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LA GUZLA

ou

Choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l'Herzégovine

par

PROSPER MÉRIMÉE

 

Mérimée Guzla

La Guzla,
Editeur : F.-G. Levrault,1827


PREFACE
[1827]

 

Quand je m'occupais à former le recueil dont on va lire aujourd'hui la traduction, je m'imaginais être à peu près le seul Français (car je l'étais alors) qui pût trouver quelque intérêt dans ces poèmes sans art, production d'un peuple sauvage ; aussi les publier était bien loin de ma pensée.

Depuis, remarquant le goût qui se répand tous les jours pour les ouvrages étrangers, et surtout pour ceux qui, par leurs formes mêmes, s'éloignent des chefs d'œuvre que nous sommes habitués à admirer, je songeai à mon recueil de chansons illyriques. J'en fis quelques traductions pour mes amis, et c'est d'après leur avis que je me hasarde à faire un choix dans ma collection et à le soumettre au jugement du public.

Plus qu'un autre, peut-être, je pouvais faire cette traduction. J'ai habité fort jeune les provinces illyriques. Ma mère était une Morlaque* de Spalatro, et, pendant plusieurs années, j'ai parlé l'illyrique plus souvent que l'italien. Naturellement grand amateur de voyages, j'ai employé le temps que me laissaient quelques occupations, assez peu importantes, à bien connaître le pays que j'habitais ; aussi existe-t-il peu de villages, de montagnes, de vallons, depuis Trieste jusqu'à Raguse, que je n'aie visités. J'ai même fait d'assez longues excursions dans la Bosnie et l'Herzégovine, où la langue illyrique est conservée dans toute sa pureté, et j'y ai découvert quelques fragments assez curieux d'anciennes poésies.

Maintenant je dois parler du choix que j'ai fait de la langue française pour cette traduction. Je suis Italien ; mais, depuis certains évènements qui sont survenus dans mon pays, j'habite la France, que j'ai toujours aimée et dont, pendant quelque temps, j'ai été citoyen. Mes amis sont Français ; je me suis habitué à considérer la France comme ma patrie. Je n'ai pas la prétention ridicule à un étranger, d’écrire en français avec l'élégance d'un littérateur : cependant l'éducation que j'ai reçue et le long séjour que j'ai fait dans ce pays, m'ont mis à même d'écrire assez facilement, je crois, surtout une traduction dont le principal mérite, selon moi, est l'exactitude.

Je m'imagine que les provinces illyriques qui ont été longtemps sous le gouvernement français, sont assez bien connues pour qu'il soit inutile de faire précéder ce recueil d'une description géographique, politique, etc.

Je dirai seulement quelques mots des bardes slaves ou joueurs de guzla, comme on les appelle.

La plupart sont des vieillards fort pauvres, souvent en guenilles, qui courent les villes et les villages en chantant des romances et s'accompagnant avec une espèce de guitare, nommée guzla, qui n'a qu'une seule corde faite de crin. Les oisifs, et les Morlaques ont peu de goût pour le travail, les entourent, et quand la romance est finie, l'artiste attend son salaire de la générosité de ses auditeurs. Quelquefois, par une ruse adroite, il s'interrompt dans le moment le plus intéressant de son histoire, pour faire un appel à la générosité du public ; souvent même il fixe la somme pour laquelle il consentira à raconter le dénouement.

Ces gens ne sont pas les seuls qui chantent des ballades ; presque tous les Morlaques, jeunes ou vieux, s'en mêlent aussi : quelques-uns, en petit nombre, composent des vers (voyez la notice sur Maglanovich), qu'ils improvisent souvent. Leur manière de chanter est nasillarde, et les airs des ballades sont très-peu variés; l'accompagnement de la guzla ne les relève pas beaucoup, et l'habitude de l'entendre peut seule rendre cette musique tolérable. A la fin de chaque vers, le chanteur pousse un grand cri ou plutôt un hurlement, semblable à celui d'un loup blessé. On entend ces cris de fort loin dans les montagnes, et il faut y être accoutumé pour penser qu'ils sortent d'une bouche humaine.

* Les Morlaques sont les habitants de la Dalmatie qui parlent le slave ou l'illyrique.

[P. VII-XII]

Notice sur Hyacinthe Maglanovich

Hyacinthe Maglanovich est le seul joueur de guzla que j'aie vu, qui fût aussi poète ; car la plupart ne font que répéter d'anciennes chansons, ou tout au plus ne composent que des pastiches, en prenant vingt vers d'une ballade, autant d'une autre, et liant le tout au moyen de mauvais vers de leur façon.

