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CHANTS DU PEUPLE SERBE (II)

par

LE BARON D’ECKSTEIN
 

2e article

Le Catholique – N° 6, juin 1826
p. 273-410

 

Catholique I
Le Catholioque, 1826


Avant de nous occuper de la poésie épique chez les Serbes, examinons une autre espèce de poésie, due aux femmes de cette nation remarquable. Arrêtons notre pensée sur cette expression lyrique de l'amour, chanté par le sexe faible dans les châteaux et dans les campagnes. Ce genre offre le contraste le plus absolu avec la poésie des guerriers.

La peinture du sentiment qui fait le sujet principal de ces ouvrages, se distingue à la fois par une modestie et une décence plus orientale qu'européenne dans la manière d'exprimer la passion, et par l'abandon le plus entier du cœur qui aime et se livre à l'objet qui le paie de retour. Rien n'y rappelle la sentimentalité des occidentaux modernes. On y trouve bien moins encore ces traits d'une volupté épicurienne, qui tiennent à la civilisation des salons, et naissent d'une vie élégante et opulente. Tout est naïf et sans fard dans les poésies serbes. Le sentiment y est franc. La passion s'y exprime sans détour ; bien que l'on puisse y remarquer des traces de cette coquetterie, art inné chez les femmes, et qu'elles pratiquent sans le devoir au raffinement de l'esprit ou à l'habitude du monde. Chez la fille des Serbes, la passion est ardente, mais non corrompue ; et la libre expression de ce qu'elle éprouve n'ôte rien à la naïveté primitive, à la candeur charmante de sa modestie.

En suivant la progression de ces sentiments dans le cœur des femmes serbes, nous étudierons le caractère de ce peuple intéressant. Observons d'abord la jeune fille qui s'ignore : tendre fleur qui n'est point éclose, et dont le bouton, à peine entr’ouvert, laisse exhaler de son sein doucement coloré, une odeur suave et légère.

Militza, la belle, a des sourcils longs et arqués. Ils se dessinent et font ressortir la carnation délicate de ses joues, de ces joues si roses et de sa figure si blanche. Pendant trois longues années, je ne l'ai qu'entrevue : je ne pouvais contempler ses beaux yeux, je ne pouvais fixer mes regards sur son œil, ni sur sa figure blanche. Je me déterminais alors à inviter les jeunes filles à se tenir par la main, à former un rond et à danser, j'invitais aussi Militza, la vierge. Ne pourrais-je, me disais-je, la regarder et lire dans ses yeux ? Les jeunes filles dansèrent en rond sur l'herbe fraîche et tendre. Le ciel était pur et serein ; tout à coup il devint noir, obscur : l'éclair sillonna le nuage, et tous les regards des jeunes filles s'élevèrent vers les cieux. Militza seule, la vierge, ne les imita pas. Ses regards restèrent attachés à la verdure de l'herbe, suivant sa coutume. Les autres jeunes filles lui dirent alors à voix basse : « O Militza, notre amie, la compagne de nos jeux, serais-tu trop raisonnable ? ou manquerais-tu d'esprit ? Pourquoi ne contempler que l'herbe et la verdure ? pourquoi ne pas élever avec nous tes regards vers les nuages, vers ces nuages où serpentent les éclairs ? » Militza leur répondit alors : « Ne croyez pas que je sois ou trop sage, ou insensée. Je ne suis pas non plus Wila, la déesse, celle qui rassemble les nuages. Je suis vierge ; voilà pourquoi je regarde devant moi. »

Jamais l'imagination du peintre n'inventa de plus gracieux tableau. Point de déclamation, ni de moralité banale. C'est la chose décrite, et la chose seule. Une touche simple, gracieuse et facile, y désigne également l'innocente modestie de la jeune fille et la ruse naïve de son rustique adorateur. Que la poésie à tirades et à sentences semble faible et pâle, si vous la comparez à cette poésie, où le sentiment moral se montre dans toute son ingénuité !

Dans un autre de ces petits poèmes, l'amant, devenu plus hardi, supplie sa belle d'élever vers lui ses regards. Plus libre à son tour, mais sans vouloir acquiescer à sa prière, elle emploie dans sa réponse une ironie facile et gaie, pleine de coquetterie et de finesse :


– Fille charmante de Semendria! tourne vers moi tes regards ! que je puisse contempler ton visage ! – Jeune homme, salut, et bonne santé ! Dis-moi, quand tu as été au marché, as-tu vu du papier blanc exposé en vente ? c'est la couleur de mon visage. Es-tu jamais entré dans une hôtellerie ? y as-tu vu briller le vin rouge ? c'est la couleur de mes joues. As-tu par hasard remarqué dans les champs la violette timide ? elle est de la couleur de mes yeux. Ne t'es-tu jamais promené sur le rivage de la mer ? là de petits poissons noirs se meuvent avec vivacité et élégance : c'est la forme de mes sourcils.

Ces comparaisons et ces images, auxquelles notre état de civilisation ne nous a pas habitués, ne doivent point choquer les lecteurs. Un goût si délicat ne pourrait supporter ni la lecture d'Homère, ni celle de la Bible. Substituez d'autres images à celles que nous venons de traduire ; rendez-les, si vous voulez, plus poétiques, le fonds, qui demeurera le même, attestera toujours la naïveté du poète et l'originalité riante de son imagination.

Veut-on maintenant l'expression franche et sans détour d'un amour fier de lui-même, confiant dans la plénitude de sa force, se communiquant sans crainte, mais sans aucun mélange de corruption ? Ce noble sentiment, particulier aux peuples dont la civilisation est imparfaite, rude et agreste, comme celle des Serbes, respire dans la chanson suivante :


La fillette lave son beau visage ; et elle dit en baignant ses joues charmantes : « Visage, si je savais qu'un vieillard dût te baiser, j'irais vers la forêt verte, j'y cueillerais les plantes les plus amères, et j'en composerais une eau dont je laverais mes joues, afin qu'elles parussent amères au vieillard. Mais si je savais qu'un jeune homme dût venir, je me hâterais de courir vers le jardin, j'y cueillerais toutes les roses, et j'en composerais une eau dont je laverais chaque matin mes joues, afin que le baiser semblât doux au jeune homme, comme un parfum suave, afin qu'il embaumât ses lèvres d'une saveur exquise et pénétrât jusqu'à son cœur. J'aimerais mieux accompagner le jeune homme dans les sentiers de la montagne, que de rester avec le vieillard dans la belle salle du château. J'aimerais mieux préparer ma couche auprès de lui, sur la roche dure, que de reposer sur la soie moelleuse auprès du vieillard. »

Un autre de ces petits poèmes se distingue encore par la grande simplicité de l'expression et l'extrême hardiesse de composition. Le sentiment y est rendu avec une franchise toute naïve, ou, si l'on veut, toute sauvage.


Hier nous nous trouvâmes ensemble dans la même hôtellerie. Nous y fîmes un souper délicieux, et nous y vîmes debout une très-belle fille, la tête ornée d'une couronne de tulipes. Je lui donnai mon coursier, pour qu'elle le conduisit. « Alezan, dit la jeune fille d'une voix basse, en s'adressant au cheval, alezan aux crins d'or, dis-moi si ton maître a déjà choisi son épouse. » Le coursier répondit en hennissant : « Non, par le ciel, non pas encore, belle-fille ; mon maître n'est pas encore marié. Mais vers l'automne, vers l'automne prochain, il compte te mener à sa demeure, te conduire au lit nuptial. » Alors la fillette, dans la joie de son âme, dit à l'alezan : « Si je savais que tu dis la pure vérité, je ferais fondre sur-le-champ mes ornements, je les ferais servir à te ferrer ; tes fers seraient d'argent pur ; et je les ferais dorer avec mon collier superbe. »

La chansonnette suivante réunit la vivacité et la naïveté, la liberté et la décence.


