelle on a commencé à évoquer la crise créatrice qu’il aurait traversée. Les soupçons ont été enfin dissipés en 2022, avec la sortie simultanée de deux romans intitulés respectivement Papier [Папир] et Iconostase [Иконостас] qui se répondent en écho. Tous deux sont situés au XVe siècle, le premier en Italie de la Renaissance au temps de la reine Jeanne II de Naples, le second en Grèce et en Serbie à l’époque du despote Stefan Lazarević. Autre point commun : ils se présentent comme des récits pseudo-historiques contenant des éléments fantastiques et des significations allégoriques.
Produits d’une érudition discrètement exploitée et d’une imagination qui paraît inépuisable, ces deux derniers livres prouvaient que Goran Petrović n’avait rien perdu de sa puissante énergie créatrice. Mieux, ils annonçaient une nouvelle aventure littéraire de leur auteur dont ils auraient constitué la grande ouverture : selon le témoignage de l’écrivain, Papier et Iconostase ont été conçus comme des éléments d’un nouveau cycle romanesque qu’il a qualifié de roman delta. Son décès précoce a malheureusement mis fin à ce projet littéraire bien prometteur.
Milivoj Srebro