Notre poète est né à Zuonigrad, comme il le dit lui-même dans sa ballade intitulée l’Aubépine de Veliko. Il était fils d'un cordonnier, et ses parents ne semblent pas s'être donné beaucoup de mal pour son éducation, car il ne sait ni lire ni écrire. A l'âge de huit ans il fut enlevé par des Tchingénehs ou Bohémiens. Ces gens le menèrent en Bosnie, où ils lui apprirent leurs tours et le convertirent sans peine à l'islamisme, qu'ils professent pour la plupart.[1] Un ayan ou maire de Livno le tira de leurs mains et le prit à son service, où il passa quelques années.

Il avait quinze ans, quand un moine catholique réussit à le convertir au christianisme, au risque de se faire empaler s'il était découvert ; car les Turcs n'encouragent point les travaux des missionnaires. Le jeune Hyacinthe n'eut pas de peine à se décider à quitter un maître assez dur, comme sont la plupart des Bosniaques ; mais, en se sauvant de sa maison, il voulut tirer vengeance de ses mauvais traitements. Profitant d'une nuit orageuse, il sortit de Livno, emportant une pelisse et le sabre de son maître, avec quelques sequins qu'il put dérober. Le moine qui l'avait rebaptisé l'accompagna dans sa fuite, que peut-être il avait conseillée.

De Livno à Scign en Dalmatie il n'y a qu'une douzaine de lieues. Les fugitifs s'y trouvèrent bientôt sous la protection du gouvernement vénitien et à l'abri des poursuites de l'ayan. Ce fut dans cette ville que Maglanovich fit sa première chanson : il célébra sa fuite dans une ballade gui trouva quelques admirateurs et qui commença sa réputation.[2]

Mais il était sans ressources d'ailleurs pour subsister, et la nature lui avait donné peu de goût pour le travail. Grâce à l'hospitalité morlaque, il vécut quelque temps de la charité des habitants des campagnes, payant son écot en chantant sur la guzla quelque vieille romance qu'il savait par cœur. Bientôt il en composa lui-même pour des mariages et des enterrements, et sut si bien se rendre nécessaire, qu'il n'y avait pas de bonne fête si Maglanovich et sa guzla n'en étaient pas.

Il vivait ainsi dans les environs de Scign, se souciant fort peu de ses parents, dont il ignore encore le destin, car il n'a jamais été à Zuonigrad depuis son enlèvement.

A vingt-cinq ans c'était un beau jeune homme, fort, adroit, bon chasseur et de plus poète et musicien célèbre ; il était bien vu de tout le monde, et surtout des jeunes filles. Celle qu'il préférait se nommait Marie et était fille d'un riche Morlaque, nommé Zlarinovich. Il gagna facilement son affection et, suivant la coutume, il l'enleva. Il avait pour rival une espèce de seigneur du pays, nommé Uglian, lequel eut connaissance de l'enlèvement projeté. Dans les mœurs illyriennes l'amant dédaigné se console facilement et n'en fait pas plus mauvaise mine à son rival heureux ; mais cet Uglian s'avisa d'être jaloux et voulut mettre obstacle au bonheur de Maglanovich. La nuit de l'enlèvement, il parut accompagné de deux denses domestiques, au moment où Marie était déjà montée sur un cheval et prête à suivre son amant. Uglian leur cria de s'arrêter d'une voix menaçante. Les deux rivaux étaient armés suivant l'usage. Maglanovich tira le premier et tua le seigneur Uglian. S'il avait eu une famille, elle aurait épousé sa querelle, et il n'aurait pas quitté le pays pour si peu de chose ; mais il était sans parents pour l'aider, et il restait seul exposé à la vengeance de toute la famille du mort. Il prit son parti promptement et s'enfuit avec sa femme dans les montagnes, où il s'associa avec des Heyduques.[3]

Il vécut longtemps avec eux, et même il fut blessé au visage dans une escarmouche avec les Pandours[4]. Enfin, ayant gagné quelque argent d'une manière assez peu honnête, je crois, il quitta les montagnes, acheta des bestiaux et vint s'établir dans le Kotar avec sa femme et quelques enfants. Sa maison est près de Smocovich, sur le bord d'une petite rivière ou d'un torrent qui se jette dans le lac de Vrana. Sa femme et ses enfants s'occupent de leurs vaches et de leur petite ferme ; mais lui est toujours en voyage ; souvent il va voir ses anciens amis les Heyduques , sans toutefois prendre part à leur dangereux métier.