Il est beau, pendant la nuit, de porter ses regards vers les rives du Danube silencieux, à l'endroit où les héros ont dressé leurs tentes, pour s'y réjouir, en buvant le vin couleur d'or. Une belle vierge les sert. Elle offre à chacun la coupe, et chacun dans son ivresse veut l'embrasser. Mais la belle vierge s'en défend, et leur parle ainsi : « O vous, héros, et vous, nobles seigneurs, il est vrai que je suis votre servante à tous ; mais je ne saurais devenir l'amante que d'un seul guerrier, de l'être unique choisi par mon cœur. »

Passons maintenant à des poèmes où l'amour, à des inspirations élevées et nobles, mêle des accents passionnés et gracieux. En lisant la chanson suivante, on croirait, si elle ne respirait pas une simplicité plus sévère, reconnaître cette exaltation de sentiments qui caractérise les plus charmantes ghasèles, composées par les chantres d'amour de l'Arabie.

– Fillette! ô toi, rose de mon jardin ! lorsque tu grandissais, sur quel objet as-tu dirigé tes regards, pour t'élancer avec tant de force et de grâce ? As-tu contemplé le peuplier, ou admiré la tige du pin, si svelte et si fier dans sa croissance? ou bien, dis-moi, as-tu regardé le plus jeune de mes frères ? – Jeune homme! astre de mes yeux ! je n'ai pas grandi en fixant mes regards sur le beau peuplier, ni en mesurant de l'œil la tige élégante du pin, ni en reposant ma vue sur le plus jeune de tes frères. C'est toi, jeune homme, toi seul que j'ai contemplé.

Dans la chanson suivante, l'amour s'exprime avec une extrême impétuosité. Dans l'intime confiance de sa force, il vole au but, rapide comme la flèche dans son essor.


Pendant la soirée, la lune silencieuse resplendit d'une lumière argentée. Son éclat se répand sur la verte prairie. On y voit paître deux nobles coursiers, appartenant à deux seigneurs, à Jean, le capétan, et à Etienne, le ban[1]. Etienne, le ban, parla ainsi au capétan : « Regarde, mon frère ! que la clarté de la lune est vive ! Heureux, mon frère, heureux le héros dont l'amante ne se trouve pas dans les régions lointaines ! Malheur à moi ! ma douce amie est loin, bien loin ! si, pour la trouver, je faisais voler mon coursier, si je voulais envelopper dans ce petit mouchoir la grappe de raisin que je destinerais à mon amante, le mouchoir se gâterait, parce que le raisin viendrait à se corrompre pendant la longue route que j'aurais à faire pour atteindre sa demeure. Mais si, monté sur mon coursier, je m'éloignais d'elle, le mouchoir se gâterait encore, mouillé des larmes dont je l'arroserais. » Jean répliqua au guerrier Etienne : «  Regarde ! c'est aussi dans les régions lointaines qu'est mon amante. Mais, dès qu'elle se présente à ma pensée, je ne demande plus quelle heure avancée a retenti dans la nuit obscure ; mon coursier ne s'inquiète pas si la rivière lui offrira un passage. A travers les ténèbres, au sein des eaux courroucées, à travers les campagnes, je m'élance ; nul bruit des eaux ne retentit en arrière, nulle trace de poussière n'indique ma route à travers les champs. »

Joignons à ces exemples une chanson légère, tendre comme un soupir de l'amour. Les Serbes en ont beaucoup de ce genre. Tels brillent dans la nuit ces insectes ailés, dont une main profane ne doit point approcher, ni détruire le prestige et le charme.

– Mon amante, est-il vrai que tu sois mariée ? – Je le suis, ami ; je suis mère d'un enfant, je lui ai donné ton nom, pour adoucir les peines de mon cœur et calmer sa langueur. Quand je l'appelle, mes tristes désirs ont moins de violence. Jamais je ne le nomme « mon petit garçon » ; je l'appelle toujours « Ami chéri ! » parce qu'alors je songe à toi.

La chanson que nous allons citer, et où la passion est empreinte d'un caractère de véhémence extraordinaire, se fait remarquer par un caractère méridional, qui rappelle les chants d'amour les plus ardents des plages de la Castille.

La belle Smilja est occupée à broder dans le jardin des melons : elle brode, assise au milieu des œillets. Sa mère l'appelle au repas du soir : « Belle Smilja, viens au repas du soir ! » Mais elle répond à sa mère : « Mangez toujours, ne m'attendez pas ; je ne pense point au souper, je ne réfléchis qu'à mon extrême douleur. Mon amant est venu aujourd'hui : il a causé un très - grand dommage ; il a marché sur mes fleurs et sur le buisson ; et quand j'étais assise à mon travail, il a mêlé ma soie. Maudis-le, ma mère, afin que nous soyons deux à le maudire. Que mon sein soit pour mon ami une étroite prison ; que mes bras enlacent son col et le serrent comme des chaînes ; que les baisers de ma bouche dévorent ses yeux ! »

Peut-être en citant une autre chanson qui est, si l'on peut le dire, toute musicale par son expression, ne fatiguerons-nous pas nos lecteurs. Telle est la vivacité, la brièveté de son mouvement, que vous diriez le battement précipité d'un cœur brûlant d'amour. Le poète semble craindre de perdre son temps à chanter : il paraît regretter l'espace occupé par cette chanson si courte, comme si, pendant qu'il la récite, le printemps et l'amour allaient s'envoler.

Mon cœur, mon amour, l'hiver est passé ; le printemps est venu, les petits oiseaux chantent, ô mon cœur, mon amour ! les petites roses fleurissent ; tout s'aime, ô mon cœur, mon amour ! Pourquoi perdre le temps, dis-moi, toi qui me semble d'or ? ô mon cœur, mon amour ! Ne pas embrasser celle qu'on aime, c'est perdre le temps, ô mon cœur, mon amour ! Donne vite, vite un baiser !

Voici un autre de ces poèmes où l'amante badine avec le sentiment qui l'entraîne, et se livre à une innocente et douce gaieté pleine de délicatesse et de grâce. Il n'y a rien de plus aimable dans les poésies de Marot.

Rossignol, ne chante pas d'aussi bon matin ; n'éveille pas mon seigneur et maître. Seule je l'ai endormi, seule aussi je veux l'éveiller. J'irai me promener là-bas dans le jardin ; j'irai cueillir une branche de basilic, dont je lui toucherai les joues ; et cette légère caresse éveillera le bien-aimé.

Une mélancolie tendre et langoureuse caractérise le chant de départ que nous allons citer. On y retrouve aussi cette imagination pittoresque qui distingue éminemment le peuple serbe, et qui rapproche quelque fois le style de ses poésies du style de la poésie native et pastorale des Arabes.


