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CHANTS DU PEUPLE SERBE (I)

par

LE BARON D’ECKSTEIN
 

1er article

Le Catholique – N° 2, février 1826
p. 243-269

 

Catholique I
Le Catholioque, 1826


Les Serbes, qu’on nomme à tort Sérviens, forment une fraction considérable de la grande nation des Slaves, et n’en sont pas la moins marquante. Sans nous inquiéter de leur origine, ni des rapports de leur langage et de leurs mœurs avec les usages des autres peuples de la vaste famille slavonne, bornons-nous ici à reconnaître ce qui les distingue, et à tracer les limites dans lesquelles sont parlés leurs idiomes, qu’on peut diviser en trois principaux, qui ne diffèrent que faiblement entre eux.

Le dialecte serbe est en usage dans le sud-est de la Croatie ; en Dalmatie ; dans la Slavonie, petite région située entre la Croatie, la Bosnie et la Serbie ; en Bosnie ; dans la Serbie proprement dite, y compris la Sirmie et le Banat, sans parler des lieux, dans la Hongrie, où des Serbiens se sont émigrés. Cet idiome est donc celui d’un grand nombre de contrées. Le savant M. Wouk Stephanowitsch Karadgitsch en a publié la grammaire, le dictionnaire et une collection de poésies dont nous ferons connaître le caractère. Le célèbre philologue M. Jacob Grimm a donné, en langue allemande, un extrait de cette même grammaire, et une noble dame polonaise, dont le nom s’est caché sous celui de Talvy, a publié la traduction d’un certain nombre de chants du peuple serbe, d’après l’édition que nous devons aux soins de M. Wouk Stephanowitsch. Déjà l’abbé Fortis, dans son voyage en Dalmatie, avait attiré l’attention des connaisseurs sur la beauté de quelques-uns de ces poèmes. Nous ne parlons pas des personnes qui, comme le franciscain Katschitsch, ont cru embellir ces productions en les défigurant.

La langue serbe, comme les autres dialectes du slavon, est en apparence hérissée de consonnes, mais qui disparaissent à la prononciation. La rudesse dont elles menaçaient, fait place alors à une harmonie et à une mélodie qui la rendent également propre à l’accompagnement des instruments de musique et aux inflexions du chant. En général, le Français s’exagère la dureté et la difficulté de la prononciation des idiomes des peuples de race slavonne. C’est que l’accentuation marquée, mais pauvre et circonscrite d’un certain nombre de dialectes nés du mélange du latin avec le langage germanique, ne saurait atteindre les modulations de la voix qu’on observe dans les langues d’un caractère plus riche et plus pittoresque, quoique ces modulations semblent plutôt faites pour être saisies par l’ouïe que pour être fixées dans la mémoire au moyen de la vue.

Quoi qu’il en soit, le Serbe s’énonce dans un langage à la fois sonore et mélodieux, assez énergique et même sauvage pour ne pas paraître efféminé ; et assez doux, cependant, pour ne pas effrayer l’oreille par des sons exclusivement rauques et gutturaux. Son idiome se plie merveilleusement à tous les accents de la passion la plus tendre comme de la plus élevée ; il est fort et plein, jamais trivial ni grossier, de sorte que le bas peuple lui-même s’exprime avec une délicatesse que, dans d’autres régions, on ne rencontre pas toujours, même dans les hauts rangs de la société. Il n’y a pas de jargon serbe, de dialecte contraire aux formes natives et grammaticales du langage. Plusieurs grandes nations ne sauraient en dire autant, surtout dans les pays où le dialecte écrit diffère entièrement de l’idiome parlé. Dans ce cas, l’anomalie résulte moins des locutions provinciales, en général trop dédaignées, que de la corruption de mots et d’acceptions introduites par le bas peuple dans les grandes villes. La langue serbe est singulièrement native, vraie et originale, très-riche sous le rapport de la grammaire, et malgré un certain mélange de mots germaniques, albanais, hongrois, ou même d’expressions turques, elle n’est nullement gâtée ni défigurée par une semblable alliance.

Nous avons parlé succinctement du caractère général de l’idiome des Serbes, parce que toute poésie vraiment nationale, étrangère à une élégance stérile et académiquement apprise, est toujours ce qu’est le langage qui lui sert d’interprète. Il y a, dans les accents de la parole et dans la construction des phrases, un génie particulier qui suffit pour indiquer si un dialecte est propre à rendre les soupirs de l’amour et les inspirations de l’héroïsme. Le serbien réunit ces avantages ; tantôt il semble doux et mélodieux, comme si la voix tendre et délicate de la femme pouvait seule l’employer, pour révéler son âme dans des accents suaves et intimes ; tantôt il est rauque et retentissant comme le son de l’airain ; il semble appeler les combats, et dans sa brièveté, dans sa précipitation, ne respirer que le sang et le carnage ; d’autrefois aussi il est grave et sévère, majestueux et imposant, comme le langage du commandement et les prophéties de l’Eglise. Avant tout il est simple et vrai, il n’a rien d’appris ni d’apprêté, il est toujours noble, et se prête aux situations les plus pathétiques.