Merimée Maglanovich

Je l'ai vu à Zara pour la première fois en 1816. Je parlais alors très facilement l'illyrique, et je désirais beaucoup entendre un poète en réputation. Mon ami, l'estimable voïvode Nicolas ***, avait rencontré à Biograd, où il demeure, Hyacinthe Maglanovich, qu'il connaissait déjà, et sachant qu'il allait à Zara, il lui donna une lettre pour moi. II me disait que, si je voulais tirer quelque chose du joueur de guzla, il fallait le faire boire ; car il ne se sentait inspiré que lorsqu'il était à peu près ivre. Hyacinthe avait alors près de soixante ans. C'est un grand homme, vert et robuste pour son âge, les épaules larges et le cou remarquablement gros ; sa figure est prodigieusement basanée ; ses yeux sont petits et un peu relevés du coin ; son nez aquilin, assez enflammé par l'usage des liqueurs fortes, sa longue moustache blanche et ses gros sourcils noirs forment un ensemble que l'on oublie difficilement quand on l'a vu une fois. Ajoutez à cela une longue cicatrice qu'il porte sur le sourcil et sur une partie de la joue. Il est très-extraordinaire qu'il n'ait pas perdu l'œil en recevant cette blessure. Sa tête était rasée, suivant l'usage presque général, et il portait un bonnet d'agneau noir : ses vêtements étaient assez vieux, mais encore très-propres.

En entrant dans ma chambre, il me donna la lettre du voïvode et s'assit sans cérémonie. Quand j'eus fini de lire : vous parlez donc l'illyrique, me dit-il d'un air de doute assez méprisant. Je lui répondis sur-le-champ dans cette langue que je l'entendais assez bien pour pouvoir apprécier ses chansons, qui m'avaient été extrêmement vantées. Bien, bien, dit-il ; mais j'ai faim et soif : je chanterai quand je serai rassasié. Nous dînâmes ensemble. Il me semblait qu'il avait jeûné quatre jours au moins, tant il mangeait avec avidité. Suivant l'avis du voïvode, j'eus soin de le faire boire, et mes amis, qui étaient venus nous tenir compagnie sur le bruit de son arrivée, remplissaient son verre à chaque instant. Nous espérions que quand cette faim et cette soif si extraordinaires seraient apaisées, notre homme voudrait bien nous faire entendre quelques-uns de ses chants. Mais notre attente fut bien trompée. Tout d'un coup il se leva de table et se laissant tomber sur un tapis près du feu (nous étions en Décembre), il s'endormit en moins de cinq minutes, sans qu'il y eût moyen de le réveiller.

Je fus plus heureux une autre fois : j'eus soin de le faire boire seulement assez pour l'animer, et alors il nous chanta plusieurs des ballades que l'on trouvera dans ce recueil.

Sa voix a dû être fort belle ; mais alors elle était un peu cassée. Quand il chantait sur sa guzla, ses yeux s'animaient et sa figure prenait une expression de beauté sauvage, qu'un peintre aimerait à exprimer sur la toile.

Il me quitta d'une façon étrange : il demeurait depuis cinq jours chez moi, quand un matin il sortit, et je l'attendis inutilement jusqu'au soir. J'appris qu'il avait quitté Zara pour retourner chez lui ; mais en même temps je m'aperçus qu'il me manquait une paire de pistolets anglais qui, avant son départ précipité, étaient pendus dans ma chambre. Je dois dire à sa louange qu'il aurait pu emporter également ma bourse et une montre d'or qui valaient dix fois plus que les pistolets qu'il m'avait pris.

En 1817, je passai deux jours dans sa maison, où il me reçut avec toutes les marques de la joie la plus vive. Sa femme et tous ses enfants et petits-enfants me sautèrent au cou, et quand je le quittai, son fils aîné me servit de guide dans les montagnes pendant plusieurs jours, sans qu'il me fût possible de lui faire accepter quelque récompense.

 


[1]Tous ces détails m'ont été donnés en 1817 par Maglanovich lui-même.

[2]J'ai fait de vains efforts pour me la procurer. Maglanovich lui-même l'avait oubliée, ou peut-être eut-il honte de me réciter son premier essai dans la poésie.

[3]Espèce de bandits.

[4]Soldats de la police, voy. les notes suiv.

[P. 1-12]

*

La Guzla - Prosper Mérimée
(texte intégral)

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