La forteresse, la blanche forteresse de Buda était enlacée par le cep blanc d'une vigne. Non, ce n'était pas le cep blanc d'une vigne ; c'était un couple d'amans fidèles. Ce couple fut uni dès la plus tendre jeunesse ; mais voici l'heure malheureuse qui doit le désunir. L'un des amans dit à l'autre, au moment du départ : « Mon âme, quitte-moi ; va ; tu trouveras, ô mon cœur ! un jardin sans haie, et, dans ce jardin, un rosier rouge. Cueilles-y une petite branche de roses ; place-la sur ton sein, près de ton cœur. Comme cette rose se fanera par degrés, mon pauvre cœur se flétrira par amour pour toi. » Ils allaient se quitter, et l'autre s'écria : « O toi, mon âme, retourne un peu sur tes pas ; tu rencontreras une forêt verte ; dans la forêt est une fontaine aux ondes rafraîchissantes. Là se trouve une pierre de marbre ; sur la pierre est placée une coupe d'or, et dans la coupe d'or est contenue une balle de neige. Être chéri, prends cette balle de neige, pose-la sur ton sein, près de ton cœur ! Comme cette balle se fondra, mon triste cœur se fondra d'amour pour toi! »

Telle est la fraîcheur et la naïveté du sentiment renfermé dans le chant qu'on va lire, qu'il est impossible de se formaliser de la liberté de la pensée qu'il exprime.


Ah ! puissé-je devenir un clair ruisseau ! Je sais bien où je prendrais ma source ; je sais quel cours joyeux suivraient mes ondes. Ce serait sous la fenêtre de mon bien-aimé, là où il s'habille et se déshabille. Peut-être aussi calmerait-il sa soif ardente, en s'abreuvant de mes eaux ; peut-être en mouillant son sein de mes flots caressants, je pourrais toucher la place de son cœur chéri. »

On ne peut rien imaginer de plus gracieux que la chanson suivante, où respire le caractère tendre de la poésie des troubadours.

J'aimerais à chanter, mais je ne le puis : mon ami souffre, sa tête chérie est malade. Il entendrait les accents de ma voix ; il gémirait dans son cœur, il dirait que je ne suis pas en peine pour lui. Mais je m'afflige de le voir malade ; je donnerais mon âme pour sa vie ; je le porte sur mon cœur. En quelque lieu que je me trouve je le porte, comme la mère porte le nouveau- né, le plus chéri de ses petits enfants.

Le chant que nous allons rapporter exprime, d'une manière originale et vive, le plaisir des sens, pur de toute corruption d'esprit et d'âme.

A travers la forêt, la première et la seconde forêts de pins, je me dirigeai vers la quatrième forêt. Là je trouvai un pin au feuillage épais et vert, qui ombrageait une couche molle et douce : ma bien-aimée était endormie, sur la couche. J'eus de la peine, beaucoup trop de peine pour l'éveiller ; j'eus de la joie, beaucoup trop de joie en pensant à l'embrasser. Ma prière s'adressait alors au ciel : « Envoie-nous, grand Dieu, un coup de vent du côté de la mer, qui abatte un petit rameau de ce pin et le jette sur le visage de ma bien- aimée ! » Dieu m'écouta, et un coup de vent du côté de la mer fit tomber sur le visage de ma bien-aimée une petite branche de pin. Alors mon amante, celle que je chéris, s'éveilla. Nous nous embrassâmes jusqu'au lever de l'aurore ; ni ma mère, ni sa mère n'en savaient rien. Le ciel au-dessus de nos têtes, le ciel clair et azuré en savait quelque chose : la couche molle que nous pressions ne l'ignorait pas.

On trouve dans les chants amoureux des Serbes beaucoup d'imprécations et d'accents de fureur. Ces expressions d'une rage jalouse, ce fier dédain qui accable l'amante ou l'amant infidèles, décèlent un peuple indomptable dans ses passions, porté à tous les excès de la vengeance, et que son enthousiasme peut entraîner tour à tour vers des forfaits énormes ou des actes d'une sublime vertu. Nous nous contenterons de citer dans ce genre les imprécations suivantes, placées dans la bouche d'une jeune fille délaissée par celui qu'elle aime. La fillette maudit ses yeux noirs :

Yeux noirs ! puissiez-vous devenir aveugles ! vous voyez tout ce qui se passe, et pourtant vous n'avez pas vu aujourd'hui mon amant, une fleur dans les mains, passer auprès de ma demeure. Sur ses épaules flottait un mouchoir brodé, présent d'une autre amante. La broderie avait enlacé sur ce mouchoir une foule de branches. Puisse son cœur être déchiré d'autant de blessures profondes qu'il y a de branches sur ce mouchoir ! Puisse-t-il souffrir autant de tourments du cœur qu'il y a de feuilles à ces branches !

Le chant suivant, qui offre plusieurs points de ressemblance avec les ballades des nations germaniques du moyen âge, terminera ce rapide aperçu du caractère lyrique des poèmes inventés et chantés par les filles de la race serbe.

Konda mourut ; Konda, fils unique de sa mère ! Sa mère pleure, et ne veut pas l'ensevelir loin de sa demeure, loin du domaine seigneurial. Elle le porte dans le vert jardin de la maison ; elle le place sous des orangers aux fruits d'or. Là, dans un profond sépulcre, l'adolescent repose. Chaque matin la mère se dirige sans bruit vers le lieu où il repose. Il semble qu'on y respire un air étouffé, pareil à l'haleine comprimée par la terreur : on y est comme enveloppé du souffle vague de la mort. « Konda, mon fils ! parle ; la terre te serait-elle pesante ? le bois de platane qui te couvre est-il trop lourd, et te pousse-t-il à gémir ? » Ecoutez ! de l'abîme s'élève une voix à peine intelligible. « Ce n'est pas la terre qui me pèse, ô ma mère ! ce n'est pas le bois de platane de mon séjour ; ce qui me tourmente, c'est la douleur de mon amante ! Lorsqu'elle soupire, mon âme tressaille dans les cieux. Mais lorsque son chagrin s'exhale en cris terribles, la terre s'agite sous moi, et mon corps tremble. »

Ces exemples suffisent pour faire apprécier le sens et l'esprit de ces compositions, si naïvement énergiques, si pathétiques, si délicates et si tendres. Le rythme léger, qui les balance pour ainsi dire, comme l'oiseau sur une faible tige, ne peut trouver d'équivalent dans une traduction, surtout dans une traduction en prose. Il est temps de parler de la poésie qui appartient aux guerriers serbes, de la poésie épique et héroïque.

Une de ces compositions surtout se distingue par la gigantesque force tragique de sa conception, par la profondeur des émotions douloureuses qu'elle excite. Elle a pour sujet les noces sanglantes du jeune prince Maxime Zernojewitsch. Fiancé dès son âge tendre à la fille du doge de Venise, et défiguré après les fiançailles par une maladie cruelle, il s'obstine à refuser la main de celle qui lui fut promise, jusqu'à ce que sa famille, le contraigne à partir pour Venise, d'où il doit ramener sa fiancée.

Cependant on décide ensuite qu'un de ses parents, jeune et d'une belle figure, se présentera à sa place et sous son costume. Ce dernier reçoit la fiancée, qui se félicite de l'amant et de l'époux que le sort a choisi pour elle, quand la ruse est découverte. Trahie dans ses plus secrets désirs, et arrachée à l'espoir du bonheur, la jeune femme ne respire plus que vengeance. Elle demande au véritable Maxime, à son horrible époux, le sang dont elle est avide ; il la satisfait, outre mesure. Le camp des réjouissances devient un champ de carnage. On dirait que toutes les furies, sorties des enfers, portent le feu de leurs torches dans le sein des héros. C'est un tableau affreux et sublime que ce massacre, où des forces plus qu'humaines semblent lutter et se surpasser les unes les autres. Enfin, après s'être montré comme le démon de la mort, Maxime, las de cette abominable rage, venge tant de victimes, en délaissant la fiancée, auteur de ces maux, abandonne sa patrie et les débris de ses guerriers, se rend à Constantinople et se fait musulman. Le frère de son rival, jadis son ami, embrasse comme lui l'islamisme. La haine des deux partis dure encore ; cette longue vengeance n'est pas assouvie par une perpétuelle lutte ; et la postérité des uns et des autres continue, dit le poète, dans les mêmes lieux, une guerre d'extermination.