Les poèmes des Serbes, autant que nous pouvons aujourd’hui les connaître, doivent être considérés sous deux points de vue généraux : les uns sont tendres et tenant de l’idylle, les autres respirent un génie martial ; les premiers ont le caractère des chants d’amour, les autres celui de l’épopée. Il y en a dont l’expression paraîtrait souvent satyrique, si ce n’était que la couleur générale de la composition n’a pas ce caractère. Les ris tiennent peu de place dans ces poèmes, moins encore les sentiments qui se rapportent exclusivement à la sociabilité moderne. L’ironie souvent y est poussée à un haut degré, et les actions récitées s’y développent aisément dans un sens dramatique. Toutes les inspirations sont exclusivement nationales, et se rapportent aux mœurs, aux institutions, aux croyances du pays, de sorte qu’il faut se familiariser d’avance avec quelques-unes des habitudes de ces peuples, pour être à même de porter un jugement indépendant sur l’ensemble de leurs poèmes. Mais ce petit travail, d’ailleurs attrayant et instructif, est payé avec usure par les jouissances exquises qu’il finit par procurer au cœur et à l’esprit, et par le ton d’enthousiasme qu’il communique à l’imagination. On pourrait dire que cette étude peut l’enflammer et précipiter son cours comme une source de naphte ardente.

Dans les régions où le dialecte serbe a cours, et qui ont fait le plus de progrès en civilisation, telles que la Sirmie, le Banat et quelques autres contrées, ce sont les femmes qui inventent les poèmes d’amour. Elles les récitent en s’accompagnant d’instruments qui rendent des sons tendres et mélancoliques ; elles chantent ces sortes d’idylles, d’un sentiment paisible et doux, heureux assemblage de plaintes touchantes, d’accents d’une chaste volupté, dont la grâce est exquise et la gaîté folâtre, et qui, s’élevant parfois jusqu’aux tons de la passion la plus exaltée, prodiguent de jalouses imprécations, en passant de l’extase du bonheur à des expressions de désespoir et de mort. Le Serbe est naturellement enclin au pathétique, et quand la colère l’anime, ses mots prennent une tournure de haute éloquence. Les chants des simples bergères eux-mêmes présentent ce caractère, qui distingue ceux des nobles demoiselles trahies dans leur amour et blessées dans leur sympathie envers un objet ingrat et volage. Cependant la plupart de ces poèmes se recommandent surtout par un ton de bonheur pacifique, d’exaltation solitaire, mais simple et touchante dans ses naïves expressions. Ces chants, aimables entretiens des jeunes gens des deux sexes, des femmes surtout, dans les régions que nous venons de désigner, commencent malheureusement à être fréquemment repoussés par une civilisation malentendue, et à être sacrifiés à des airs italiens, empruntés aux opéras, qui sont sans intérêt pour le cœur, et n’offrent aucune nourriture à l’esprit.

Les pâtres armés des montagnes, de vieux militaires, rhapsodes sauvages, bardes des chefs et des grands, chantent avec récitatif les poèmes héroïques dont nous avons parlé, en s’accompagnant d’un instrument à corde, qu’ils nomment la Gusle. Cependant ces accords ne résonnent plus dans le bas pays, passé, depuis longtemps, sous l’empire d’une civilisation plus rapprochée de celle des Allemands et des Italiens. C’est dans la Bosnie, l’Herzégovine, à Monténégro, sur les montagnes de la frontière méridionale de la Serbie, régions inaccessibles dans leurs derniers retranchements par le brigandage des habitants, dont les mœurs sont à la fois simples, fortes, mais féroces ; c’est dans ces contrées que vivent ces chants épiques, qui semblent appeler un autre Homère, pour l’inviter à les réunir en un même corps aussi vaste que sublime. Quelques-uns de ces poèmes contiennent jusqu’à quinze cents vers ; tous existent par tradition dans la mémoire de ceux qui les récitent. Plusieurs ont un caractère isolé, et ne se rapportent qu’à un seul événement. Mais la plupart sont relatifs aux faits et gestes des héros de la nation, qui servent d’emblèmes à toute une époque. Autour du principal personnage viennent se grouper ses amis, ses compagnons, ses maîtresses et ses adversaires, et nous donner ainsi une peinture vivante de l’ensemble de l’existence de ses concitoyens, dans cet état demi-sauvage où s’exprimaient le plus vivement leurs besoins et leurs affections. C’est sur ces derniers, de préférence, qu’il importe de fixer l’attention publique.

La poésie épique est celle des peuples au sortir de l’âge primitif d’abord patriarcal et sacerdotal. Après cette seconde création, après cet enfantement religieux, s’il est permis de parler ainsi, le besoin de la vie politique se fait sentir, les hommes veulent exercer les forces de leur corps et de leur esprit d’une manière libre et indépendante. Ils ne souffrent plus la règle minutieuse et le cérémonial qui les guidaient dans leur enfance, et qui tournaient leur esprit vers de graves pensées, présentées sous la forme d’images, mais qui ne permettaient pas à une intelligence fougueuse de prendre son essor. Une race de guerriers, de chefs militaires, se charge alors de l’éducation nationale et de la formation d’un esprit public, grossier dans son ébauche, mais vigoureux, mais plein de grandeur, de force et d’enthousiasme.