Nous ne connaissons pas assez profondément l'histoire serbe et albanaise, pour pouvoir distinguer dans ce gigantesque poème ce qui est historique de ce qui est fabuleux. On pourrait même en considérer une partie comme typique ou mythologique, c'est-à-dire que l'on pourrait supposer que la forme sous laquelle les évènements se présentent, commune aux plus anciennes traditions héroïco-épiques de la nation, a été appliquée à tel fait particulier de l'histoire. Ceux à qui la vieille poésie germanique est familière, trouveront plus d'un point de ressemblance entre l'ouvrage dont nous parlons, et le poème des Nibelungen, où se trouve le formidable tableau de la défaite et du massacre des Bourguignons, invités à la noce d'Attila. Remarquons cependant que, le récit du poème germanique se trouvant lié à des évènements énormes qui précèdent la catastrophe et lui servent comme de point d'appui, la ruine des Nibelungen (der Nibelungen Noth) offre un caractère beaucoup plus colossal que le chant des noces de Maxime. Ce dernier n'est que l'épisode d'un poème en plusieurs chants dont nous n'avons pas l'ensemble, et qui peut-être n'a jamais été exécuté dans son entier. On sait d'ailleurs que la chute et la destruction des Bourguignons, sous le nom de Nibelungen, enfants des ténèbres, n'est que la reproduction épique et sous forme humaine, de cette grande chute, de cette destruction des démons et des dieux (Ragnarokur, crépuscule des dieux), annonçant la fin des temps, et chantée dans l’Edda Islandaise, abrégé précieux des doctrines cosmogoniques et théogoniques de la Scandinavie et de la Germanie.

Nous donnerons l'analyse rapide et citerons les passages les plus remarquables de ce poème des noces effroyables de Maxime.

Iwan Zernojewitsch, père de ce héros, traverse l'Adriatique avec des richesses immenses, et va demander la main de la fille du doge de Venise, pour la fiancer à son fils. Pendant trois années entières, le vieillard, retenu par les Latins (tel est le nom des Vénitiens dans le poème), épuise les trésors qu'il a apportés avec lui. Enfin le doge lui promet sa fille pour le jeune Maxime, et l'on échange les bagues.

Liés par un engagement réciproque, les amis s'entretinrent des noces et des pompes futures. Qu'Iwan retourne en paix dans sa patrie : mais, dès que la vigne et le maïs porteront des fruits, que l'on vienne chercher la fiancée avec tout l'appareil somptueux des noces. On convint de ce point, et Iwan se prépara à partir. Ses nouveaux amis le reconduisirent jusqu'à une certaine distance. Cent des Latins l'accompagnaient, avec le doge, suivi de ses deux vaillants fils, les deux faucons de Venise. Mais, quand on se sépara, Iwan vint à tout gâter. Doué d'un esprit sage, il prononça cette fois des paroles insensées, et s'adressa ainsi à son nouveau beau-frère :

 Ami et beau-frère, doge de Venise ! attends-moi ici : je reviendrai avec mille hommes, escorte de la noce ; ils seront au moins au nombre de mille ; et je veux qu'il y en ait plutôt davantage. Quand j'aborderai, que Venise verse aussi mille hommes d'escorte pour recevoir dignement la noce de mon fils. De tes mille guerriers, des mille guerriers que je conduirai, nul guerrier ne paraîtra plus magnifique et plus beau que Maxime, que l'enfant de mon cœur, qui bientôt sera ton beau-fils chéri.

Le doge et les siens furent très contents de ces paroles. Le prince vénitien ouvrit les bras à Iwan, le baisa au visage, lui promit pour son fils les plus riches présents, l'accueil le plus honorable, si ce qu'il venait de dire était vrai. « Mais, ami, ajouta-t-il, si ta parole était menteuse, ton arrivée te coûterait cher ! »

Iwan a passé la mer. La Grue (c'est le nom de son coursier, soit à cause de sa vitesse, soit à cause de sa couleur), le porte près de la forteresse de Shabljack, demeure de ses ancêtres. Animé d'un ardent désir de la patrie, il approche :

Personne, dit le poète, personne ne l'a vu : mais du haut de la fenêtre, dans la blanche tourelle, sa fidèle épouse l'aperçoit de loin, le reconnaît, lui son seigneur, et la Grue, son cheval de bataille. Elle se hâte de descendre de la tour élevée, court, appelle à haute voix ses serviteurs et donne ses ordres aux servantes :

« Qu'on s'empresse, serviteurs! volez dans la plaine ! allez à la rencontre de votre seigneur ! Filles, hâtez- vous ! balayez le devant de la cour ! Mais où es-tu, Maxime, mon cher petit ? va vite, cours, place-toi devant la porte de la forteresse ! Cher enfant, ton père adoré approche. Il revient, mon seigneur, ton père ! Le voilà, joyeux, plein de courage, monté sur son beau coursier ! Nul doute qu'il ne vienne de fiancer sa belle-fille. »

Et les serviteurs coururent au-devant de lui. Ils rencontrèrent leur seigneur dans la plaine. Son épouse aussi vola au-devant de lui. Elle baisa le pan de sa robe, couvrit sa main de baisers, détacha ses armes resplendissantes, pressa sur son cœur ces armes magnifiques et les porta de ses propres mains dans les appartements, pendant que les serviteurs prenaient soin du coursier.

Ce tableau qui respire une simplicité patriarcale, est tout entier dans le goût et dans le style d'Homère. La scène de l'entrevue du père avec son fils Maxime est très touchante. Iwan le contemple en silence, pendant que ce dernier avance un siège où son père puisse s'asseoir. Le père trouve son fils entièrement défiguré par les ravages d'une maladie cruelle. Ce n'est plus le beau Maxime ; c'est un enfant hideux. Tout à coup les paroles orgueilleuses dont il s'est servi en prenant congé du doge reviennent à sa pensée :

Son âme, dit le poète, fut rongée par des tourments inouïs. Son front se couvrit de rides obscures. Les noires moustaches qui ombrageaient sa lèvre, s'abaissèrent et allèrent toucher ses épaules. Il demeura silencieusement assis, n'adressa la parole à personne, et fixa ses regards sur la terre désolée.

Alors sa femme, s'approchant de lui, embrasse ses genoux et veut connaître la cause de sa douleur. Après l'avoir apprise, elle lui reproche son orgueil. Maître de tant de riches provinces, souverain d'Antivari, de Dulcigno, de Monténégro, et d'autres régions encore, pourquoi avoir passé la mer et préféré à une bru choisie dans sa patrie une fille des Latins !

Quand Zernojewitsch Iwan entendit ces paroles, sa colère dévorante s'éleva comme un tourbillon de flammes. « Fuis, fuis, te dis-je ! je n'y ai point été ; je n'ai point cherché de fiancée ! Quiconque me somme de ma parole, quiconque m'offre des félicitations, je lui arrache un œil du front ! »

Le bruit de l'événement se répand ; on fuit la colère du vieillard, et personne ne l'entretient de ce qui la cause. Neuf années s'écoulent, et la dixième commence, lorsqu'il reçoit une lettre du doge, empreinte de la plus amère ironie. Il somme le Serbe de rendre à sa fille la liberté de contracter des engagements plus honorables, et lui donne le conseil de chercher une fiancée vulgaire, qui convienne mieux à son fils.