En de semblables circonstances, les chants religieux se retirent, comme chez les Serbes, dans l’intérieur des monastères, où de jeunes novices, dont l’imagination est vive et enflammée, les cultivent en même temps que la légende ascétique, qui elle-même est souvent de la poésie. Les chants héroïques les remplacent parmi le peuple ; ils sont l’orgueil de toute une nation, et subsistent, durant des siècles, dans la mémoire des rhapsodes qui les récitent, jusqu’à ce qu’une civilisation commerçante et industrielle parvienne insensiblement à les repousser. Celle-ci, avec de nouveaux besoins, se crée de nouvelles idées, et laisse à la curiosité des âges qui suivront, le soin de recueillir les débris de leur ancienne gloire. Ce monument aurait été entier pour les Serbes, si leur sort eût été semblable à celui des anciens Hellènes, et si une autre Athènes, amie des Sciences et des arts, se fût élevée au sein de leur patrie.

Il est impossible de désigner par son nom aucun poète comme ayant seul créé, par la puissance de son imagination, les récits épiques dont il s’agit. Celui qui se sentait inspiré y a travaillé, en acceptant une histoire donnée et déjà revêtue, en partie, des formes poétiques et enrichie de circonstances merveilleuses ; il l’a communiquée à ses auditeurs, ou léguée à ses descendants, dont la mémoire, exercée de bonne heure à une semblable transmission, la recevait avec une étonnante fidélité. Ceux-ci la faisaient ainsi passer d’âge en âge jusqu’au moment où les mœurs, les habitudes, les idées des peuples changeassent et que leur ancienne poésie tombât en désuétude.

De la facilité avec laquelle des hommes inspirés pouvaient, en traitant le même sujet, souvent dans les mêmes termes, varier les diverses circonstances d’un seul et même récit, à la fois héroïque et populaire, soit en l’allongeant, soit en le resserrant, il est résulté que ces sortes de poèmes sont extrêmement riches en variantes, et qu’ils semblent se contredire sur une foule de points, en restant d’accord sur le fond des choses. Une verve inépuisable les anime, les varie sans que leur unité puisse en souffrir, parce que celle-ci consiste dans une conformité de mœurs, de sentiments, d’opinions, d’institutions, qui sont la vie d’un peuple entier.

En même temps, ces sortes de poèmes admettent des épisodes plus ou moins longs et brillants, qui s’adaptent, et, si je puis parler ainsi, s’entent merveilleusement sur le tronc principal de l’histoire. Ils en sont comme les branches et les rejetons, s’enlaçant ensemble de manière à former une espèce de forêt poétique, où jour et nuit retentissent les chants du rossignol, les cris des faucons, les hurlements des bêtes féroces, où tout est alternativement calme et agité, où tout vit, se meut, s’aime, se hait, se cherche, se fuit, s’embrasse, se déchire, sans que jamais la curiosité se lasse, et que le défaut d’aliment ternisse l’éclat de la poésie et la fasse mourir. Je voudrais rendre, par ces expressions, le sentiment de fraîcheur, le naturel pittoresque, grandiose, sauvage, poétiquement barbare, quoique doux et mélodieux, de ces sortes de poèmes ; l’impression qu’ils peuvent faire sur l’esprit me semble avoir des rapports exacts et frappants avec celle que produirait l’aspect d’une forêt encore vierge.

Réunissons donc les divers caractères de ces récits épiques. Unité de sujet, variété de thèmes, richesse et surabondance en épisodes. Ces qualités les rendent éminemment propres à être réunis dans une seule grande composition, par un poète vraiment national, qui vivrait de toute la vie de son peuple, qui se nourrirait de tous ses sentiments. Il lui faudrait choisir, avec bonheur, au milieu des nombreuses variations qu’offre son thème, celles qui seraient les plus vraies, les plus poétiques, les plus senties, les plus voisines de la nature. Un tel homme vivrait dans la postérité, comme un autre Homère.

Chacun sait que l’ancienne poésie épique des Hellènes a été composée et réunie de cette manière. Nous ne possédons plus qu’une seule version de l’Iliade, nous n’avons plus qu’une seule et même Odyssée ; mais, quoiqu’elles ne nous soient pas parvenues, les variantes qu’offraient ces chefs-d’œuvre, aux critiques de l’antiquité, étaient encore en grand nombre. Elles étaient bien plus abondantes encore avant le temps où les poésies, décorées du titre d’homériques, furent, pour la première fois, recueillies à Sparte et à Athènes, et fixées d’une manière invariable par le moyen de l’écriture.

Les poèmes épiques des Indiens et ceux rassemblés par le Persan Ferdoucy, indiquent une création tout-à-fait analogue. Ils sont nés en Médie, en Bactriane, sur les bords du Gange, dans la péninsule du Décan, des mêmes éléments qui les ont fait éclore dans l’Asie Mineure. La même remarque s’applique aux chants qui composent les épopées germaniques des Nibelungen et du livre des héros, dont la forme nous a été conservée d’une manière plus ou moins inculte et grossière. Mais on reconnaît, spécialement dans l’arrangement du poème des Nibelungen, le génie d’un autre Homère par la majesté, la grandeur, la simplicité, la fertilité d’épisodes, qui constituent l’ensemble de cette composition.

En jetant les yeux sur les Moallakats, chants des tribus guerrières, chez les Arabes; sur les romances espagnoles de Rodrigue, du Cid et de la chute de l’empire de Grenade ; sur les débris de la poésie originale des Moscovites, des Polonais, et surtout des Bohémiens ; en les comparant aux chants des Serbes, on voit qu’il n’a manqué à tous ces peuples qu’un concours de circonstances pour qu’ils pussent s’enorgueillir d’épopées comparables, par l’énergie de la pensée, la grandeur des actions, la richesse de l’expression, aux plus nobles productions de la muse des Hellènes, des Indiens, des Persans et des Germains. Tous les éléments de la poésie épique s’y rencontrent ; les faits se groupent, s’enchaînent, se varient, sans rompre l’unité fondamentale du sujet, et, dans ces sortes de compositions, la nature semble opérer d’une manière large et majestueuse, avec simplicité et sans aucune confusion. Mais le grand poète ne s’est malheureusement pas rencontré pour achever une œuvre, qui eût été tout entière en ébauche devant lui. Il ne fallait que la tête d’un Hiram pour arracher ces nombreux décombres à leur obscurité, et les ériger en un temple digne du Salomon par sa grandeur et sa magnificence.

Il est remarquable que ces poésies de la nature, si riches, si pittoresques, et qui savent si parfaitement animer tout l’univers, sont fréquemment récitées, chez les Serbes, comme parmi les Hellènes, par des chantres ambulants, la plupart privés de la lumière, recevant, partout où ils se présentent, d’abondantes aumônes de la main des peuples, et l’hospitalité dans les demeures des grands. Certes, ce ne sont pas des aveugles qui ont pu inventer les poèmes dictés par l’inspiration la plus pénétrante et la plus clairvoyante du monde, si j’ose me servir d’une expression vulgaire et hardie. Mais leur imagination, ayant de bonne heure reçu le dépôt sacré de ces nobles compositions, les conserve, les chérit, pour ainsi dire, avec plus d’amour encore, lorsque le flambeau du jour s’est éteint devant leurs regards, et qu’une éternelle nuit les couvre de ses ténèbres. C’est pour eux comme une nouvelle création, comme s’ils évoquaient encore une fois cet univers, qu’ils semblent, pour ainsi dire, embrasser dans ces récits, en réveillant dans leur âme sa beauté auguste, ses charmes agrestes et sauvages. Si les yeux extérieurs se sont à jamais fermés, l’œil de l’esprit s’est ouvert, et contemple, dans ces poèmes, les merveilles dont ils conservent, d’une manière si touchante, l’impérissable souvenir.

La poésie pastorale des Serbes est aussi animée que leurs inspirations héroïques. Des images empruntées à la mythologie du paganisme, entièrement revêtues d’une forme poétique, y sont restées empreintes en traits de flamme. Les colombes sont les messagères de l’amour ; elles portent les écrits des saints, des patriarches, des prophètes, de la Vierge ; les faucons se réjouissent des honneurs que leur accordent les guerriers et les chasseurs ; les rossignols s’entretiennent des mystères de deux amans. Les coursiers, sous l’éperon des héros, ne souffrent point l’approche du vulgaire ; ils se montrent adroits, intelligents, dignes en tout de porter les superbes descendants de Mars qui les montent, et, en les poussant à la victoire, les voient s’y élancer en hennissant.

Ce n’est pas tout : les arbres aussi sympathisent avec le genre humain ; ils comprennent ses besoins, compatissent à ses souffrances, et donnent aux malheureux des avertissements salutaires. Les ondes murmurent des sons plaintifs, ou bondissent avec joie aux différentes nouvelles qui retentissent sur le rivage ; les rochers eux-mêmes sont sensibles et se meuvent ; il n’y a rien de stérile au sein de la vaste nature, dont le lait bienfaisant ne tarit jamais, et qui nourrit avec joie des générations entières.

Les villes lèvent un front orgueilleux, répondent quand on les interroge, insultent à celui qui les assiège, ou gémissent sur le sort des habitants, s’ils sont en proie aux horreurs de la famine et de la peste, ou si quelque fléau de dissension civile s’agite dans leur sein. Les châteaux forts, les palais, l’humble cabane elle-même sont doués des accents de la voix ; ils gardent le souvenir des crimes passés comme celui des bienfaits, présents. Jamais l’imagination n’est en arrière de tous les sujets qu’elle embrasse.

Mais contemplons la Wila, déesse aux longs cheveux, à la robe traînante dans les airs, qui sourit des roses, pour nous servir de l’expression des enfants de la nature, langage étranger aux poètes de coterie, qui n’obéissent qu’aux convenances ; car la nature, qui est en elle-même un art sublime, personnifie tout, donne à tout une couleur idéale, ne crée jamais d’abstractions, et engendre des poèmes comme elle fait naître des fleurs, à chaque renouvellement de la saison printanière. La Wila, tantôt terrible, tantôt bienfaisante, capricieuse comme l’imagination, condense aujourd’hui les nuages ; elle fait pleuvoir le sang sur les lieux où doit se donner la bataille ; demain elle encouragera un héros, le provoquera aux grandes actions, et lui montrera la couronne de la gloire prête à ceindre son front immortel ; elle lui fera voir aussi la mort qui va le frapper, et lui prophétisera la reconnaissance des siècles à venir.