Seul à l'instant où il reçoit cette lettre, le Serbe, que les héros et les sages de son conseil n'environnaient pas, demande tristement conseil à son épouse. Cette femme sage et prudente lui répond ainsi :

- Seigneur et maître, Zernojewitsch Iwan ! Depuis quand l'habitude de ton épouse fut-elle de te donner conseil ? Depuis quand es-tu dans l'usage de la consulter? Veux-tu maintenant prendre une telle coutume ? Les femmes ont une longue chevelure ; mais leur esprit est de peu d'étendue. Cependant je vais te dire volontiers ce que tu me demandes. C'est un grand péché aux yeux de Dieu, c'est une honte et une injure, d'empêcher le bonheur de cette fillette, de la forcer de se tenir enfermée dans la maison de son père. Ecoute, seigneur et cher époux ! ne prends pas cela trop violemment à cœur. Sans doute Maxime est cruellement défiguré par la maladie : mais ses parents les Vénitiens sont bons ; ils ne t'adresseront pas un seul mot de reproche. »

Elle ajoute ensuite, que s'il craint des difficultés, il n'a qu'à se faire escorter par deux mille guerriers, au lieu de mille, afin d'en imposer aux Latins qui, sans querelles, lui remettront la fiancée.

Zernojewitsch Iwan poussa un grand cri, pour témoigner sa joie du sage conseil de son épouse. Il écrivit une lettre, il envoya le Tartare ; et cette parole parvint au doge de Venise : « Doge de Venise, ami et beau-frère, écoute, attends jour et nuit ! Le tonnerre des canons t'annoncera mon départ de la forteresse. Trente pièces d'artillerie des plus formidables, entre autres le Selenko et le Kernjo, feront trembler le ciel de leur écho. Ne te fais point attendre alors, ô mon ami ! Envoie en toute hâte des vaisseaux sur la mer : qu'ils abordent au rivage, et qu'ils transportent sur l'autre rive les hôtes des noces que j'y amène. »

Ensuite Iwan écrit au prince Milosch, fils de l'Obrenbeg, qu'il invite, et qu'il prie de venir avec l'élite des guerriers de Dulcigno et d'Antivari, pour conduire la noce. Il écrit aussi à Monténégro, résidence de Jean le capétan, son neveu ; il somme ce dernier d'amener avec lui des hommes d'armes, et d'être le beau-frère de la noce. D'autres lettres sont adressées au woiwode Elias, maître de Kutsch et de Bratonoshitsch ; à Militsch de la maison de Schérémétov, seigneur de Drekalowitsch ; enfin une dernière part pour Podgoritza, siège de son antique race, où se trouve son proche parent Georges Kujundschitsch, le faucon, auquel il s'adresse ainsi :

- Noble faucon, lis ceci ; ne perds point de temps, réunis des hôtes bien parés pour la noce, que ceux de Podgoritza, mes frères, se rassemblent. Hâte-toi d'équiper les coursiers et les héros. Orne les chevaux de selles ottomanes et de franges d'or qui leur pendent jusqu'aux fers des pieds. Que de magnifiques harnais brillent sur leur poitrail, les fassent resplendir et indiquent au loin les coursiers des héros. Quant aux guerriers, que leurs habits soient de velours et de soie. Qu'ils portent ce drap écarlate, dont l'eau rend la couleur plus vive, et auquel les rayons du soleil prêtent une nuance rose. Que des manteaux violets soient jetés par-dessus. Que de riches kalpacks, que des tschelenkas (plumes) du plus grand prix ornent leurs têtes. Que des agrafes d'une grande richesse rattachent leurs robes. Enfin, que nos jeunes gens brillent devant tous les autres, que l'on remarque leur somptuosité, la magnificence de leur équipement et de leur parure ; qu'ils se montrent comme la tête couronnée de la fête nuptiale. Que nulle part, dans le pays des Serbes et dans celui des Latins, on ne puisse rencontrer leurs rivaux pour la beauté, la taille svelte et la richesse des habits. Que les Latins émerveillés fixent d'avides regards sur la marche des Serbes et en admirent l'éclat extraordinaire. Il est vrai que les Latins sont opulents, qu'ils possèdent tout jusqu'au superflu. Ils forgent avec un art extrême, l'argent et l'or ; ils les travaillent avec perfection. Leurs habits d'écarlate sont soigneusement fabriqués. Mais ce qu'ils ne possèdent pas, ce qui vaut mieux encore, c'est la beauté suprême, ce sont ces visages fiers et majestueux, ces figures de princes, ces regards héroïques, à la fois superbes et gais, que possèdent les fils de Podgoritza.

Tous les chefs serbes se préparent. Les nobles affluent. Vieillards, agriculteurs, pâtres eux-mêmes, quittent leurs travaux et se présentent pour assister à la fête des noces dans la plaine de Shabljack.

Là, dit le poète, on voyait coursier serré contre coursier, héros contre héros, lances de guerre semblables à la noire forêt sur les montagnes, étendards pressés contre les étendards, comme une mer de nuages ; les tentes étaient foulées contre les tentes, et les nobles chefs y reposaient.

Ils restèrent ainsi toute une journée dans le repos. Le lendemain matin, Jean le capétan, neveu d'Iwan, fait sa ronde autour de Shabljack avant le lever du soleil.

Deux de ses serviteurs le suivent seuls et de loin ; l'œil peut à peine les distinguer. Jean ne leur dit pas une parole. Son front se ride et devient affreux. Ses moustaches flottent en ondes noires sur ses épaules. Il monte et descend les remparts, considère en silence et avec une grande sévérité les pièces d'artillerie, jette un coup-d’œil sur l'ensemble de ses états, voit les pays soumis au sultan ; ses yeux cherchent avant tout les escadrons qui brillent dans la plaine. »

Iwan aperçoit son neveu, s'approche de lui avec inquiétude, lui demande pourquoi il s'est levé de si grand matin, pourquoi il est venu seul visiter la forteresse, et d'où lui viennent ces sombres regards qui répandent la terreur. Le capétan le prie de ne pas l'interroger. Il lui conseille ensuite de fêter magnifiquement ses hôtes et de les congédier aussitôt après, pour qu'ils retournent à leurs travaux et à leurs demeures. Il lui fait remarquer que cette expédition prive le pays de ses meilleurs guerriers, que les frontières dégarnies restent sans défenseurs, que les Turcs profiteront de cet abandon, pour envahir la contrée et la conquérir. Il lui remontre ensuite que cette grande troupe de héros serbes, qui vont traverser la mer, peuvent, d'après leur caractère farouche et indomptable, se quereller et s'égorger entre eux. Il craint en un mot que les noces n'amènent de grands désastres. Il lui raconte le songe suivant, qui la nuit dernière a rempli son âme d'épouvante :

- Hier au soir, je vais me reposer. Mes serviteurs me couvrent de mon manteau de fourrures et m'enveloppent soigneusement la tête. Mes yeux se ferment ; mais aussitôt un rêve formidable m'agite avec violence. Dans ce songe je contemple le ciel, qui tout à coup se couvre de nuages noirs, allant et venant sans cesse. Enfin, leurs masses gigantesques se condensent au-dessus de Shabljack, au-dessus de la forteresse altière, mon oncle ! Alors, de leur sein s'échappe le hurlement du tonnerre ; l'éclair se précipite sur ton château, la foudre tombe dans les cours de la demeure paternelle, du beau Shabljack, siège de la royauté. La rage des flammes embrase et dévore la forteresse entière, qui se consume jusque dans ses fondements. Là où ce blanc pavillon s'élève, les murs tombent et croulent sur les épaules de ton enfant. Maxime n'est pas atteint, il est vrai ; mais dans sa chute il tue et il écrase les autres.