La même divinité est favorable ou funeste aux amans ; elle parle aux jeunes filles, les conseille, les aide, les poursuit, et, dans ses rapides métamorphoses, semble dépendre des variations de l’air et des accidents qu’offrent les saisons, lorsque le cours régulier de la nature paraît interrompu.

Si, des croyances propres à la poésie des Serbes, nous passons aux mœurs et institutions du peuple, en tant qu’elles reparaissent dans les récits, accompagnés du son des instruments, nous remarquons d’abord, chez eux, que les saints nœuds de l’amitié sont placés au-dessus de ceux de l’amour et des passions terrestres. Oreste et Pylade, la confraternité si célèbre des Scythes, les dévouements si fréquents dans les poèmes héroïques de l’antiquité et du moyen âge, semblent revivre, avec un bien plus haut degré d’intensité, dans les chants de cette branche de l’ancienne race slavonne. Celui qui choisit un frère d’armes, se marie avec lui en Dieu, pour nous servir des mêmes termes de ces poèmes ; le sang scelle de semblables liens, et personne n’y est infidèle. Les mêmes rapprochements, d’une délicatesse aussi exquise, unissent entre eux les frères et les sœurs ; les parents issus de la même lignée sont tenus de s’aimer plus que les époux, car dans les relations conjugales des Serbes, on pourrait avoir occasion de rencontrer des traces de dépendance et de domesticité, plus propres à rappeler les mœurs asiatiques que les usages de l’Europe. Chez les anciens Perses, l’attachement des enfants du même lit et des deux sexes imprimaient un égal respect, et étaient envisagés sous des rapports également saints et sacrés. Mais chez les Serbes, il y a plus encore. Le guerrier se choisit un frère d’adoption, la jeune fille une de ses compagnes, ou, dans ses peines, elle invoque l’assistance d’un frère en Dieu, sans qu’un amour profane entre dans leurs liaisons. Ces sortes d’unions sont consacrées avec la plus grande solennité, et jamais on n’a vu d’exemple d’une violation de la foi promise. La fraternité jurée devant l’autel se conserve sous la sauvegarde des autels.

Les noces des Serbes offrent des particularités remarquables, qui se reproduisent fréquemment dans les poèmes, et qu’il faut connaître pour être à portée de s’en rendre un compte exact. Le cérémonial des noces, dans les grandes familles, est dispendieux et pompeux. La fiancée est conduite, vers la demeure de son futur époux, avec une grande solennité, et confiée aux soins d’un proche parent du mari, à défaut de l’ami intime de ce dernier, en sorte qu’il répond sur sa tête du dépôt remis à sa foi. Ce guide de la jeune mariée repose sous le même toit qu’elle, la veille sous sa tente et dans ses appartements, l’assiste dans les fêtes à donner aux conviés, qui accompagnent l’épouse jusqu’au moment où elle est placée dans la couche nuptiale. Le cortège s’avance sous les auspices d’un personnage marquant, choisi pour parrain, invoqué aux noms de Dieu et de saint Jean, et qui ne saurait, sous aucun prétexte, se refuser aux honneurs dont il devient l’objet. Tout est disposé militairement dans ces cérémonies : un patriarche est chargé de la régularité des mœurs et de la surveillance générale de la marche. Un autre personnage porte l’étendard, et est accompagné du bruit des instruments. Mais celui qui mérite de fixer une attention toute particulière, au milieu de cette cérémonie singulière, qui offre à l’historien de curieux rapprochements avec plusieurs peuples de l’antiquité, c’est le bouffon de la fête. Il est destiné à parodier tout ce qui se fait ; chaque convive est obligé de se ployer à ses bizarres volontés, et d’obéir à ses commandements, de sorte qu’on est puni de ne pas rire et s’amuser.

Nous avons jeté un coup-d’œil, rapide, il est vrai, sur quelques particularités propres aux mœurs des Serbes, sans parler des vengeances de ces peuples, vengeances dont l’héritage passe du père au fils, de race en race, et cause entre elles des guerres d’extermination. Portons maintenant nos regards sur le caractère de la poésie de cette branche de la nation slave, dans les analogies et dans les différences qu’elle peut offrir avec celle d’autres peuples, à des époques de civilisation plus ou moins rapprochées de la leur. Une pareille comparaison ne manque ni d’intérêt, ni d’utilité.

D’abord, et ceci est très-remarquable, les chants lyriques et les récits épiques des Slaves diffèrent entièrement de la poésie native des nations de la Germanie. Chez les Serbes, on ne rencontre aucun de ces traits caractéristiques des sentiments, des impressions, des actions que chantent ou racontent les ballades et les romances des Allemands, des Danois, des Suédois, des Anglais, des Écossais. Il y a une noblesse plus élevée, plus de grâce et de pureté, une manière de s’exprimer plus délicate et mieux choisie dans les poésies natives des Bosniens et des Dalmates : mais plus d’originalité, un intérêt plus varié, plus dramatique et plus soutenu, et, nous devons ajouter aussi, un plus riche développement des diverses conditions de l’existence sociale, même dans son état de barbarie, distinguent les chants populaires, propres aux nations germaines.

La piété des Serbes a quelque chose d’infiniment touchant, un goût, un parfum, pour ainsi dire, d’innocence dans son expression lyrique : mais elle est uniformément ascétique et monacale. Les pensées et les actions pieuses, exprimées dans les ballades et dans les romances chantées jadis sur les frontières de l’Ecosse, ou sur les bords du Rhin, ne portent pas ce caractère de dévotion, mais dénotent une vie active, même au sein d’occupations religieuses. Il y est souvent question de vocations forcées, d’évènements graves et tragiques qui en furent la suite, d’une lutte entre les hommes armés de la lance et les hommes qui portaient la croix ; rien de semblable parmi les Serbes. La femme y obéit à ses parents, le moine ne contrarie pas le chef de la tribu ; il reçoit ses dons, mais il tremble devant sa violence, et ne prétend pas l’assujettir à sa domination.

Ce n’est pas que les traits généraux, propres à la nature humaine et la vérité de sentiment ne se retrouvent dans les poésies des peuples dont nous parlons : mais leur expression est essentiellement différente. Il y a des actes de grossièreté, de rudesse, de violence, racontés dans les chants des Serbes comme dans ceux des Germains : mais toujours, chez les premiers, les récits de ces faits sont relevés par la noblesse et la dignité du style, tandis que, chez les autres, leur expression âpre et sauvage n’est jamais adoucie. Sous ce rapport, à en juger par les poèmes des Serbes, la culture de l’esprit paraît généralement plus avancée parmi les Slaves que chez les peuples de la Germanie. Cette observation, bien entendu, ne porte nullement sur la civilisation, sur la littérature et sur les arts ; car, si nous comparons l’état de ceux-ci avec les progrès faits à cet égard par les nations allemandes, les arts paraissent dans l’enfance chez tous les Slaves, et particulièrement chez les Serbes. Mais il s’agit, d’une manière générale d’être, de se mouvoir, de sentir, propre à la masse des peuples ainsi comparés.

Les chants lyriques renferment l’expression la plus simple, la plus vraie, la plus native de la façon de penser et de sentir d’un peuple ; ils ont quelque chose de spontané, d’immédiat, qui ne permet pas de dénaturer l’idée-mère par laquelle ils sont animés. C’est donc d’après leur contexture et leur esprit, qu’on aperçoit la différence qui sépare le génie des Slaves de celui des Germains. Chez les premiers, il y a plus d’élévation et plus de simplicité, chez les autres, plus d’imagination et une plus grande variété d’impressions et de sentiments. Les Allemands aussi possèdent une foule de chants populaires, d’une grâce souvent exquise, d’une finesse étonnante en fait d’aperçus et de sentiments, pleins de naïveté et même très-aimables par l’expression : cependant il n’y règne pas le même ton de candeur, de dignité simple et de force dans l’expression de l’innocence, que dans les poèmes lyriques des Serbes. Chez ces derniers, on est plus près d’une nature patriarcale et primitive ; les autres offrent des pensées plus vagabondes et plus aventureuses. Cela tient, en partie, à la constitution domestique des deux peuples, à l’organisation différente des familles, au degré de liberté du sexe féminin, moins grande chez les Slaves que parmi les Germains.

Les chants épiques, au contraire, présentent, dans l’une et l’autre famille de peuples, des traits de ressemblance, dus non pas autant à une communication intime (inconnue, au moins, chez les Serbes), ni aux grands traits de la vie héroïque, partout analogues, que, peut-être, à leur origine orientale. Les Slaves et Germains peuvent avoir puisé, dans leur berceau commun, une même manière de sentir, de peindre et de présenter vivants les caractères qu’offre l’héroïsme, quand les uns et les autres habitaient, comme le prouvent leurs langages, des régions voisines de la Perse.

Je ne prétends nullement que les poèmes épiques des Slaves, ceux des Serbes surtout, puissent s’enorgueillir d’une aussi haute origine ; aucun de ceux de ce dernier peuple ne remonte au-delà du quatorzième siècle, et la plupart d’entre eux sont de beaucoup postérieurs. Mais avant que les poèmes actuellement existants aient été inventés, d’autres, aujourd’hui perdus et entraînés par le cours des âges, ont dû les précéder. Qui sait même si les chants que nous possédons en ce moment ne se fussent pas insensiblement perdus sans le soin qu’a pris M. Wouk de les consacrer à la postérité, dans le recueil qu’il nous en a donné ? Des inspirations nées de nos jours, au milieu de la fermentation militaire du peuple serbe, lorsqu’il s’arma contre la Porte au commencement de ce siècle, ne pouvaient-elles pas remplacer les anciens poèmes dans la mémoire des générations suivantes ? Georges-le-Noir et d’autres vaillants guerriers de cette race, qui ont été nos contemporains, sont déjà célébrés par la poésie populaire, et leur gloire aurait, n’en doutons pas, pris la place de celle des héros des âges précédents, sans l’heureux événement dont nous venons de rendre compte.