Après d'autres réflexions, tendant à dissuader son oncle du mariage, il baise sa main et finit par lui dire :

- Oncle Iwan, si un malheur m'arrive dans ta forteresse, sois-en responsable devant Dieu. Blessé ou mort, il n'importe, je serais vengé ; les angoisses t'attendraient. Tu sais que les adolescents que je guide sont les fils sauvages de Monténégro, tous appartenant à la même tribu ; tous, au nombre de cinq cents, suivant ma bannière comme un seul homme. Si je m'écrie : malheur ! tous ils s'écrient : malheur ! Si je succombe, ils tombent tous à mes côtés.

Iwan courroucé, répond à son neveu que sa parole est engagée ; que, dût-il périr, il ne sera point la risée publique. Il ordonne au capétan de faire retentir sa voix formidable du haut de ce château des montagnes, et de commander aux guerriers de placer trente canons sur leurs affûts.

Appelle le vieillard Nedijelko, dont la barbe blanche descend jusqu'à sa ceinture. C'est à lui que sont confiés le puissant Kernjo, le terrible Selenko, ces canons plus formidables que tous ceux de notre pays, des sept royaumes chrétiens et du sultan ottoman. Que ce vieillard les charge, qu'il leur donne une charge extraordinaire. Qu'il les remplisse de plomb, qu'il les remplisse de poudre. Que le ciel tremble au bruit de la foudre s'échappant de ces canons formidables ! Que nos amis le sachent d'avance, et s'arment de courage. Qu'ils éloignent leurs coursiers de la rive, qu'ils aient soin de les détourner des froides eaux de la Zetinja ; car, à ce bruit terrible, les chevaux, devenus furieux, pourraient se précipiter dans les ondes, et nos frères, qui n'y auraient pas été préparés, pourraient sentir le frisson d'une fièvre froide.

Jean obéit, les foudres tonnent et « un tremblement de terre, dit le poète, ébranle les champs et les montagnes, les eaux de la Zetinja quittent leur lit accoutumé. Tous les coursiers tombèrent ; un grand nombre de guerriers se précipitèrent la face contre terre. » Les hérauts invitent ensuite les convives à se tenir prêts ; et la jeunesse serbe, descendue sur le bord de la mer, voit de loin voguer des navires qui viennent la chercher : en les attendant elle se livre aux jeux et à de guerriers ébats.

Tel qui monte un excellent coursier se plaît à le faire tourner et caracoler avec beaucoup d'art ; on le voit parcourir la plaine et faire vibrer la lance nommée dshilit. Tel autre qui aime à boire, embrasse l'outre et savoure le vin couleur d'or. Celui-ci, se confiant aux accents d'une voix forte et gutturale, fait retentir le camp d'un chant de danses et d'un chant de noces. Zrnojewitsch Iwan est au milieu de tous. Monté sur la Grue, son cheval de bataille, il a deux faucons perchés à ses côtés ; l'un est son fils et l'autre est Milosch. Quel superbe fiancé ferait Maxime, si son visage n'était pas défiguré ! Comme tous les mouvemens qui dirigent son vaillant cheval de bataille semblent vifs et souples. A la gauche du vieil Iwan, Milotsch Obrenowitsch, porté par un coursier de couleur brune, s'élance, tout rayonnant de beauté. Iwan contemple les deux jeunes gens, etc.

Après avoir bien observé les deux jeunes gens, le vieux chef fait part aux princes de sa tribu, de la pensée qu'il forme. Il leur propose de choisir Milosch à cause de sa beauté, de le revêtir des habits de Maxime, et de l'envoyer chercher la fiancée vénitienne, à la place de ce dernier, auquel il livrerait ensuite son épouse. Aucun seigneur n'ose approuver une résolution pareille. « Car Maxime, pensaient-ils, est d'une race sanguinaire. » Personne ne voulut y consentir sans la volonté du jeune homme. Mais Milosch, le woiwode, prit courage et dit :

- Iwan, noble chef des Serbes, pourquoi rassembler le conseil et convoquer tes frères ? Avance vers moi ta main droite. Jure, qu'en écartant de la cérémonie des noces, ton fils Maxime, tu ne lui enlèves pas sa fiancée, tu ne lui fais pas une offense mortelle : jure-le par la fidélité de Dieu lui-même. De mon côté, je te promets, sous le même inviolable serment, de te conduire la fiancée à travers l'océan, sans guerre, sans querelle, sans obstacle. Mais je ne veux le faire, Iwan, que si j'en obtiens la récompense. Que nul ne partage avec moi les présents, quels qu'ils soient, que l'on doit faire au fiancé ; qu'ils m'appartiennent tous.

A ces mots, Iwan Zernojewitsch se mit à rire à gorge déployée. Il lui promit ce qu'il voulut, et même de plus riches cadeaux encore, des coursiers arabes, de magnifiques armes, de l'or et de l'argent. Maxime garda le silence, se laissa dépouiller de ses habits, et jeta de côté un regard oblique et sinistre.

Nous sommes arrivés au point central de ce poème, et il n'y a pas un seul mot de perdu. Libre dans ses mouvements comme l'aigle au haut des cieux, sa poésie est toute action, et le feu qui l'anime est dévorant, si j'ose le dire, d'expression et de force. On croirait y voir s'accomplir une intime union, une fusion complète des caractères de la muse homérique et de la muse héroïque et pastorale des Arabes.

En abordant aux plages vénitiennes, les Serbes virent un immense concours de peuple affluer pour contempler la beauté du faux Maxime. Les fils du doge, qui en entendent parler, vont au-devant de lui. Tous les Serbes sont répartis dans les demeures des citoyens ; chaque maison donne l'hospitalité à trois ou quatre d'entre eux. Après avoir demeuré trois jours, les Serbes, le matin du quatrième jour, se rassemblent pour retourner dans leur patrie, au son de la musique guerrière. Arrivés aux portes de la ville, ils les trouvent fermées. A la vue de quatre bourreaux, deux de race maure, et deux de race latine, les bras trempés dans le sang et tenant des sabres dont la lame est sanglante jusqu'à la poignée, les Serbes s'effraient, car tout n'est pas terminé. Le faux Maxime et la fiancée doivent bientôt paraître. Ils murmurent ; mais ils attendent ce qui doit advenir, et ils prennent patience.

Ecoutez ! le pavé de la rue résonne ! Ecoutez ; un bruit retentit ; c'est de ce côté qu'il approche. Voyez ! sur son cheval de bataille s'avance au galop le woiwode Milosch. Il tire à lui le mors d'acier, touche légèrement l'alezan avec l'étrier, et s'avance, en lui faisant faire de petits sauts, vers ses compagnons, qui admirent son air martial et joyeux. Il les salue et leur souhaite une bonne matinée. D'une seule voix, ils répondent : « Jeune époux Maxime ! sois le bienvenu. »

Les deux frères de la fiancée suivent le héros :

L'un, dit le poète, conduit un étalon sauvage. Le fier animal se courbe jusqu'à terre, tant l'or et l'argent qui le couvrent lui pèsent. Ses fers sont d'or : des franges d'or battent ses cuisses. Un harnois magnifique lui serre le poitrail. Il porte la fille latine, la vierge : elle se tient assise, en silence, un faucon sur le poing.