Mais, quoi qu’il en soit, toujours pouvons-nous observer, dans la plupart de ces chants épiques, le retour de certains types, propres à donner une plus haute opinion du génie des héros. La forme change, les évènements se modifient, le type reste le même. Le noir Georges aura le même sort que Marco Kraljewitsch et les héros antérieurs à ce guerrier du quatorzième siècle ; il sera chanté sous leurs traits, envisagé et rendu poétique d’après la même combinaison d’idées. C’est ainsi que les aperçus des plus anciens jours se transmettent, d’une manière fixe et invariable, chez ces enfants de la nature, malgré la métamorphose que subissent les formes de la pensée, les actions et les noms des hommes illustres. Ces idées premières, gravées dans les esprits et formant, pour ainsi dire, une seconde intelligence, sont communiquées aux poètes, qui nous occupent, en leur qualité de patriotes et de Serbes.

Ce qui caractérise le genre d’héroïsme dont nous parlons, ce qui le fait paraître semblable à celui dont le tableau nous est transmis par une antiquité très-reculée, plus reculée que les traits de la vie héroïque qui nous sont offerts par Homère, antiquité qui remonte aux siècles des hommes forts par excellence, des Hercule, des Samson : c’est la manière à la fois rude, simple et colossale dont les héros apparaissent dans leurs actions et dans leurs paroles. Tout y est brut et, pour ainsi dire, obtenu du premier choc ; on y touche au granit de la poésie ; il est inculte, mais majestueux, sévère dans ses masses, quoiqu’elles offrent en quelque chose encore l’image du chaos. En même temps les siècles n’y sont comptés que comme des jours ; les principaux personnages se présentent semblables aux créations de la nature primitive. On les dirait exhumés, comme les mammouths de la Sibérie, de quelque couche bien profonde, où ils gisaient ensevelis avec les productions d’une nature étrangère à la nôtre. Marco Kraljewitsch, héros des Serbes, mange et boit, ou plutôt il dévore, il combat, il aime, il succombe comme le Roustam des Perses, comme le Jara sandha, comme le Ravana des Indiens, le Hagino, le Hildebrand, le Volker des Goths, le Roland des Francs. Au milieu des explosions d’une imagination gigantesque, vous reconnaissez des traits d’une sensibilité inattendue et charmante. Le coursier Scharatz du grand Marco est de la même famille que le Raksh du Persan Roustam, que le Babieca du Cid espagnol, que le noble Bayard des quatre fils d’Aymon. Il est le Pylade de son maître, à la vie, à la mort ; il arrache des larmes sincères à son trépas : il fait frémir d’épouvante dans les batailles, comme le maître dont il supporte le poids redoutable.

Les chants des nations germaines et ceux des Slavons, en comptant au premier rang de ces derniers les tribus de race serbe, se rapprochent et diffèrent donc entre eux par les traits de ressemblance que nous venons d’indiquer et par une grande opposition sous le rapport des mœurs et des sentiments populaires. Si nous osions nous confier à notre jugement individuel, si nous pouvions consulter, avec quelque raison, notre manière propre de concevoir les choses, nous croirions trouver quelque analogie de style et de pensées entre la poésie héroïque et même, parfois, entre la poésie lyrique des Serbes et les chants agrestes, les poésies guerrières et pastorales des Arabes. Nous n’entendons parler de ces dernières qu’autant qu’elles sont étrangères aux idées du mahométisme et aux raffinements d’un art, emprunté aux Persans. Cette ressemblance ne tient, en aucune façon, à la parenté des races, essentiellement distinctes : car les Slavons n’ont rien de sémitique dans leurs idiomes, et font partie de cette classe nombreuse de peuples que la philologie moderne désigne sous le nom d’indogermaniques ; mais elle ressort des habitudes de la vie patriarcale, de mœurs domestiques extrêmement simples et pures, du peu de liberté des femmes, caractères essentiellement opposés aux coutumes des peuples du nord germanique.

La vieille poésie hébraïque participe aussi, et par les mêmes causes, de la même simplicité ou, plutôt, de la même nudité dans l’expression du sentiment ; elle a la même naïveté, et, pour dernier trait de ressemblance, elle a la même hardiesse dans le style figuré ; car il y a plus de ce qu’on peut appeler orientalismes dans la poésie native des Serbes que dans celle des nations germaniques. Qu’on se garde de penser que cela puisse provenir du voisinage des Turcs. Ces barbares n’ont qu’une poésie d’imitation ; ils n’ont rien appris, ils n’ont rien enseigné à leurs voisins, sinon les termes de commandement et d’exactions fiscales.

Par une raison analogue, la poésie lyrique et de sentiment des Espagnols, d’ailleurs très étrangère à celle des Slaves, se rapproche plutôt que celle des chants germaniques, du caractère propre à l’esprit du chant serbe : ce qu’il faut attribuer au génie arabe qui, comme à son propre insu, a fait impression sur le génie castillan et l’a fécondé.