Ainsi la jeune fiancée est remise au faux Maxime. Celui-ci reçoit les dons avec une grâce mêlée de noblesse. Son autre beau-frère lui donne des armes. Le doge et son épouse s'approchent. Après avoir décrit les dons faits par le père, le poète continue :

Voyez, la mère infortunée ! elle apporte une chemise tissue de l'or le plus fin. On ne l'a point filée, on ne l'a point travaillée au métier ; son tissu est l'ouvrage des mains les plus habiles. Enlacé au col de la chemise, un serpent avance sa tête comme s'il vivait, comme s'il voulait lancer le poison dont il regorge. Sur le front de ce serpent un diamant brille. Quand le jeune homme et la jeune vierge se rendront dans la chambre nuptiale, cette pierre doit suffire à les éclairer. La mère appelle son gendre et lui dit : « Reçois en don cette chemise d'or. »

Les Serbes ne sont pas revenus encore de l'étonnement que leur cause une si grande magnificence. Le frère du doge, le vieillard Jerdimir s'avance : « Voyez, il s'appuie dans sa marche sur un bâton patriarcal, orné d'or. Sa barbe blanche descend par-dessus sa ceinture. Des larmes inondent sa royale figure : des larmes, car une amère douleur l'oppresse. » Jerdimir, qui n'avait pas eu d'enfants de ses sept femmes, avait adopté sa nièce, et gémissait de la voir traverser la mer. Il revêt Milosch du plus magnifique vêtement nuptial. Maxime voit tout, détourne les yeux : son regard menace ; les feux de l'envie brûlent son âme. Enfin on part, et la traversée est paisible, jusqu'au moment où tous ensemble se retrouvent dans la même plaine de Shabljack qui les a vus réunis avant le départ.

Maxime, accompagné de dix amis, s'avance le premier vers la demeure paternelle, pour annoncer à sa mère l'arrivée de la fiancée. A peine le woiwode Milosch s'en est-il aperçu, il fait caracoler avec grâce son alezan, s'élance au galop près du capétan Jean, conducteur de la noce, et touche doucement la main de la fiancée.

Vierge malheureuse ! les yeux, couverts d'un voile en or, pouvaient pénétrer au travers, quand elle vit le héros sur son coursier, le trouble s'empara de ses sens, elle rejeta le voile, contempla librement deux mains pour les lui tendre. Quiconque vit ce spectacle, eût désiré ne l'avoir pas vu.

Iwan, plein de douleur et de colère, ordonne à sa bru de baisser son voile et de retirer ses mains. Il lui défend de contempler l'étranger, le beau Milosch, et dirigeant ses regards vers le véritable Maxime, qui se tenait en avant sur un coursier noir, lui dit tout ce qui est arrivé et ce qui a nécessité ce stratagème.

« A peine la femme latine en est-elle instruite, elle reste comme foudroyée. Elle arrête son cheval, demeure immobile, et ne veut pas le faire avancer d'un seul pas. » Alors elle adresse à Iwan les reproches les plus justes. Elle lui fait voir qu'il a détruit pour jamais le bonheur de son fils Maxime. Sa laideur ne l'eût point effrayée, pourvu que son cœur fût pur. Elle fait serment de ne pas avancer, jusqu'à ce que Milosch eut rendu au fils d'Iwan, son légitime époux, tous les dons qu'il a reçus. Ainsi se trahit la lutte qui commence dans le sein de la jeune fille, entre sa fierté blessée qui l'excite à la vengeance, et un secret amour pour le beau Milosch, qui la jette dans le désespoir, sans qu'elle l'avoue à elle-même ni aux autres. On sent dès lors qu'elle n'attend plus rien que de la mort seule. Le poète laisse deviner les motifs de l'action qui ne se révèlent que par l'action même. Trahie dans ses désirs, la fiancée veut tout perdre, tout détruire, voir succomber Milosch ou Maxime, afin de se livrer tout entière à l'un d'eux, ou de succomber elle-même au sein des feux de la discorde qu'elle vient d'allumer.

Iwan convoque plusieurs woiwodes et les fait juges entre lui et Milosch, au sujet des cadeaux de noces de la fiancée.

Mais nul juge, nul vaillant héros ne veut répondre à l'appel et se prononcer là-dessus. Tous avaient juré sur l'inébranlable fidélité de Dieu, que personne ne partagerait les dons reçus par Milosch, mais qu'au contraire, Iwan ajouterait à ces présents. Dans une cause déjà arrêtée d'un accord unanime, on ne pouvait prononcer une seconde fois.

Milosch s'indigne, s'avance vers Iwan, et lui adresse de sanglants reproches. Cependant il consent à céder les dons, à l'exception du manteau magnifique dont Jerdimir l'a revêtu, de la brillante plume qui flotte sur son bonnet et de la chemise brodée en or. Aucun de ces trois dons ne passera dans d'autres mains.

Il y a quelque chose de touchant dans la simplicité de ces demandes, dans la naïveté de ce beau caractère. Ce sont là de ces traits qu'on ne rencontre que dans les plus anciennes productions de la muse épique. Les guerriers applaudissent à la modération de Milosch.

La triste fille des Latins n'est point satisfaite de ce qui vient d'être résolu. Elle ne consent point à céder la chemise brodée en or, don de sa mère, et dont son époux doit se revêtir pour la conduire à la chambre nuptiale. Elle élève la voix, elle appelle le jeune héros Maxime, qu'elle nomme par son nom. Le vieillard, qui connaît l'impétueuse colère et l'envie effrénée dont son fils est dévoré, est saisi d'une terreur extrême, et cherche en vain à dissuader la jeune fille. Il promet inutilement à la vierge toutes les richesses accumulées dans la haute tour du fort de Shabljack. Elle ne l'écoute pas.

Le second appel retentit aux oreilles de Maxime ; il tourne son coursier sans défaut, s'approche et prête l'oreille. Elle prononce ces mots affreux, ces mots à jamais exécrables.

- O Maxime, unique enfant de ta mère ! que jamais elle ne te revoie ! que jamais elle ne t'embrasse vivant ! que les lances de la bataille forment ton cercueil ! que les boucliers te recouvrent comme la pierre du sépulcre ! que devant le tribunal de Dieu, ton âme soit noire comme l'est aujourd'hui ton visage ! tu combattras avec le woiwode. Pourquoi mes trésors seraient-ils dans les mains d'un autre ? Cependant je ne les regrette point. Qu'il les garde, et que le malheur s'attache à lui. Ce que je regrette seulement, c'est ma chemise en or ; je l'ai tissée moi-même, assise jour et nuit, avec mes trois compagnes, et pendant trois années entières ; et j'ai failli devenir aveugle en ne travaillant qu'à cette seule chemise. Mon cher époux, je voulais vous embrasser, magnifiquement revêtu de ce tissu d'un or si pur ; et vous la laisseriez entre des mains étrangères !

Elle menace ensuite de regagner les plages de la mer, d'écrire à son père une lettre teinte de son sang, d'en charger son faucon fidèle, pour qu'il s'abatte sur le poignet du doge, qui la lira, lèvera des troupes, et viendra ravager la contrée des Serbes. A peine le jeune Maxime a-t-il entendu ces mots, la rage s'empare de lui.

Il fait tourner son cheval ; il le frappe de son fouet, composé de triples nœuds. Le fouet enlace les flancs du coursier et l'entoure de ses plis : sa peau en est déchirée ; son dos meurtri laisse couler le sang jusqu'aux cuisses. Furieux, l'étalon se dresse. Il saute, et d'un bond il atteint la hauteur de trois lances. Il s'élance, et franchit l'espace qu'occuperaient quatre lances étendues par terre. Maxime est un démon furieux, et nul vaillant guerrier ne se trouve près de lui pour l'arrêter. Il se fraie dans la foule une large voie. Tous restent pétrifiés, et personne n'imagine pour quelle cause il a fait reculer son coursier. »

Milosch, le woiwode, étonné comme les autres, le contemple et rit tout haut. Il s'avance vers lui : « Dieu soit loué! Dieu le véridique! où se précipite si violemment Maxime ? » Le fils d'Iwan approche, et le malheur s'accomplit sur le woiwode, qui ne s'attendait à rien. Maxime, écumant de rage, jette contre Milosch sa lance de bataille. Elle va le frapper entre ses yeux noirs, juste au-dessous du panache ; ses yeux jaillissent de son front, et, mort, il tombe de l'alezan qui le portait. Maxime se précipite sur le cadavre.

Il brûle de fureur ; il a soif du sang de Milosch. Il lève son sabre, abat la tête du woiwode, la jette dans le sac à avoine de son coursier, arrache la vierge au conducteur de la noce, et vole vers la demeure de sa mère : il y va chercher la récompense d'un tel message.

Les parents du chef assassiné restent pétrifiés d'étonnement, et se regardent en pleurs.

Soudain le sang vient à bouillir dans les veines des héros ; ils commencent à se faire des dons. Ils se distribuaient non des présents d'amitié, mais des présents de mort, des blessures que vomissait la bouche des armes à feu. Quand l'aliment des fusils est consumé jusqu'à la dernière étincelle, un nuage épais couvre le champ de carnage ; au milieu de cette profonde obscurité causée par l'artillerie meurtrière, les guerriers tirent leurs glaives. Malheur aux mères ! combien de sœurs se revêtirent de leurs habits de deuil ! combien d'épouses chéries devinrent veuves et pleurèrent !

Le torrent de sang s'éleva jusqu'à la hauteur du genou. Un héros fend avec peine ces ondes noires : c'est Iwan Zernojewitsch. Une douleur éternelle a saisi son âme. Environné d'un sang qui s'élève en vagues écumantes, il adresse ainsi sa voix, suppliante au Seigneur : «  O Dieu ! donne-moi un vent du côté de la forêt de la montagne ; qu'il dissipe ce malheureux nuage qui offusque mes regards, et me fasse voir qui a succombé ou qui a conservé la vie. »

Le vent se lève, chasse le nuage, et Iwan ne sait de quel côté se tourner pour porter du secours à ses parents, à ses amis, dont il découvre la foule égorgée. Il retourne les corps sanglants, contemple les visages que la mort a pâlis, et cherche dans leurs rangs son fils Maxime. Au lieu de lui, il voit sans le reconnaître Jean son neveu, conducteur de la fiancée, celui qui, pour le dissuader des noces projetées, lui raconta son terrible rêve. Le vieil Iwan garde le silence, et passe près de lui ; mais le capétan l'aperçoit et lui parle. L'ironie cruelle, l'amère dérision de son discours, ajoutent au tragique de la situation.

- Dis donc, Zernojewitsch Iwan, mon oncle, d'où te vient tant d'orgueil ? Es-tu fier de ta belle-fille, ou des hôtes de la noce, ou des présents magnifiques des fiançailles ? Est-ce pour cela que tu ne dis pas un mot à ton malheureux neveu, et que tu ne daignes pas t'informer si ses blessures ne lui causent par hasard quelque douleur ?

Iwan l'écoute, verse des torrents de larmes, et le soulève un peu dans le sang. « Neveu, cher capetan Jean ! dis, tes blessures peuvent-elles se guérir ? Je veux te porter dans ma demeure désolée ; je veux appeler des régions situées au-delà de la mer, des médecins qui hâtent ta guérison. » Jean répondit d'une voix qu'on entendait à peine : « Oncle Iwan, laisse-moi mourir en paix ; ne vois-tu pas que des blessures comme les miennes ne peuvent se guérir ? »

Suit une peinture effrayante de ces blessures ; peinture qui ne peut se rendre dans une langue comme la nôtre, dont la délicatesse repousse la scrupuleuse traduction des paroles et des images homériques. Iwan s'informe près de son neveu s'il n'a pas vu succomber son fils Maxime ; le capétan lui apprend sa fuite et l'enlèvement de la fiancée ; il meurt en lui donnant ce dernier renseignement. Iwan muet de douleur, pose le cadavre, et prompt comme le vent, vole vers Shabljadk, sa forteresse.

Mais en s'approchant du séjour de ses pères, que voit-il ? près de la porte du fort une lance de bataille est fichée en terre. Un coursier y est attaché. A côté Maxime, assis, écrit sur une feuille blanche posée sur son genou. La malheureuse fille toute tremblante, est debout devant lui et le sert en silence. Il écrit au doge de Venise : « O mon beau-père, rassemble toutes tes forces, réunis les guerriers du pays latin ! dévaste le blanc Shabljack ! reprends ta fille chérie ! je ne l’ai jamais embrassée ni tenue dans mes bras. C'en est fait de mon empire, de ma principauté, de ma domination puissante. Je vais fuir à travers la vaste plaine. Je m'enfuirai vers Stamboul, où reste le sultan turc, et je me ferai turc moi-même. »

On apprit cette résolution dans tout le pays. Les Obrenowitsch, la tribu du woiwode assassiné, Milosch, en furent instruits ; et Jean, frère du mort, le sut également. Il réfléchit profondément, prend sa résolution, se jette sur son coursier, fait le signe de la croix, et prend congé de ses frères.

- Et moi aussi, dit-il à ceux de sa race, je vais à Stamboul. Je serai votre providence, je protégerai vos arrière-neveux, tous ceux qui naîtront et grandiront sur notre territoire. Cet autre (Maxime) est d'une race sanguinaire. Il va servir le sultan ; il sera son courtisan, pour obtenir une armée qui dévastera notre pays et le jettera dans les fers. Vous tous, écoutez, mes frères ; vous parents de ma tribu ! tant que vous saurez que je suis en vie, et que je respirerai dans la blanche cité de Stamboul, vous n'aurez aucun danger à craindre, mes enfants ! qu'il tremble de lever une armée ! S'il vous en veut, c'est moi qui lui en voudrai.

Les deux ennemis se rencontrèrent devant Constantinople. Tous deux se présentèrent à la fois devant le sultan ; tous deux à la fois le saluèrent. Ils embrassèrent la foi de Mahomet. Le sultan décora Jean du titre de Mahmud-beg ; et Maxime de celui de Skenderbeg. Ils servirent pendant neuf années, devinrent pachas et vizirs de la Sublime Porte : toujours rivaux et ennemis mortels. Le sultan donna à Jean le beau pays de Dukadjin ; il accorda à Maxime le triste et funeste territoire de Scutari.

Telle fut la haine, dans ces anciens temps, telle encore elle est aujourd'hui. La dette du sang n'est pas entièrement payée. Leur postérité ne se réconciliera pas ; et jusqu'à nos jours, on a vu leur sang couler dans cette guerre interminable.

L'analyse de cette grande et terrible composition terminera le tableau que nous nous étions proposé de donner de la poésie héroïque des Serbes. Nous comptons revenir cependant sur plusieurs particularités curieuses de cette poésie, et faire connaître au lecteur les actions dont est remplie la vie d'un personnage colossal, si nous osons parler ainsi de Marco Kraljewitsch, le principal héros de sa nation.



[1] Titre militaire.


> Chants du peuple serbe (I)

 
  
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