Il nous reste encore à dire quelques mots sur certaines analogies qu’on pourrait retrouver entre le genre de la poésie populaire des Grecs modernes, et celui des Dalmates, des Bosniens et des autres tribus serbes qui les avoisinent.

D’abord une certaine grâce dans la pensée et une certaine délicatesse dans l’expression ont dû, toujours, rapprocher les Hellènes et les Slaves dans la manière naïve et populaire de communiquer leurs sentiments et leurs pensées. A cet égard les Grecs se rapportent aux Italiens comme les Slaves aux Allemands. L’exquise sensibilité des Grecs ne se retrouve ni aux siècles de la domination des Romains, ni dans ceux de leurs successeurs dans les mêmes contrées. Les poètes de l’art seuls, comme le Dante, Pétrarque, Guarini, le Tasse, ont été doués de cette organisation particulière, par suite de leurs études des conceptions du platonisme et des doctrines mystiques propres à la religion catholique. Mais dans les sonnets et dans les autres compositions lyriques de ces grands génies, on retrouve moins les primitifs accents et les épanchements naïfs d’un sentiment naturellement gracieux et délicat, que quelque chose de philosophique, qu’un mélange de métaphysique et d’amour, d’expression de l’infini, dans la pensée du christianisme, marié en idée à l’expression du fini, l’un dans le sens de la beauté céleste , l’autre dans celui de la beauté idéale. En Italie, la poésie populaire est peu de chose, elle est plutôt satirique et bouffonne que tendre et pathétique : je ne parle pas des airs d’opéra qu’on chante pour la musique et non pour les paroles. Mais celle des Hellènes, comme celle des Serbes, dénotent un tact et un instinct des bienséances, une finesse et une simplicité de sentiment remarquables jusque dans les rangs inférieurs de la société.

Ce qui manque aux Slaves, c’est ce sentiment dont étaient particulièrement doués les Grecs de l’antiquité, c’est l’amour de l’idéal, l’enthousiasme pour les arts qui, des Hellènes, s’est communiqué, par le Dante, aux Italiens, et dont, au dernier siècle, Goethe et Winkelmann ont allumé le foyer en Allemagne. Il est douteux que les Serbes, favorisés même par une culture d’esprit autre que celle dont ils jouissent maintenant, parviennent jamais, avec le génie qui leur est propre, à rendre la beauté des formes, à donner aux proportions la noblesse, aux compositions l’unité qui feront l’éternelle gloire des compatriotes de Sophocle et de Pindare. Ce qu’ils pourraient vouloir leur emprunter, ne produirait qu’une imitation morte et stérile, comme tout ce qui est conçu dans le goût des académies modernes, où l’on enseigne méthodiquement une froide et correcte élégance, plus dégoûtante dans son afféterie prétentieuse, dans son éloignement de la vraie nature, que ne serait repoussant le spectacle d’une barbarie grossière et inculte.

Si, par certaines tournures et certaines images fréquemment répétées, la poésie serbe rappelle, de temps à autres, des traits semblables à ceux de la poésie populaire des Grecs, dont l’excellent ouvrage de M. Fauriel nous a ouvert les trésors, cela tient peut-être simultanément à deux causes. D’abord il y eut, dans les régions les plus civilisées de la Grèce, et spécialement en Morée, un assez considérable mélange des deux races grecque et slavonne, par suite des migrations de la dernière, dans les siècles reculés du moyen âge. Ensuite ces deux races s’avoisinant, ont dû aussi se communiquer quelques pensées et quelques sentiments, quoiqu’il soit vrai de dire que l’ensemble des compositions lyriques des Serbes porte exclusivement le cachet de la descendance slavonne. Il ne faut pas non plus oublier l’identité du culte entre les Serbes non-unis et les Grecs, ennemis de l’église latine, car, à l’exception de la Bosnie, qui est presque entièrement mahométane, et de plusieurs contrées illyriennes où domine le rite catholique, la majorité du peuple serbe professe la même croyance que la majorité des Hellènes.

Les Bulgares, parents des Serbes, quoique étrangers à leur dialecte et à leur histoire, ayant d’autres héros et des affinités différentes, sont cependant animés de ce même génie, qui est particulier à la race slavonne. Leurs chants, que nous ne connaissons pas et dont la collection serait très intéressante, pourraient servir à expliquer les rapports entre les poèmes lyriques des Grecs et ceux des Serbes. En effet les Bulgares ont exercé un grand empire sur les destinées des Hellènes, au moyen âge, et ont dû accoutumer ces peuples aux idées et à la tournure d’esprit propre à la race slavonne. Cet échange de sentiments et de conceptions entre deux nations, en principe étrangères l’une à l’autre, s’opère à leur propre insu et n’ôte rien à l’originalité de leur caractère. Il n’a rien de commun avec l’imitation des temps inféconds, qui croient égaler ou même surpasser les compositions classiques d’un peuple étranger, en les copiant d’une manière servile, et sans un esprit propre à en saisir l’originalité.

Nous comptons donner dans une prochaine livraison, le tableau animé des chants lyriques et des poèmes épiques des Serbes, convaincus que nous sommes de la valeur de ces poésies et de l’immortalité qui leur est réservée.

> Chants du peuple serbe (II)

 
  
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